L'opéra, une espèce menacée ?
Subventions publiques en baisse, public taxé de conservatisme, démocratisation en débat… Que reste-t-il aujourd’hui à l’opéra ? Émile est allé à la rencontre de Jean-Philippe Thiellay (Opéra de Paris) et d’Olivier Lombardie (Opéra de Bordeaux), qui se sont confiés sans langue de bois sur ce qui les anime : les aspirations pour leur maison, les batailles menées pour convaincre un nouvel auditoire, les difficultés de gestion qu’ils rencontrent… mais également leurs musiciens favoris.
Par Laurence Bekk-Day
Photos : Aglaé Bory
Jean-Philippe Thiellay, vous chapeautez deux théâtres parisiens : le Palais Garnier et l’Opéra Bastille. Ce sont de grosses machines ?
Jean-Philippe Thiellay : C’est le moins que l’on puisse dire ! Nous sommes le plus gros producteur d’opéras et de ballets au monde. Nous proposons 900 000 billets cette année, et là-dessus, il n’y a qu’un gros quart vendu aux abonnés ; il faut donc trouver les spectateurs ! L’État a réduit sa subvention et nous devons aller à la recherche de mécènes qui vont soutenir des projets ; c’est un exercice particulier. Il y a 15 ans, le directeur de l’Opéra de Paris pouvait attendre la subvention qui représentait 70 % de ses recettes ; aujourd’hui, le chiffre est tombé à 45 %… C’est un choc économique, réellement ! Surtout que les dépenses continuent à augmenter. La loi de Baumol [loi de la fatalité des coûts croissants, NDLR] le dit : produire une Flûte enchantée, cela coûte beaucoup plus cher aujourd’hui qu’à l’époque de Mozart !
Quant à vous, Olivier Lombardie, vous avez en charge l’Opéra de Bordeaux, qui a également une longue histoire…
Olivier Lombardie : L’Opéra de Bordeaux n’a pas cessé de jouer depuis 200 ans ! Il a ouvert en 1780, juste avant la Révolution. Notre budget est sept fois moins élevé que celui de l’Opéra de Paris, mais nous accueillons tout de même plus de 200 000 spectateurs. Nous avons, nous aussi, deux salles : le Grand-Théâtre, bâtiment du XVIIIᵉ siècle qui a inspiré Charles Garnier, et l’Auditorium, salle moderne ouverte depuis six ans. Comme Paris, nous avons trois forces artistiques permanentes : un orchestre national de 100 musiciens, un chœur de 38 choristes et un ballet classique de 35 danseurs. Nous avons également subi un choc économique avec une baisse des subventions dont nous restons plus dépendants que l’Opéra de Paris, puisqu’elles représentent 70 % de nos ressources.
On fait souvent le procès d’une culture qui serait l’apanage de Paris, au détriment du reste du pays. Ce schisme existe-t-il encore ?
O. L. : La politique culturelle française a prouvé son maillage du territoire. Depuis Malraux, il y a une très forte offre culturelle hors Paris. Notez que l’Île-de-France offre un bassin de plus de 10 millions d’habitants : c’est normal que l’offre culturelle soit plus forte. Mais regardez dans le Sud-Ouest, par exemple : il y a l’opéra de Bordeaux, puis 200 km plus loin, l’opéra de Toulouse, qui offre pas mal de propositions, et Montpellier juste au-delà ! Il reste que le montant versé par l’État aux deux opéras parisiens est largement supérieur aux subventions qu’il verse à l’ensemble des opéras en région.
J.-P. T. : Il faut se méfier des comparaisons un peu rapides. Nous ne sommes pas l’Allemagne, qui est un État fédéral ; les collectivités locales ont moins de moyens que les länder en Allemagne, où il y a des opéras partout ! En France, l’État a réduit la voilure et il faut saluer l’engagement de nos collectivités, comme à Bordeaux, Lyon, Strasbourg ou Marseille. Le mécénat, qui pèse maintenant près de 10 % à l’Opéra de Paris, a heureusement permis d’atteindre un équilibre qui reste précaire.
Est-ce que cela signifie que le modèle de la culture en France tel qu’on le connaît, c’est-à-dire fortement soutenu par l’État, est en train de disparaître ?
J.-P. T. : Un mécénat qui représente près de 20 millions d’euros, cela veut dire que s’il y a une crise économique, ou si l’un de nos mécènes principaux décide que l’opéra ne lui plaît plus, on risque un grand déséquilibre. Cela a aussi un impact sur le choix des dirigeants ; il faut qu’ils soient capables d’aller chercher des mécénats et d’entretenir ce lien-là, ce qui n’était pas du tout le cas il n’y a pas si longtemps.
O. L. : N’oublions pas que lorsqu’on parle des opéras en région, leur principal financier n’est pas l’État, ce sont les villes ! Les opéras sont souvent un monument principal culturel de la ville, que ce soit à Lyon, à Montpellier, ou Toulouse. Alors c’est vrai, il faut trouver des ressources ailleurs, et ne pas être totalement dans l’attente d’une subvention publique.
Est-ce qu’on arrive à lutter contre la machine américaine, qui a une vision très productiviste de l’art, et où le prix des billets n’est pas le même qu’en France ?
J.-P. T. : On est en concurrence sur les artistes ; il y a une quinzaine d’artistes mondiaux, metteurs en scène, chefs et chanteurs que les théâtres se disputent, et comme il n’y a que 365 jours dans l’année et qu’ils ne peuvent pas chanter tous les soirs, c’est une ressource rare. Ce qui fait la différence, c’est la qualité du projet artistique. Un chanteur ne vient pas chez vous parce qu’il gagne plus, mais parce que le projet artistique l’intéresse. Il faut rester vigilant quant au prix des billets. Même si l’opéra n’est pas plus cher que certains autres spectacles, comme des concerts de rock ou des matchs de foot. Prenez un match de football de Ligue 1 au Parc des Princes en première catégorie : c’est plusieurs centaines d’euros !
Cela vous irrite qu’un match de foot soit perçu comme une activité populaire, a contrario d’une soirée à l’Opéra ?
J.-P. T. : Mais oui, cela m’agace quand des gens disent : « L’opéra, c’est cher, je n’y vais pas. » Bien sûr, je voudrais que ce soit moins cher pour qu’encore plus de gens viennent ; on constate qu’il y a un effet d’élasticité très fort. Si on baisse les prix, les salles se remplissent plus. À l’Opéra de Paris, le prix moyen est de 91 euros : il a baissé de 10 % en deux ans. Et il y a 40 % des billets à moins de 70 euros. C’est une somme, sans doute, mais il y a aussi des avant-premières jeunes à 10 euros !
Il y a toute une série de stéréotypes contre l’opéra que les gens n’ont pas sur le cinéma, par exemple. Cela presse les maisons d’opéra à dire : « Venez comme vous êtes vestimentairement ; si vous ne connaissez pas, ce n’est pas grave ; si vous ne parlez pas allemand, ni italien, ni russe, ce n’est pas grave ; le seul critère, c’est que vous y preniez du plaisir ! » J’accueille les spectacles « Ma première fois à l’opéra », et on essaye de démonter les codes, d’expliquer ce qu’il se passe. C’est un peu comme le vin : il y a plein de gens qui disent qu’ils n’y connaissent rien, et il suffit d’une petite dégustation, d’un petit cours d’œnologie pour décomplexer la relation.
Certains théâtres jouent à guichets fermés, les musées ont réussi à attirer de nouveaux publics… Pourquoi l’opéra a-t-il encore du mal à attirer des curieux qui ne seraient pas nécessairement des habitués des lieux ?
J.-P. T. : Le problème de l’opéra – et un peu du ballet –, c’est que vous êtes dans le summum de la convention. Quand vous regardez une œuvre d’art, vous aimez ou pas, vous passez à la suivante, vous pouvez partir, vous êtes maître de votre temps ; mais quand vous vous asseyez dans une salle d’opéra, c’est une expérience différente. Il y a des livrets et des conventions qui ont vieilli ; c’est aussi pour cela que les metteurs en scène ont une vraie responsabilité de modernisation, pas par volonté de provocation, mais pour essayer d’adapter ce qu’ils montrent sur scène aux préoccupations du monde d’aujourd’hui. Au contraire de la musique, le théâtre se livre plus facilement. S’asseoir pour écouter des symphonies qui peuvent durer plusieurs dizaines de minutes où il ne se passe rien, où on vous interdit d’applaudir si ça vous plaît, ce n’est pas facile.
O. L. : Je pense exactement la même chose. La culture, c’est un effort ; ce n’est pas que du divertissement. C’est là qu’on voit la différence entre l’entertainment à l’américaine et la culture à l’européenne. Mais il faut donner envie aux gens, c’est ce sur quoi on doit travailler : décomplexer, ouvrir, montrer qu’on peut y prendre du plaisir.
J.-P. T. : Et l’opéra, c’est formidable ! C’est aussi riche que le cinéma… Il y a des blockbusters : L’Élixir d’amour de Donizetti, ou La Traviata, qui se livrent assez immédiatement. Et puis il y a l’opéra du XXᵉ. Quand on va voir Moïse et Aaron de Schönberg, on n’y va pas pour se divertir, mais pour vivre une expérience, qui doit aussi faire réfléchir. Ce n’est pas forcément divertissant quand on réfléchit sur la mort, la foi, la religion, la liberté…
Est-ce qu’on peut s’autoriser à tout monter ?
J.-P. T. : C’est une question d’équilibre. Ce qui commande, c’est l’artistique, mais il doit rentrer dans un cadre. Si vous faites Bérénice au Palais Garnier, une création de Michael Jarrell qui met en musique les alexandrins de Racine, vous budgétez un taux de remplissage à 80 %. Puis vous mettez La Traviata de Verdi, vous prévoyez 95%. Et après, vous pouvez mettre un Wozzeck de Berg, où vous prévoyez un petit 60 %. C’est une question de dosage, avec ce qu’il faut de prise de risques.
O. L. : On est toujours dans cet équilibre des dosages. On ne peut pas avoir en face de nous un monomaniaque, qui n’aimerait qu’un compositeur !
Au sujet des compositeurs, en avez-vous un préféré ?
J.-P. T. : Rossini, sans aucun doute. J’ai même écrit une biographie sur lui ! C’était le pape de l’opéra dans les années 1830 à Paris, où il faisait la pluie et le beau temps. Je l’aime parce qu’il a tout fait : des opera seria, des petites pièces, des opéras bouffes, de la musique sacrée… Il a fait des opéras où les femmes sont devant alors qu’on est au début du XIXᵉ siècle ! C’est un sacré bonhomme. Il a pris sa retraite à 38 ans, après avoir composé Guillaume Tell, et ouvert la porte du grand opéra à Verdi et à Meyerbeer, deux autres de mes favoris…
O. L. : Je ne vais pas être très original, mais je suis obligé de vous répondre Mozart. C’est quand même par lui que j’ai découvert l’opéra, par La Flûte enchantée et une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle. Je n’avais pas de culture de musique classique quand j’étais jeune, donc Mozart était ma porte d’entrée. C’est là où j’ai compris que l’opéra était un plaisir pour tous ; j’aime apprendre, me cultiver, c’est d’ailleurs pour ça que je travaille dans ce domaine. Prenez Pelléas et Mélisande de Debussy. C’était un opéra qui m’était inaccessible jusqu’à il y a encore deux ans ! Mais Marc Minkowski, mon directeur général qui adore Debussy, m’a dit : « Mais non, tu vas voir, on va le monter, et je vais te faire aimer Debussy. » Et je dois dire que j’ai vraiment apprécié, alors que c’est une musique difficile !
Êtes-vous l’un comme l’autre gros consommateur de spectacles ?
O. L. : Gros consommateur, c’est le mot ! Et je pense que c’est nécessaire. À l’époque, quand je suis parti de l’Opéra-Comique pour rejoindre l’Ina, l’une des raisons principales était qu’aller voir quatre spectacles par semaine, c’est compliqué si vous voulez avoir une vie de famille en parallèle. Mais c’est une vraie drogue ! Quand j’y suis revenu, une fois que les enfants avaient grandi, j’ai retrouvé une vraie adrénaline, une vraie tension : le spectacle vivant !
J.-P. T. : J’en vois entre deux et quatre par semaine. Mais j’ai réussi à garder ma femme et mes enfants… [Rires]
En parlant de tension, comment gérer la problématique des comportements déplacés dans ce milieu où le travail est rude, où la ligne entre exigence et abus est parfois ténue ? Le mouvement #MeToo a révélé que le domaine lyrique était touché. James Levine a été renvoyé du Met à New York, Daniele Gatti de l’Orchestre royal du Concertgebouw à Amsterdam, Charles Dutoit de l’Orchestre symphonique de Boston… Cela vous interroge-t-il ?
O. L. : Évidemment, cela nous interroge ! Cela interroge nos pratiques, parce qu’on est quand même dans un art, dans une discipline où la séduction, le corps, l’excellence, la recherche de la performance font que c’est particulièrement compliqué de chercher à se dépasser. Il faut insister sur le fait qu’il y a des choses qui ne sont pas acceptables ! On est dans un secteur où c’est intolérable et ce le sera toujours.
J.-P. T. : En ce qui nous concerne, le mot d’ordre, c’est « tolérance zéro » pour tout ce qui s’approche de près ou de loin du harcèlement, de quelque nature que ce soit.
L’un comme l’autre, auriez-vous aimé être artiste ?
J.-P. T. : J’ai fait beaucoup de musique, j’ai beaucoup chanté… Mais chacun sa place : mon boulot ici n’est pas un boulot d’artiste.
O. L. : Moi, je chante comme une casserole depuis tout petit… Mais c’est vrai que, comme tout un chacun, les artistes me faisaient rêver. Quand j’étais jeune, j’étais plutôt attiré par la mise en scène… Donc admiration des artistes, oui, regretter de ne pas l’être, pas du tout ! Je crois même qu’il faut pouvoir l’affirmer pour faire nos métiers.
J.-P. T. : Derrière l’admiration, il y a la conscience que c’est incroyablement difficile d’être un artiste. Ils ne sont pas tout à fait comme nous ; pour un chanteur ou un danseur, être face à 2 700 paires d’yeux quand ils sont à Bastille, c’est dur ! ●
POURQUOI LES GENS VONT À L’OPÉRA
49 ans, c’est l’âge moyen d’un spectateur lyrique. Au-delà de cette statistique, difficile de savoir ce qui pousse les gens à assister à un spectacle à l’opéra, tant son public est polymorphe. Se côtoient des curieux profitant d’une occasion ou d’une recommandation, des néophytes s’y retrouvant, presque par hasard, par l’entremise d’un bon comité d’entreprise, et de vrais passionnés venant chercher la note qui les fait frissonner ou l’entrechat qui les fait vibrer. Claudio E. Benzecry, docteur en sociologie de l’université de New York, est parti d’une analyse de terrain conduite au théâtre Colón de Buenos Aires. S’inspirant des méthodes de Bourdieu dans La Distinction, il dresse une réflexion d’ethnologue très documentée sur le public de l’opéra dans son ouvrage Le Fanatique de l’opéra, ethnographie d’une obsession. Fruit d’un travail long de trois ans, il permet de découvrir sous un angle nouveau les coulisses d’un univers méconnu.
The Opera Fanatic. Ethnography of an Obsession, presses de l’université de Chicago, 256 pages, 29 €.