Europe : je t’aime, moi non plus
À l’approche des élections européennes, Hocine Rahli, diplômé de Sciences Po et agrégé de philosophie, nous livre une réflexion sur l’Union européenne et son avenir, convoquant Jürgen Habermas et Régis Debray.
« Unis dans la diversité », telle est la devise de l’Union européenne. Un bel idéal, à n’en pas douter ! Mais en sommes-nous seulement dignes ? Serons-nous à la hauteur de l’histoire, lors des toutes prochaines élections ? « L’Europe, stop ou encore ? », disent certains ; « Progressisme contre populisme », disent d’autres. Comment comprendre l’ambivalence des sentiments suscités par notre Union, qui ne laisse décidément personne indifférent ? Deux options s’offrent à vous – selon que vous soyez optimiste ou pessimiste sur l’avenir de l’Europe. Selon que la raison ou les passions l’emportent sur notre destin.
Ou bien l’on pense le citoyen européen avant tout par sa capacité de réflexion, par son goût du dialogue. Les Grecs, pères de nos démocraties, n’avaient précisément qu’un mot pour dire à la fois discours et raison : le logos. Pour que nous, Européens, donnions le meilleur de nous-mêmes, pour que nous prenions de grandes décisions à l’échelle du continent, en vue de l’intérêt de tous, au-delà des particularismes nationaux, il suffirait d’une chose : que nous usions de notre raison. Cet art du jugement, singulièrement humain, s’éprouve dans et grâce au discours ; dans et grâce à la délibération ; et développe des affects nécessaires au ciment démocratique : la solidarité, la fraternité. Cet art, Jürgen Habermas l’appelle « agir communicationnel ». « Nous, qui sommes des êtres faillibles, n'avons en effet d'autre voie possible, pour nous assurer de ce qui est vrai, que celle d'une discussion à la fois rationnelle et ouverte sur l'avenir. » C’est à ce prix que l’on peut donner corps à un « patriotisme constitutionnel », nous dit le philosophe allemand, lequel se départira tout à fait des identités nationales. Habermas – qui dialogua avec Emmanuel Macron en 2017 – s’oppose fermement à une Europe qui assumerait telles ou telles racines : « notre tâche est moins de nous réassurer de nos origines communes dans l’Europe médiévale que de développer une nouvelle conscience politique européenne qui correspondrait au rôle que l’Europe jouera au XXIe siècle ».
Ou bien, l’on accepte de s’inspirer du passé, et l’on pense que ce qui fait l’histoire, ce n’est pas la raison, mais « la foule sentimentale, à laquelle les philosophes tournent le dos », comme le déplore Régis Debray. À ses yeux l'Union Européenne, « ectoplasme sans vertèbres ni principe suprasensible », est mort-née – Paul Valéry écrivant dès 1945 : « L’Europe est finie ». L’envie d’Europe pallie cahin-caha l’effondrement des grandes idéologies qui galvanisèrent le XXe siècle, mais ne fait battre aucun cœur, si ce n’est ceux des technocrates de Bruxelles. L'affaire du politique, a fortiori au niveau européen, c'est de faire d'un tas un tout, d’individus une société ; c'est d'« empêcher un espace de solidarité de voler en éclats ». Seul le sacré peut remplir cette fonction : or, l’Europe est tout sauf sacrée, selon Debray. Il donne pour preuve cet exemple savoureux : « L'euro est un billet de Monopoly, sans date, sans lieu ni devise, illustration fantomatique d'un no man's land incorporel. Le dollar incarne une mémoire et un territoire, avec une géographie, une généalogie (les Pères fondateurs) et une métaphysique (in God We trust). »
Que vous misiez plutôt sur la raison ou plutôt sur les passions pour raviver les âmes européennes, force est d’admettre que le Vieux continent va mal. « Qui est vraiment prêt à tirer les leçons de la crise bancaire ? (...) Qui est prêt à se battre pour cela ? » s’écrie Habermas ; tandis que Debray constate que l’Europe, « délestée de son aura, celle des fins dernières, (…) réduite à ses astreintes budgétaires, ne fait plus soupirer mais grincer. Les chiffres ont pris les commandes, le Livre des comptes devient le Livre Saint, et l’expert-comptable, un haut dignitaire. » Oui, notre Europe est en train de sortir de l’histoire, évincée par les deux grandes civilisations qu’incarnent les Etats-Unis et la Chine. Gageons que les élections clarifient le débat, non seulement politique, mais aussi, et peut-être avant tout, philosophique ! Un débat éminemment européen, et décisif pour demain.