Escape games : les entreprises se prêtent au jeu
Pour renforcer la cohésion de leurs équipes comme pour embaucher la perle rare, de plus en plus d’entreprises se laissent séduire par cette tendance ludique. Émile a enquêté pour en savoir plus sur ce phénomène.
Par Claire Bauchart
« On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation. » Cette citation attribuée à Platon paraît d’une étonnante modernité alors qu’une nouvelle tendance semble infuser l’univers du business : celle des escape games. Initialement au programme de soirées entre amis, ces jeux de groupe, arrivés en Europe au début des années 2010, consistent à s’évader d’un lieu insolite (temple inca, coffre de banque, bureau de détective privé…) en un temps limité, en résolvant une série d’énigmes avec ses partenaires de jeu.
Le jeu, détecteur de compétences
Caroline Vène (promo 86) fait partie de ceux qui croient aux bienfaits du mariage entre jeu et entreprise. En 2011, cette ancienne d’HSBC a fondé le cabinet de formation iWips, proposant notamment un escape game à ses clients. Baptisé Leadership Valley Experience, il est construit autour d’une méthodologie de diagnostic structurée, servant de base à une formation. « Je me suis entourée d’experts pour créer un jeu où les participants se retrouvent plongés en 2090, enfermés dans une navette spatiale. Cela permet d’étudier leur relation à la technologie, leur réaction face à un environnement volatil, incertain. » Et elle n’est pas la seule à développer une telle offre. De BNP Paribas à Groupama, le jeu séduit de plus en plus d’entreprises, avides de mieux connaître leurs équipes et de les fédérer. Parfois même, le recours à un escape game surgit dès l’envoi d’un CV.
Ainsi, PricewaterhouseCoopers a intégré, en novembre 2017, un escape game au processus d’embauche de ses auditeurs juniors. Les quelque 1 000 candidats à avoir depuis frappé à la porte du cabinet de conseil ont dû endosser les costumes d’agents d’Interpol pour résoudre une énigme. « Cela nous permet de vérifier ce que l’on observe au cours de l’entretien classique », commente Sibylle Dupont, responsable en ressources humaines chez PwC. « Si un postulant affirme être un bon leader, cela doit logiquement ressortir lors de l’escape game, où il doit interagir avec d’autres personnes. » Et de préciser que, plus que jamais, son organisation accorde de l’importance aux soft skills, renvoyant aux qualités relationnelles d’un individu : « Le diplôme a toujours été crucial. Mais aujourd’hui, les connaissances techniques sont mouvantes. En revanche, les capacités à travailler en équipe, à prendre des décisions, sont nécessaires sur nos postes, même à un niveau junior. » Même analyse du côté de Natixis, qui a également succombé aux attraits de l’escape game : « Cela nous permet d’évaluer rapidement le savoir-être des candidats. Libérés, en partie, de l’état de stress des recrutements classiques, ils expriment leur plein potentiel », explique Céline Carolo, directrice RH pour Natixis Assurances.
De l’escape game à l’embauche
C’est bien là l’un des arguments des concepteurs d’escape games. « Avec ces jeux, on a des outils alliant les personnalités des candidats aux besoins des organisations », se félicite Matthis Pierotti, à la tête d’Origamix. Il a créé cette start-up spécialisée en jeux de recrutement il y a quatre ans, tout juste sorti des études. « Beaucoup d’embauches échouent au cours de la première année, ce qui coûte très cher aux structures, entre la formation, le temps perdu… », précise-t-il. De fait, d’après une enquête du ministère du Travail datant de 2015, le risque de rupture d’un CDI s’élève à 26,1 % au cours des 12 premiers mois, le motif le plus récurrent étant la démission.
L’escape game serait-il alors la clé pour cerner les meilleurs profils ? Florence Osty, directrice de l’Executive Master Sociologie de l’entreprise et stratégie de changement de Sciences Po, tempère : « La personnalité se révèle selon un contexte. Ce n’est pas parce que l’on est capable de coopérer dans un jeu qu’on le sera au bureau où, souvent, tout est mis en œuvre pour instaurer une compétition. »
À l’heure du collaboratif
Caroline Vène, de son côté, reconnaît que « les escape games sont une vraie ressource, à condition de ne pas vouloir leur faire dire plus qu’ils le peuvent ». Elle souligne néanmoins que « le jeu permet souvent de dévoiler en quelques minutes des situations interpersonnelles spécifiques ». Un constat que partage et développe Matthis Pierotti : « Pour l’un de nos clients de l’industrie du transport, nous avons travaillé sur les questions de mixité à travers un jeu prenant le contre-pied des clichés de genre. Au départ, nous avons observé des réticences chez certains participants. Mais il a été frappant de constater que très vite, les femmes se sont approprié des tâches considérées comme masculines et les hommes d’autres, vues comme féminines. En utilisant des moyens détournés, on peut donc sensibiliser à certains enjeux. »
Si ces approches peuvent paraître décalées à certains, elles ne sont en rien artificielles, selon Caroline Vène. « Les séminaires et formations descendantes ne sont plus en phase avec les besoins d’aujourd’hui. Il faut accepter de faire autrement pour renforcer les équipes. » Matthis Pierotti ne dit pas autre chose : « L’idée d’Origamix est partie du constat simple que les techniques actuelles n’étaient pas toujours agréables, en plus d’être inadaptées aux enjeux business des organisations. » Cette mode des escape games appliqués au monde professionnel s’inscrit « dans la lignée de la problématique, loin d’être nouvelle, de la mobilisation des individus et du collectif », analyse Florence Osty. « Le contrat de travail n’étant pas suffisant pour garantir l’engagement des salariés, on a vu se développer, depuis plusieurs décennies, tout un tas d’opérations de team building, du saut à l’élastique en passant par les séjours dans le désert. »
Fidéliser les salariés
Car travailler sur l’engagement des équipes se révèle de plus en plus important, à l’heure où les meilleurs profils glissent d’une entreprise à l’autre : d’après une étude du NewGen Talent Centre, cabinet d’expertise de l’EDHEC sur les aspirations professionnelles, les membres de la génération Y occupent, en moyenne, leur premier poste pendant 22,5 mois seulement. Près de la moitié des moins de 30 ans l’ont par ailleurs déjà quitté. « Recourir aux escape games répond à notre ambition de rendre notre marque employeur plus attractive aux yeux des jeunes diplômés », confirme Sibylle Dupont, de PwC. « Nous souhaitons nous rapprocher de la vraie image de notre métier. Nous sommes loin de l’auditeur à lunettes, armé de son crayon. D’autant que nous avons besoin de profils ayant des qualités d’intelligence collective, pour développer la relation clients et accéder un jour à des postes de management. »
Mais booster son attractivité pour attirer les meilleurs et rester dans la course a un prix : « Chez nous, la conception intégrale d’un escape game oscille entre 10 000 et 20 000 euros. Les tarifs dépendent de la demande : niveau d’analyse, décoration, etc. », précise Matthis Pierotti. Simple mode ou mouvement de fond, la « gamification » et son rôle naissant en entreprise semblent, pour l’heure, sourire à ce jeune entrepreneur : un peu plus de trois ans et demi après sa création, son entreprise s’apprête à accueillir un quatrième salarié. ●