Patrick Chamoiseau : "Je suis un homme de confinement, j’habite mon imaginaire"
Titulaire de la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po de janvier à septembre 2020, Patrick Chamoiseau a accepté de répondre aux questions d’Émile. Nous l’avons interrogé sur son oeuvre, sur le mouvement de la créolité, son rapport à l’identité, à l’histoire et à la mémoire, mais aussi sur son confinement parisien et son expérience avec les étudiants de Sciences Po. Il nous a laissé entrevoir un imaginaire artistique empreint de poésie.
Propos recueillis par Albane Demaret et Maïna Marjany
Pouvez-vous nous parler de votre conception de la littérature. L’écrivain est-il, selon vous, avant tout un conteur, un transmetteur d’histoires et de traditions ?
Non, pas du tout. L’écrivain contemporain est un artiste comme les autres, son matériau c’est la langue. Dans la langue, ou dans les langues qui lui sont données, il produit un « devenir », c’est-à-dire : son langage. Le langage est une des modalités de connaissance sensible du monde, et de l’humaine condition. C’est aussi par lui qu’il interroge la finalité ultime de son travail, à savoir : comprendre ce qu’est la littérature.
Dans mon histoire littéraire, celle des Antilles, je positionne comme fondateur le conteur créole. C’est cet étrange personnage qui va se lever dans les veillées mortuaires, inventer, déployer un langage avec lequel il va contester la situation esclavagiste et participer à la réhumanisation de ses frères esclaves. Il a développé une esthétique narrative que l'on retrouve chez Rabelais, mais aussi chez Lautréamont, Joyce, Calvino, Faulkner, ou encore Simonin ou San-Antonio... etc. J’en garde des singularités qui se souviennent de l’oralité, mais je n’ai rien à voir avec un conteur.
Quant à la tradition, l’écrivain se trouve toujours dans un « petit contexte ». On ne saurait être au monde dans un universel abstrait. On est toujours de quelque part, une terre natale qui nous a été donnée ou que l’on s’est choisie. La terre natale se transforme en « Lieu » quand on n’en fait pas un absolu, mais une source et une ressource pour habiter la Terre. Tout « Lieu » à des urgences, des problèmes, des atteintes à l’humaine condition, ou des richesses ancestrales qu’un artiste (soucieux justement de l’humaine condition) ne saurait déserter. Le « petit contexte », c’est le « Lieu » à partir duquel l’écrivain traite son exploration de cette humaine condition précipitée dans des états-du-monde.
Mais le plus déterminant dans un « Lieu » ce sont ses mécanismes de connections aux autres « Lieux » du monde, et, par là-même, son agencement pour se situer dans la matière du monde. Transmettre des histoires locales ou intimes, ou magnifier des traditions, n’a rien à voir avec la littérature, sauf en ce que cela peut comporter comme problématisation du monde. Le « Lieu » n’est pas une « Nation » ou une « Patrie », c’est une orbite à partir de laquelle l’artiste lance son expérience du monde, et interroge l’idée même de littérature.
La notion d’identité en Martinique et dans les Antilles est très présente dans votre œuvre (Chemin d’école, Éloge de la créolité, Texaco). Vous êtes l’un des fondateurs du mouvement littéraire de la créolité, qui a apporté une réponse au mouvement de la négritude de Césaire et Sédar Senghor. Comment la notion de créolité parvient-elle à retranscrire la complexité de la réalité antillaise ?
L’esthétique de la Négritude était puissante et nécessaire car elle restituait aux peuples des Amériques une dimension humaine jusqu’alors écartée. Cette dimension, c’est celle de la « condition-nègre ». Mais la présence nègre ne saurait être suffisante pour expliquer l’alchimie anthropologique qui s’est produite dans les plantations et le système esclavagiste de type américain. Le jazz, la salsa, le reggae ou le zouc ne sont pas des musiques africaines. Ces émergences-là se situent dans l’indéchiffrable de multiples convergences, avec comme force de gravitation la polyrythmie africaine et la circonstance d’une condition-nègre créative. Cette complexité-là demandait un nouveau concept. Édouard Glissant va nous l’amener, ce sera celui de la « créolisation », avec son principe actif qui sera « la Relation ».
La « créolisation », c’est le mélange massif, accéléré, brutal de presque tout ce que nos humanités ont produit comme intelligences et sensibilités sur cette planète. On ne saurait comprendre quoi que ce soit aux Antilles ou aux Amériques en général, sans la dimension africaine et la « condition-nègre » ; mais on ne saurait les y réduire non plus. L’idée de « créolisation » est la bonne clé de lecture. Ce phénomène donne naissance, en fonction des différences continentales et insulaires, a des surgissements anthropologiques qui sont des « créolités ». Chaque « créolité » est singulière, la Cubaine n’est pas la Guyanaise, qui elle-même n’est pas la brésilienne…
Mais le plus important, c’est ceci : le principe actif de la « créolisation », c’est celui de du choc, de la frappe, de la rencontre, du heurt, de la synthèse et de la contre-synthèse, de la fusion et de la mosaïque, de l’hybridation et de la rupture… bref, d’une dynamique complexe, qui produit sans cesse du nouveau, et que Glissant appelle « la Relation ». C’est la dynamique du monde contemporain ! Il n’y a pas d’identité fixe (peut-être même d’identité tout court), il n’y a que de « la Relation !
Le plus haut objet de l’Art aujourd’hui, et donc de la littérature, c’est « la Relation ». Une « littérature de la Relation » est bien plus utile qu’une simple « littérature-monde ». Nous en avons besoin pour ajuster notre imaginaire aux réalités contemporaines, lesquelles nous affolent encore et nous précipitent dans des régressions identitaristes, raciales, nationalistes, linguistiques ou religieuses…
Deux statues de Victor Schœlcher ont été renversées le 22 mai 2020 en Martinique, preuve que la mémoire de l’esclavage et de son abolition reste un enjeu très actuel pour les Martiniquais. Quel regard portez-vous sur le débat actuel autour du déboulonnage de statues liées à l’esclavage ?
Les Antilles sont nées dans la colonisation, sous l'énergie sombre du génocide des Amérindiens, de la Traite et de l’esclavage. Du coup, l’espace mémoriel et symbolique antillais témoigne encore de cette domination coloniale. Tout comme d’ailleurs l’espace symbolique et mémoriel français est encore habité par l’imaginaire de l’empire colonial.
Il faut distinguer un avant et un après « la Relation ». Avant le fait relationnel, les États-nations européens s’étaient densifiés autour de mémoires verticales, mon Histoire, mes Héros, mes grands hommes… etc. À cette époque, la Nation ne supposait qu’une mémoire solitaire (la mémoire dominante) et qu’un point de vue (le regard surplombant du vainqueur) ; cette mono-mémoire étouffait même autour d’elle les mémoires dites régionales qui pourtant lui donnaient son épaisseur humaine. À partir du surgissement du fait relationnel, les cultures, les imaginaires, les histoires, les mémoires se sont mises à se « rencontrer », et à converger dans le cœur industriel puis urbain des anciens empires. Dès lors, les mémoires ne sont plus solitaires. Les Historiens ne sont plus des « nationaux ».
« La Relation » qui nous travaille, qu’on le veuille ou pas, demande que les mémoires se considèrent entre elles, qu’elles se comprennent. Aucune d’elles ne pourra s’honorer en étouffant les autres. Les mémoires et le travail sur nos Histoires respectives doivent se soutenir, s’accompagner, s’éclairer réciproquement. Ce nouvel imaginaire du « récit commun » demande donc une épuration des espaces désormais partagés, non selon le « vivre-ensemble » des vieilles communautés, mais véritablement dans les complexités du « vivre-en-relation ». En plus, dans la Relation, on peut envisager d’autres choses que des statues pour chanter les mémoires.
Concernant les destructions faites aux Antilles, je ne pense pas qu’elles nous ouvrent à cette complexité-là. Disons qu’il s’agit d’un « temps faible » de l’accès à un « imaginaire de la Relation ». C’est aussi un « temps faible » de la maturation politique des Antilles, qui sont encore collectivement déresponsabilisées. Les « temps faibles » sont utiles mais il faut vite les dépasser. Les pays dits « DOM-TOM » sont des « Nations sans État » où persistent encore des archaïsmes coloniaux quasi immobiles, de plus en plus insupportables. Le pire, c’est que toute l’intelligentsia française trouve normal qu’une grande République continue d’administrer des peuples déresponsabilisés. Une République contemporaine, une république de la Relation, ne peut être qu’une République unie, une étoile attractive où des peuples et des nations différents articulent des agencements de souveraineté dans un pacte républicain réinventé.
En matière de mémoire de l’esclavage et de la colonisation, vous aviez en mai 2013, publié une tribune intitulée « Pour la réparation », suite aux propos de François Hollande s’opposant à une réparation foncière pour l’esclavage. Vous aviez écrit : « La réparation relève d’une volonté d’aller au mieux humain » et « l’écarter en s’effarouchant d’une indécence comptable n’est qu’une manière caricaturale de ne rien entendre au concert obligé des mémoires ». Aujourd’hui, comment cette volonté de réparation pourrait-elle être envisagée ?
Réparer ne veut pas dire « indemniser », ou « effacer ». C’est un peu le raccourci emprunté par Césaire quand il disait qu’on ne saurait « réparer l’irréparable ». Il faut simplement comprendre que les effets du génocide amérindien, de la Traite et de l’esclavage de type américain, sont encore visibles et actifs un peu partout dans le monde. Que le racisme irrationnel qui frappe avant tout le phénotype nègre vient de là. Le fait que dans tous les pays du monde ce phénotype soit le plus décrié, vient aussi de là. Et l’actuelle situation de l’Afrique ? Et le fait que les prisons américaines soient remplies de nègres, que le Covid les décime, que les policiers blancs ne peuvent pas s’empêcher de tirer instinctivement quand ils en tiennent un ? Et le fait que l’existence de ce monstre appelé « les Outre-mer » soit considéré comme quelque chose de normal par les Français les plus intelligents ?...
Le crime est encore actif. Ce n’est pas une affaire de date. C’est une exigence de salubrité systémique. Donc, une éthique de la Relation doit veiller à faire en sorte que par ses effets (économiques, sociaux, psychologues, culturels et autres...) le crime inaugural de notre modernité n’infecte plus le « vivre-en-relation » qui s’impose à nous maintenant. Une « réparation ne peut être que trans et multidimensionnelle. Cette donnée doit faire partie de l’imaginaire de base d’un homme politique d’aujourd’hui.
Vous avez été le titulaire de la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po pendant un semestre. Que vous a apporté cette expérience ? Qu’avez-vous retenu des échanges avec les étudiants et les étudiantes que vous avez eus en cours ?
Cool. D’abord, le principe de la chaire de créativité est essentiel. Ce qui fait un grand artiste, mais aussi un grand médecin, un grand ingénieur, et surtout un grand homme politique, c’est son équation en créativité. Être capable de recomposer à l’infini les données du réel, de s’y adapter au mieux sans jamais s’y soumettre, d’appréhender tous les « devenirs » ensemble et de la manière la plus humainement enrichissante possible… C’est cela être créatif.
Donc, que des étudiants de Sciences Po rencontrent des créateurs, qu’ils partagent avec eux leurs expériences irréductibles, est infiniment salutaire. Quel que soit le domaine dans lequel ils auront à exercer, le déterminant sera leur créativité. J’ai été très étonné par la qualité de leur écoute, et par leur ouverture d’esprit. Affronter une « poétique de la Relation », et une expérience en création, chose pas toujours évidente, chose par principe intransmissible, même parfois un peu déraillée, est un signe de bonne santé mentale. J'ai été content de faire cela, j’en ai profité pour clarifier plein de choses en moi-même, et j’en ai tiré un ouvrage d’esthétique.
Votre semestre à Sciences Po a été très particulier puisqu’il a été marqué par l’épidémie de Covid-19. Comment avez-vous vécu cette crise, confiné à Paris ?
Très bien. Je suis un homme de confinement. J’habite mon imaginaire. J’y trouve beaucoup d’espace, de paysages, de peuples, de gens et de possibles : c’est un « imaginaire de la Relation ».
Vous considérez le mode d’écriture littéraire comme « un mode de connaissance poétique du monde, qui est aussi important que toute l’expertise scientifique ». Au-delà des analyses scientifiques, un mode de connaissance poétique du monde peut-il nous aider à mieux comprendre la crise sanitaire que nous vivons actuellement, voire à y répondre ?
Bien entendu. « La Relation » n’est pas seulement une relation à des cultures, des civilisations, des hommes et leurs imaginaires, c’est la relation de tout à tout, de chaque détail au tout, et surtout au vivant. Le vivant est fait de hasards, d’accidents, de mutations, d’effondrements, de renouvellements, de morts qui ouvrent des lignes de fuite... Si on ramène l’humanisme vers une inscription horizontale dans le vivant, nul humain ne saurait se penser en verticalité possédante, ni en pérennité immuable. L’imaginaire de la métamorphose, de l’incertain, de l’impossible, surtout de l’impensable, s’il vous habite, peut permettre de vous tenir debout dans n’importe quel surgissement. Et surtout, d’être capable d’y renaître, c’est à dire d’y « devenir ».
Le « devenir » est plus précieux que la simple résilience. Cette crise nous a offert l’opportunité inouïe de sortir du néolibéralisme et de nous confronter sérieusement au changement du métabolisme planétaire. Nous en sommes incapables. Nous fuyons encore le chaos, la rupture, le déséquilibre, les commencements et les recommencements. Il nous faut des certitudes, des plans et des programmes qui immobilisent le réel. Une poétique, une connaissance sensible, n’invalide jamais l’impensable du réel, ni les chaos génésiques, elle nous y prépare au contraire...