Leïla Slimani - Quel horizon pour la Francophonie ?
En 2020, la Francophonie célèbre son cinquantenaire. L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), ancêtre de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), a été officiellement créée le 20 mars 1970. Cinquante ans plus tard, quels en sont les grands enjeux ? Comment inventer la Francophonie de demain ? Quelle est aujourd’hui l’action de la France en faveur de l’enseignement et de la diffusion de la langue française ? Alumna de Sciences Po, auteure, lauréate du prix Goncourt en 2016, Leïla Slimani a été nommée, en novembre 2017, représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la Francophonie. Dans cet entretien, elle nous livre les raisons de son engagement, nous parle de sa conception de la Francophonie et nous raconte ses actions et ses projets.
Propos recueillis par François Pelletier, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany
Pourquoi avoir dit « oui » à Emmanuel Macron en 2017 quand il vous a proposé d’être sa représentante personnelle pour la Francophonie ? Pouvez-vous nous dire ce qu’est exactement pour vous la Francophonie ?
C’est une réponse complexe, puisqu’en tant qu’écrivaine et en tant que militante des droits des femmes et des droits sexuels, notamment dans mon pays, le Maroc, je me suis toujours tenue à l’écart des propositions qu’on me faisait lorsqu’elles étaient politiques ou avaient trait au pouvoir. Néanmoins, quelques jours après l’élection du président Emmanuel Macron, je l’ai rencontré, nous avons discuté longuement de nombreux sujets, il m’a fait quelques propositions. J’en ai refusé certaines, mais lorsqu’il m’a proposé la Francophonie, ça m’est apparu légitime et en même temps assez fort symboliquement.
Légitime puisque la Francophonie, c’est la promotion et la défense de la langue française, c’est donner le goût de cette langue, avoir envie que le plus de gens possible l’apprennent, créent, aiment et débattent en français… Dans la mesure où je suis écrivain, la langue française est ma matière première, comme peuvent l’être l’huile ou la gouache pour un peintre et les notes pour un musicien. Cela me paraissait donc tout à fait légitime de m’intéresser à la question du langage.
Symbolique également, car je suis née au Maroc, un pays dans lequel les gens parlent souvent plusieurs langues – l’arabe, l’arabe dialectal, le français, l’espagnol, le berbère (il y a plusieurs langues berbères), le hassanya, qui est la langue du sud du Maroc… J’ai donc toujours été immergée dans un bain multilingue. Ces dernières années, avec la montée en puissance de certains conservatismes au Maroc, on entend de plus en plus un discours qui consiste à dire que nous ne devrions parler qu’une langue – l’arabe – et que les personnes qui parlent des langues occidentales, ce serait une forme de trahison, du néocolonialisme. En parallèle, j’entendais en France des discours similaires, c’est-à-dire que finalement, des Arabes comme moi qui parlent le français, ça n’avait pas vraiment de sens et que tout le monde se porterait très bien si les Arabes parlaient l’arabe et les Français, le français. J’ai donc accepté ce poste parce que je pense exactement le contraire : plus un être humain parle de langues, plus il gagne en humanité.
Le multilinguisme peut-il être un atout pour un pays ?
On n’a pas à se justifier des langues que l’on parle. Toute langue est un produit de l’histoire, des guerres, des colonisations, mais aussi des mouvements de population. Aucune langue n’est pure. La langue est au-delà du bien et du mal. Ça ne m’intéresse pas de savoir si c’est pour de bonnes ou de mauvaises raisons que je parle cette langue. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il s’agit d’une richesse. J’ai accepté ce poste pour défendre l’idée que ce n’est pas parce qu’on parle le français qu’on est un traître et qu’au contraire, l’avenir et la chance d’une partie de la jeunesse nord-africaine, c’est d’avoir accès à une multiplicité de langues. La plupart des pays francophones, à part la France, ont plusieurs langues officielles (Canada, Suisse, pays du Maghreb, Afrique subsaharienne…). La Francophonie, c’est donc aussi le multilinguisme, la polyphonie, l’universalité.
Pouvons-nous dire que la langue française est ouverte aux autres cultures ?
Ce qui est formidable avec la langue française, c’est qu’il s’agit d’une langue extraordinairement plastique. Elle fonctionne comme une éponge et absorbe ce qu’il y a autour d’elle. Il n’y a qu’à lire la littérature de ces 100 dernières années dans des endroits comme les Caraïbes, l’Afrique subsaharienne, le Maghreb ou même l’Asie. Le français, lorsque vous l’analysez, vous y entendez de l’espagnol, de l’arabe, du wolof, des langues de l’Afrique centrale. C’est cette Francophonie-là que nous voulons défendre. Une Francophonie qui n’appartient à personne, qui n’appartient pas à la France. La langue française n’appartient qu’à ceux qui la parlent et à ceux qui l’aiment.
Concrètement, quelle est aujourd’hui l’action de la France en faveur de la Francophonie et de la langue française ?
Quand le président Emmanuel Macron a été élu, il a tout de suite affirmé sa volonté de redonner à la langue française et à la Francophonie toute leur place. Il a aussi souhaité transformer cette dernière, la redéfinir, peut-être la dépoussiérer, la moderniser. Et c’est donc, comme je le disais précédemment, dans cette optique-là qu’il m’a proposé de devenir sa représentante personnelle à l’Organisation internationale de la Francophonie. Nous avons, avec d’autres bien sûr, tenté d’établir une vision qui soit à la fois ambitieuse, nouvelle et moderne de cette Francophonie.
À la fin de l’année 2017 et au début de 2018, nous avons donc lancé une très grande consultation citoyenne pour demander aux francophones ce qu’ils attendaient de la Francophonie. Il fallait demander à ceux qui ont envie d’apprendre le français ce que cette langue représente pour eux, ce qu’ils en attendent concrètement. Cela a été un très grand succès, nous avons recueilli énormément d’idées, plus de 5 000. Les 14 et 15 février 2018, nous avons organisé à Paris une très grande conférence dans laquelle nous avons réuni de nombreux acteurs – intellectuels, chefs d’entreprise, artistes, enseignants, etc. – et nous leur avons demandé quelles étaient leurs idées et leurs attentes vis-à-vis de la Francophonie
Quels enseignements avez-vous tirés de cette large consultation ?
En tenant compte de ces retours, le président a prononcé le 20 mars – la semaine du 20 mars étant la semaine de la Francophonie – un discours dans lequel il a développé une conception à la fois ouverte, plurielle et surtout décentrée de la Francophonie, expliquant qu’il n’y avait plus de centre ni de périphérie. Le centre étant la France, la périphérie le reste du monde. Il a pris acte du fait que le français est aujourd’hui davantage parlé hors de France que sur notre territoire ; c’est une tendance qui va s’accentuer puisqu’en 2050, l’Afrique sera le premier continent francophone. Ce discours était aussi fondateur par son volontarisme politique, par son ambition et parce qu’il a annoncé des mesures tout à fait concrètes pour favoriser à la fois la Francophonie, mais aussi le plurilinguisme, puisque c’est un angle très important de notre vision.
L’un des axes importants de ce discours était l’enjeu de la transmission. Des moyens inédits ont été mobilisés pour l’éducation dans les pays francophones, notamment pour la formation des professeurs qui sont ceux qui transmettent le goût du français aux nouvelles générations. En 2018, on a notamment engagé un véritable changement d’échelle sur le plan financier dans le soutien au système éducatif des pays francophones puisqu’on leur a consacré plus de 207 millions d’euros. En 2019, 174 millions d’euros ont été engagés en faveur de l’éducation de base, 241 millions d’euros pour l’emploi et la formation professionnelle et 129 millions d’euros pour l’enseignement supérieur.
Nous avons également développé des programmes spécifiques comme le programme ELAN [Échange linguistique et apprentissage novateur, NDLR], qui a permis de conforter le plurilinguisme au sein de l’espace francophone. Un enfant ne peut pas bien apprendre le français s’il ne maîtrise pas déjà à l’écrit sa propre langue maternelle. Ce bilinguisme un peu bancal crée de très grandes difficultés dans l’apprentissage du français. Il nous est donc apparu très important de soutenir l’introduction des langues africaines dans les premiers apprentissages afin d’affermir, ensuite, les fondements de l’apprentissage du français. Ce programme a été mis en place dans 12 pays d’Afrique francophone (Burundi, Niger, Guinée…) pour une mise en œuvre jusqu’en 2021.
Au total, à travers le monde, combien d’enfants sont concernés par l’apprentissage de la langue française ?
Le réseau scolarise actuellement 350 000 élèves et notre objectif est de 700 000 élèves. À la rentrée 2019-2020, nous avions un réseau qui comptait 522 établissements homologués dont 71 étaient des établissements en gestion directe et 156 des établissements conventionnés avec l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) gérés soit par des associations, soit par des fondations.
Nous avons aussi voulu donner une impulsion à l’enseignement bilingue francophone. Des « expériences pilotes » aux États-Unis ont rencontré un très grand succès, en particulier dans la région de New York. Sur la base de ce succès, nous avons voulu développer davantage d’enseignements bilingues francophones. Là encore, le plan présidentiel fixe un objectif de croissance pour ce réseau LabelFrancEducation, qui porterait à 500 le nombre de filières ou d’établissements labellisés en 2022. Aujourd’hui, ce réseau compte 393 filières ou établissements scolaires bilingues implantés dans 58 pays et cet objectif de 500 établissements devrait normalement être atteint en 2022. L’objectif est de consolider ce réseau pour en faire un outil d’influence, de l’animer et de le développer autant quantitativement que qualitativement.
Quels autres axes de travail avez-vous privilégiés ?
Le deuxième axe de notre action porte sur le verbe et l’action de communiquer. Une langue est vivante et influente quand, au-delà de son apprentissage, elle est réellement utilisée par ceux qui l’ont apprise. Elle ne doit pas rester dans les manuels. Pour réaliser cette ambition de faire du français une des trois principales langues du XXIe siècle, il importe de renforcer sa présence dans les lieux emblématiques de la vie internationale : internet et les médias globaux, l’économie, la diplomatie européenne et multilatérale, etc.
Pour ce qui concerne internet et les médias, un élément est extrêmement important : celui de la « découvrabilité » et pour cela, la coopération bilatérale franco-québécoise s’est structurée pour améliorer la visibilité et l’accès au contenu francophone sur internet. Il s’agit par exemple d’offrir à la communauté scientifique mondiale un système d’indexation des contenus et de production de la recherche en français, qui ne sont actuellement pas assez pris en compte par les grandes bases de données anglo-saxonnes. Nous investissons aussi dans la projection à l’étranger de nos médias nationaux et internationaux d’information. France Télévisions a ainsi développé une offre destinée à l’international en constituant un bouquet satellitaire composé de ses différentes chaînes, disponible dans 60 pays et qui compte aujourd’hui 55 millions d’abonnés payants. Il y a également la plateforme numérique francophone développée par TV5MONDE, lancée le 9 septembre 2020, accessible gratuitement dans le monde entier (à l’exception de certains pays) et dont les programmes sont sous-titrés en quatre langues : anglais, espagnol, allemand et arabe.
Sur le plan économique et dans les entreprises aussi, le français doit être vivant et promu. C’est ce que nous tentons de faire dans les entreprises à l’étranger et cela se poursuit avec la création d’un label pour toutes les sociétés qui sont respectueuses du pluralisme linguistique.
Autre dossier très important, celui de la promotion du multilinguisme à l’intérieur des instances européennes et, de manière générale, à l’intérieur de toutes les instances multilatérales, puisque le français est normalement une des langues de travail de l’Union européenne.
Enfin, le dernier axe, peut-être le plus important, a trait à la création. Pour qu’une langue soit influente, qu’elle inspire, il faut qu’on crée dans cette langue – qu’on chante, qu’on écrive, qu’on fasse des films… Pour tout cela, un certain nombre d’actions ont été mises en place pour mieux exporter les industries culturelles françaises et encourager notamment la création d’une académie francophone afin de donner de nouvelles perspectives pour l’édition en langue française. Nous avons eu à cœur, plus largement, de faire entrer la culture francophone dans les écoles et les universités françaises avec la création d’une chaire francophone au Collège de France, puisque nous étions dans une situation où la Francophonie était plus enseignée dans le monde anglo-saxon que dans le monde francophone. Nous avons également créé une Chaire d’écrivain en résidence à Sciences Po dont Kamel Daoud a été le premier récipiendaire.
Nous avons là un tableau assez complet de la Francophonie. Pouvez-vous nous présenter rapidement les principaux opérateurs de la Francophonie ?
La charte de la Francophonie en reconnaît quatre. Ces opérateurs spécialisés mettent en œuvre, chacun dans leur domaine de compétence, les programmes de coopération de la Francophonie multilatérale. Le premier est l’Agence universitaire de la Francophonie, premier réseau universitaire au monde, qui compte 1 009 membres et utilise la langue française dans 119 pays. Elle est présente dans 40 pays et dispose d’un réseau de 59 représentations locales.
Le deuxième opérateur est TV5MONDE qui est un opérateur direct de la Francophonie. Il compte, avec TV5 Québec au Canada, 350 millions de foyers raccordés dans 200 pays et la chaîne est regardée chaque semaine en moyenne par 40 millions de téléspectateurs.
Le troisième acteur, c’est l’Association internationale des maires francophones, qui a été créée par Jacques Chirac en 1979, à Québec, alors qu’il était maire de Paris. Cette association forme un réseau de 306 membres – des villes ou des associations de communes dans 52 pays qui représentent plus de 130 millions d’habitants – et est habituellement présidée par le maire de Paris. Cette association est très active, très importante et surtout, elle permet de porter un peu la voix des collectivités locales dans les instances de la Francophonie ; elle s’attache toujours à défendre la démocratie locale.
Enfin, le dernier acteur, c’est l’Université Senghor, inaugurée en 1990. C’est un établissement privé de troisième cycle qui a pour vocation de former en français des cadres capables de relever les défis du développement durable en Afrique. Cette université a aujourd’hui créé un réseau d’intervenants de l’espace francophone. Elle a fait appel à des professeurs invités qui sont choisis pour leur renommée et leurs compétences.
Cet article a été publié dans le numéro 21 d’Émile magazine (Hiver 2020 - 2021). Pour recevoir le magazine, vous devez être adhérent à Sciences Po Alumni.