StopCovid : pourra-t-on se passer du traçage numérique ?
Traçage numérique, mesures obligatoires ou basées sur le volontariat, gestion des données collectées…. Plus que leur efficacité, ce sont les conditions d'utilisation des applications de tracking qui interrogent. Alors que le Premier ministre a finalement reconnu mardi dernier que l’application de traçage de contacts pour le déconfinement StopCovid, n’était pas prête techniquement, nous avons souhaité, pour Émile, interroger Mélanie Heard, enseignante-chercheuse au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) et co-coordonnatrice du pôle santé de Terra Nova sur les choix stratégiques du gouvernement en la matière et les enjeux qui en découlent en termes de santé publique.
Le gouvernement envisage le développement de l'application StopCovid. Téléchargeable sur smartphone, elle serait utilisable "sur la base du volontariat". En quoi consiste cette application ?
Les choix qui ont été annoncés concernant le développement de cette application sont de différentes natures, et je proposerais de distinguer trois catégories de décisions. Il y a d’abord des choix politiques : le choix entre volontariat et obligation, puis le choix du degré de protection des données personnelles. Ces décisions obéissent à des critères de proportionnalité, avec un standard de jugement essentiel : rechercher toujours l’option la moins restrictive des libertés individuelles compatible avec l’efficacité recherchée.
Il y a ensuite un choix stratégique de santé publique : décider d’abord si cet outil servira la prévention individuelle, ou bien aura une vocation de « surveillance épidémiologique », en produisant des données de suivi. Le choix annoncé est clair : l’outil envisagé n’aura aucune finalité de suivi épidémiologique, il est conçu comme un outil au service des individus, pas comme un outil pour produire des connaissances sur les dynamiques de l’épidémie. Dans le même ordre de choix, il faut ensuite définir comment un tel outil s’articule avec les autres outils de prévention que l’on met en place, à savoir l’accès au dépistage, en amont, et les régimes de quarantaine et d’isolement, en aval, ainsi qu’avec les autres modalités de contact tracing qui sont indispensables sur le terrain : les enquêtes épidémiologiques autour des cas.
Et puis il y a enfin la catégorie des choix techniques, que les débats actuels nous aident à mieux comprendre lorsque nous n’en sommes pas spécialistes, ce qui est mon cas. Deux alternatives successives ont été présentées. D’abord, entre géolocalisation et bluetooth, et l’option bluetooth s’est rapidement imposée alors que la géolocalisation paraissait une alternative potentiellement plus restrictive pour le respect des libertés. Ensuite, l’alternative entre centralisation des données, comme dans l’option française actuelle, ou décentralisation avec stockage des données dans les téléphones, c’est une question qui suscite toujours le débat. Le Premier ministre a annoncé mardi dernier devant l’Assemblée que ces choix techniques n’étaient pas encore parfaitement élucidés, et qu’un débat aurait lieu au Parlement lorsqu’ils le seraient. Il faudra donc en reparler à ce moment-là !
La loi du 23 mars 2020 a clairement identifié, en se référant à l’article 1 du règlement sanitaire international (RSI), la possibilité que l’adoption de comportements individuels fasse l’objet de mesures obligatoires. Pensez-vous que ce soit l’horizon actuel ?
La loi du 23 mars 2020 explicite en effet les mesures individuelles que les autorités seraient susceptibles de prendre pour contenir l’épidémie ; ces mesures sont, dans l’article L.3131-15, la quarantaine pour les personnes qui ont été exposées à un risque de contagion, et l’isolement pour les cas confirmés. Le fait que de telles mesures individuelles soient possibles n’est pas une nouveauté de la loi du 23 mars. Dans l’état antérieur de la législation en cas d’épidémie - depuis la loi de santé publique d’août 2004, la notion de mesures d’exception pouvant peser de manière obligatoire sur les individus était déjà présente. Le dispositif actuel rend cette éventualité plus explicite en la référant au Règlement sanitaire international.
D’après les annonces du Premier ministre, la quarantaine et l’isolement vont être placés au cœur de la stratégie de lutte contre l’épidémie à compter du 11 mai. Mais le Premier ministre a précisé de façon très explicite que, pour l’instant, ces mesures seront fondées sur la responsabilité individuelle et le civisme ; il n’y aura pas de dispositif de contrôle, et l’adoption par chacun des bons comportements pour protéger les autres sera volontaire.
Qu’elles soient volontaires ou contraignantes, quarantaine et isolement sont des mesures destinées à casser les chaînes de transmission en supprimant les relations entre les personnes contagieuses et les autres. On voit donc immédiatement qu’elles n’ont de sens que si elles sont adossées à un très bon système pour repérer qui est contagieux. C’est l’objet du traçage des contacts. On a deux critères de performance d’un système de traçage des contacts : premièrement, la sensibilité du dispositif, sa capacité à repérer le plus possible des individus qui sont contagieux ; et deuxièmement sa réactivité, sa capacité à les repérer de façon aussi rapide que possible, puisque plus on les isole tôt, moins ils auront pu être le point de départ de nouvelles contaminations. Le plus tôt possible, c’est : dès les premiers symptômes ou dès le dépistage pour les cas ; et, pour leurs contacts, exposés à un risque de contamination, c’est dès qu’on peut les identifier en remontant les relations sociales des cas confirmés.
Le traçage des contacts peut-il donc devenir obligatoire ?
Le principe du traçage des contacts, c’est de conduire des enquêtes épidémiologiques autour des cas (malades ou asymptomatiques dépistés) ; dès que possible, on les interroge sur les personnes qu’ils ont fréquentées et les lieux où ils sont allés durant la période où ils ont été contagieux ; sur cette base, on identifie les personnes qui ont été exposées à un risque, et on les contacte pour les informer et leur demander de s’isoler, de surveiller leurs symptômes, d’aller faire un test. La limite de cette façon de faire, c’est qu’on pourra effectivement retrouver les fréquentations régulières du malade, son entourage, mais qu’on aura davantage de difficultés à savoir qui a été dans la même rame de métro que lui, le même ascenseur d’une tour de bureau, etc. C’est donc là qu’intervient l’intérêt d’une appli, comme l’a dit le Premier ministre : des contacts occasionnels, comme ceux dans les transports, auront été enregistrés par l’appli, alors que sans elle il sera impossible de remonter jusqu’à eux.
La question de l’obligation se pose de façon distincte pour le traçage des contacts « manuel », par interrogatoire et enquête, et pour le traçage via l’appli. Et dans tous les cas, la nature obligatoire ou non du traçage des contacts est découplée de la nature obligatoire ou non de l’isolement et de la quarantaine. Dans chaque cas, le bien-fondé de l’obligation s’apprécie en fonction de l’efficacité qui en résulte, mais aussi de la présence d’alternatives moins restrictives. En l’espèce, y a-t-il de bonnes raisons de penser que les cas seront enclins à être sincères lors des interrogatoires de traçage ? Si oui, il n’y a pas lieu de créer un dispositif obligatoire avec contrôle de la véracité de leurs dires, comme c’est le cas par exemple à Singapour où les historiques de carte bleue sont utilisés pour vérifier les déclarations des cas. Il semble qu’aujourd’hui en France on se fie à la sincérité et à la bonne volonté des individus. Et pour le traçage numérique via l’appli, la question est tranchée depuis longtemps, elle ne sera pas obligatoire, et le fait de ne pas l’utiliser n’entraînera pas de désavantages en termes d’accès au dépistage ou de régime d’isolement ; ça n’aurait proprement aucun sens, du reste.
Dans votre note intitulée « Faut-il recourir au numérique pour faciliter la sortie du confinement ? » pour Terra Nova, vous expliquez « que la question du régime d’isolement des cas et de quarantaine de leurs contacts est une variable qui s’imposera comme cruciale dans les scénarios de sortie du confinement ». Vous pensez donc que le recours à l’outil numérique est indispensable pour préparer l’après confinement ?
L’appli numérique est un outil pour parvenir à un résultat : casser les chaînes de transmission en coupant les relations entre les personnes contagieuses et les autres. C’est cet isolement des personnes contagieuses qui est indispensable pour contrôler une épidémie, que ce soit d’ailleurs avant, pendant, ou après le confinement.
La question qui se pose, c’est celle des outils de prévention que l’on se donne pour que les personnes contagieuses s’isolent. On va devoir raisonner selon une première catégorie de décisions : obligation versus volontariat. À mon sens, si l’on veut opter pour le volontariat, qui est le choix actuel, la question qui se pose avec acuité c’est celle des outils que l’on donne aux individus pour renforcer leur bonne volonté, leur capacité à adopter les bons comportements. La mise à disposition de consignes claires est essentielle (par exemple comment utiliser la salle de bains, les couverts, les serviettes à la maison pour protéger sa famille). La mise à disposition de lieux dédiés, comme des hôtels, est aussi un élément clé, là encore selon le choix des personnes. La mise à disposition de masques, d’un soutien psychologique, la distribution de repas, la sécurisation de l’emploi pendant la période d’isolement, sont d’autres leviers. Si l’on attend des individus qu’ils choisissent des comportements qui nous protègent tous, nous devons nous assurer qu’ils en ont les moyens. Et cela appelle en particulier notre vigilance s’agissant des plus fragiles au plan socio-économique, pour lesquels la charge de s’isoler est bien plus lourde, du fait de l’exiguïté du logement ou de l’inquiétude sur les revenus, notamment.
Pour moi, l’appli s’aborde avec le même état d’esprit, dans un panel d’outils au service de la responsabilisation individuelle par l’empowerment. C’est un outil qui permet aux individus de contrôler leur risque, d’être acteurs de leur capacité à se protéger. Savoir si l’on a été exposé, pour pouvoir se protéger et protéger les autres.
Le traçage des données mobiles dans la lutte contre le coronavirus inquiète tous les défenseurs des libertés publiques et pose de sérieuses questions concernant la protection des données personnelles. Pensez-vous que ce recours au tracking comporte de véritables risques pour la liberté individuelle ?
Je pense que le débat gagnerait à distinguer deux questions. La première est de savoir si nous sommes d’accord, et à quelles conditions, pour mettre en balance nos libertés avec des bénéfices pour la santé publique ; ce débat doit permettre de faire la pédagogie des critères de cette mise en balance. Il faut en particulier que l’objectif soit clair et partagé : la solution qui sera choisie, c’est celle qui sera la moins restrictive possible pour les libertés, à efficacité comparable pour la santé publique.
C’est sur cette base politique, éthique et juridique partagée, que l’on peut ensuite aborder la deuxième question, plus technique : la solution proposée est-elle ou non de nature à satisfaire ce critère ? Y a-t-il des solutions moins restrictives qui produisent les mêmes résultats ? S’il y a une solution moins risquée pour les libertés mais qui produit de moins bons résultats, alors la réponse à la question de principe nous oblige à la récuser. Si par contre il y a de bonnes raisons de penser qu’elle produira d’aussi bons résultats, alors nous devons la choisir.
Tout ce qui obscurcit ce débat me semble dangereux. Mobiliser par exemple la notion de « surveillance » pour décrire un outil dont la vocation est l’empowerment individuel, c’est introduire des confusions toxiques dans l’esprit du public. Cette appli est un outil de prévention individuelle, qui ne contribuera en rien à la « surveillance » au sens de santé publique, c’est-à-dire à la connaissance épidémiologique des dynamiques de l’épidémie - dont on a par ailleurs le plus criant besoin et à laquelle contribuent d’autres types d’outils, dont on pourrait du reste très bien débattre aussi. Mais il me semble que nous devons être collectivement extrêmement vigilants à ces brouillages de catégories. La culture de santé publique dans notre pays est faible, de nombreux observateurs l’ont dit de longue date. Si l’on veut aider le public à exercer sa vigilance et son contrôle démocratique sur les choix qui sont faits, il faut l’aider à comprendre comment s’articulent les différentes catégories d’outils au sein d’une stratégie cohérente, et non pas les brouiller.