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Face-à-face : Charles Moore, pro-Brexit

Charles Moore est journaliste, proche des milieux conservateurs britanniques. Il a été le rédacteur en chef de The Daily Telegraph, The Sunday Telegraph et The Spectator, et écrit toujours pour ces titres. Il est également l’auteur d’une biographie de Margaret Thatcher, considérée comme une référence. Fervent défenseur du Brexit, il explique les raisons qui l’ont poussé à soutenir cette voie.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany 
Traduction Tristan Werkmeister

Charles Moore, journaliste britannique. (Crédits: Flickr Policy Exchange)

Selon vous, quelles sont les principales raisons pour lesquelles une majorité de Britanniques a voté « Leave » (51,9 %) en juin 2016 ?

La raison principale vient de notre histoire : le peuple britannique n’a jamais vraiment ni pleinement voulu faire partie de ce qui est maintenant l’Union européenne. Les Britanniques n’étaient pas totalement contre, mais un grand nombre d’entre eux n’y ont jamais vraiment mis tout leur cœur. Le général de Gaulle s’en était d’ailleurs rendu compte dans les années 60. 

Alors, bien sûr, c’est une chose d’avoir ce sentiment et c’en est une autre de voter le départ de l’UE. La première raison pour laquelle cela s’est produit, c’est qu’on nous en a donné l’opportunité. David Cameron nous a offert cette chance lorsqu’il était Premier ministre, ce qui, de son point de vue, était une erreur. Il pensait – à tort – qu’il allait remporter le référendum. Car en arrière-plan, il y avait d’autres raisons sans lien direct avec l’UE, notamment de nombreuses insatisfactions d’ordre politique, certainement des conséquences de la crise financière de 2008-2009. Il y a d’abord eu le sentiment que les élites se moquaient du reste de la population et qu’elles ne dirigeaient pas bien notre société. Par conséquent, les électeurs souhaitaient punir leurs dirigeants, mais aussi les dirigeants européens, qui semblent faire partie de ces élites.

Pensez-vous que l’immigration était la principale raison de ce vote ?

L’immigration était un problème, mais je ne pense pas qu’il s’agissait du problème principal. En réalité, cela fait partie d’une question plus large, qui est « pouvons-nous nous gouverner nous-mêmes ? », un enjeu très important pour la Grande-Bretagne, qui est l’une des premières et des plus fortes démocraties parlementaires. Et concernant l’immigration, le sujet n’est pas tant de savoir combien d’immigrés nous avons – bien que cela soit une question importante – mais plutôt qui décide de notre politique migratoire. Il y a eu une volonté très forte que cela ne soit pas décidé par des règles internationales, mais par notre gouvernement, élu par le peuple.

Et sur un plan plus personnel, quelles sont les raisons qui vous poussent à être un fervent défenseur du Brexit ?

Les raisons de mon vote sont essentiellement les mêmes. Elles sont surtout fondées sur l’idée même de la souveraineté. Si vous réussissez, au cours de l’Histoire, à devenir une nation libre et indépendante, il est très important que cette indépendance soit préservée et favorisée. Sinon, vous menacez la démocratie et vous ébranlez la confiance des gens envers leur nation et l’État de droit. En entrant dans ce qui était alors la Communauté économique européenne, nous avons abandonné la suprématie du droit à cette communauté et nous avons compromis notre capacité à être démocratiquement réactifs via notre parlement. J’ai toujours été contre cela. Lorsque l’occasion nous a été offerte de voter sur le sujet, j’ai d’abord hésité, parce que je voyais de réels inconvénients à partir, mais j’ai pensé qu’il fallait que nous saisissions cette opportunité.

Vous avez écrit une tribune sur l’importance des frontières. Pourquoi pensez-vous qu’elles sont cruciales dans un monde plus globalisé ?

La première raison, bien qu’elle ne soit pas la plus importante, c’est que vous avez besoin de frontières pour pouvoir exercer une sorte de contrôle, notamment en matière de commerce, de sécurité, de questions militaires ou de police… Vous devez avoir la capacité de dire « vous, vous pouvez entrer et vous, non ». Mais derrière tout cela, il y a la raison principale : l’autorité par laquelle vous êtes gouverné. Celle-ci figure, par exemple, sur les passeports. Dans le cas britannique, c’est le gouvernement de Sa Majesté. Selon moi, il est très important de pouvoir se référer à telle ou telle autorité. Les frontières ne doivent pas être un moyen d’opprimer les gens, elles doivent servir à les sécuriser. Mais si la population ne comprend pas clairement de quelle autorité elle dépend, si cela lui paraît trop abstrait, vous pouvez être certain que cela crée des confusions et qu’au final, ce ne sera pas une bonne chose pour le pays. C’est pourquoi je suis toujours en faveur d’une circulation la plus libre possible entre les frontières, mais je suis très opposé à l’abolition des frontières. Elles doivent être là quand vous en avez besoin.

Vous ne craignez pas que le Royaume-Uni soit moins puissant sans l’UE ? Pourra-t-il rivaliser, sur les plans économique et géopolitique, avec les États-Unis, la Chine ou la Russie ?

Voyez-vous, je ne me fais pas d’illusions sur le fait que le Royaume-Uni serait au même niveau que les États-Unis ou la Chine. Bien sûr que non. Mais je n’ai pas l’impression que nous étions représentés au sein de l’Union européenne. Je n’ai pas l’impression que nos intérêts étaient les mêmes que ceux de Bruxelles. Donc je ne pense pas que nous perdrons du pouvoir parce que je pense que nous en avons déjà perdu en étant dans l’UE. Nous avons sacrifié nos intérêts pour les politiques de l’Union. Certaines étaient bonnes, d’autres non et aucune n’était vraiment construite autour de nos intérêts. Je préfère donc l’indépendance qui, je l’admets, comporte des risques et a un prix, plutôt que d’être en sécurité à l’intérieur de l’Union. 

Les Français ont du mal à comprendre notre position, parce que vous croyez très fortement en votre indépendance et vous voyez l’Union européenne comme un instrument. Historiquement, vous avez conçu l’UE pour augmenter votre puissance face à l’Allemagne. Et vous avez peut-être raison sur ce point. Je n’ai pas la prétention de juger, ce n’est pas à moi de le dire, mais mon impression sur l’attitude des Français vis-à-vis de la communauté européenne est qu’ils sont assez nationalistes et qu’ils voient l’Union Européenne comme un moyen de faire avancer leurs intérêts nationaux. En Grande-Bretagne, nous ne la voyons pas de cette façon. Peut-être aussi parce que nous n’en faisions pas partie au début… Nous n’avons pas construit l’Union comme vous l’avez fait. C’est pourquoi nous pensons que notre pouvoir est confisqué et que nos intérêts sont contrecarrés par notre appartenance à l’UE, ce qui n’est sans doute pas le cas pour vous.

Pensez-vous que la gestion des négociations par Boris Johnson est très différente de celle de Theresa May ?

Oui. Et je pense qu’elle est bien meilleure, même si elle n’est pas parfaite. Theresa May a accepté les contraintes de l’autre partie. Elle a accepté la structure, le cadre et la séquence qui ont été suggérés par Michel Barnier parce que, d’un point de vue personnel, elle préférait rester au sein de l’UE. Or, quand vous êtes dans une négociation aussi difficile que celle-ci, vous devez être profondément convaincu de ce que vous voulez vraiment faire, c’est-à-dire partir. Si vous êtes persuadé que votre but est de quitter l’UE, cela vous rend beaucoup plus fort dans les négociations. Cela ne veut pas dire que Boris Johnson négocie tout très bien, mais que son état d’esprit sur le sujet est fondamentalement le bon.

Les débats autour du Brexit ont-ils, selon vous, intensifié les divisions au sein de la société britannique ?

Oui. Bien que certains « Brexiters » sont certainement trop négatifs et hostiles à l’Union européenne dans leur rhétorique, les principaux responsables de ces divisions appartiennent au camp des « Remainers » parce qu’ils ne se sont pas posé la question : pourquoi avons-nous perdu ? Les « Remainers » détenaient toutes les positions clés au moment du référendum de 2016. Ils étaient à la tête de la plupart des partis politiques britanniques, mais aussi de la BBC, du Financial Times, des universités, des entreprises, etc. Ils avaient 95 % de l’establishment de leur côté et pourtant, c’est incroyable, ils ont perdu. Pourquoi ? Tant qu’ils ne se poseront pas cette question, ils ne seront pas capables de soigner les divisions de ce pays.

Vous pensez donc que les résultats du référendum sur le Brexit sont une sorte de victoire du peuple sur les élites ?

Je pense, en effet, que c’est globalement le cas. Je ne peux pas prétendre ne pas être moi-même un membre de l’élite. J’ai fait mes études à Eton, puis à Cambridge, je vis dans le sud de l’Angleterre et je suis maintenant un Lord. Mais mon cas est plutôt rare, je suis en quelque sorte un membre de l’élite qui ne pense pas de la même façon que la majorité du reste de l’élite.

Comment imaginez-vous la société britannique de demain ?

Nous avions la mauvaise habitude, lorsque nous étions dans l’UE, de la tenir pour responsable de ce qui ne nous plaisait pas. Il était commode de dire « nous ne pouvons rien faire à ce sujet. C’est l’Europe, c’est Bruxelles, etc. ». Parfois, c’était vrai, mais parfois, ça ne l’était pas. Nous avons adopté ce que l’on pourrait appeler une « mentalité servile », en rejetant la faute sur une autorité lointaine, et nous avons perdu l’habitude de décider par nous-mêmes. Ainsi, pour donner un exemple, ce qui est un vrai problème en ce moment, c’est que nous avons très peu d’expérience en matière de négociation commerciale, parce que nous avons transféré cette compétence à l’UE. Nous avons donc perdu une grande partie de matière grise au fil des ans sur ce sujet, ce que nous faisions pourtant très bien auparavant. J’espère que nous saurons retrouver cette compétence au 1er janvier et que nous retrouverons notre capacité à agir par nous-mêmes. 

Par ailleurs, il serait très regrettable de croire que cette capacité ne se trouve qu’à l’intérieur de notre pays. La Grande-Bretagne sait faire appel aux talents du monde entier, y compris d’Europe, mais aussi de nos anciennes colonies ou à des personnalités d’origine britannique, mais qui sont allées aux États-Unis, au Canada ou en Australie, etc. C’est une grande tradition chez nous. Et je pense que nous pouvons et devons être un centre, un point de rencontre pour toutes sortes de bonnes choses. À une époque où la liberté et la démocratie dans le monde sont fortement menacées, nous devrions être un bastion de ces valeurs. Que cela se produise ou non, je ne peux pas le prévoir, mais c’est en tout cas l’espoir que j’entretiens.

Cette interview, réalisée en octobre 2020, a été publiée dans le n° 20 du magazine Émile.



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