Patrick et Marine Moureaux : Sciences Po versus Sciences Peau
Dans la famille Moureaux, le père est dermatologue et la fille travaille dans le domaine du marketing et des cosmétiques. La peau est leur trait d’union, leur passion commune. Ils ont pris la plume ensemble pour en parler. Après Le fabuleux destin de la main, paru en 2019, ils ont tous les deux contribué à l’ouvrage collectif La peau, une œuvre d’art en soi(e). La peau est-elle un organe politique ? L’épidémie du Covid-19 a-t-elle un impact sur notre rapport à la peau ? Patrick et Marine Moureaux se livrent sous la forme d’un entretien croisé.
Propos recueillis par Charlotte Canizo et Maïna Marjany
L’ouvrage collectif auquel vous avez contribué est une nouvelle collaboration père/fille. Pouvez-vous nous raconter comment est née cette volonté de travailler en commun ?
Patrick Moureaux : Marine a réalisé un parcours pluriel et transdisciplinaire qui combine sciences, art et Sciences Po. Ce dernier l’a amenée à réaliser une carrière dans le domaine du marketing et de la cosmétologie. De mon côté, je suis médecin dermatologue et écrivain.
Nous progressons sur des versants épidermiques spécifiques, elle au niveau de la cosmétologie et moi de la dermatologie. Cette progression nous permet d’atteindre un sommet de rencontres, un espace de réflexions pour nos échanges, nos découvertes et nos divagations autour de la peau. Le tandem père/fille s’est mis en marche naturellement.
Marine Moureaux : Nous avions déjà eu la chance de collaborer pour l’essai Le fabuleux destin de la Main, également paru aux Éditions Donjon. Mon père, m’a toujours insufflé cette curiosité pour la pluridisciplinarité ainsi que cette passion pour la peau. C’est d’ailleurs grâce à lui et à son soutien que je poursuis aujourd’hui ma voie dans ce secteur de la beauté et des cosmétiques. C’est une grande marque de confiance de m’offrir ces deux collaborations sur des sujets aussi riches. Lorsque j’étais petite, mon père, toujours très porté sur les jeux de mots, disait qu’il était diplômé « Sciences Peau » pour devenir dermatologue. L’obtention de mon Master Marketing à Sciences Po (promo 18) a ainsi été pour moi l’occasion de lui rendre la pareille dans le cadre d’une collaboration sans faille !
Pourquoi avoir décidé d’écrire sur le sujet de la peau comme œuvre d’art ? Quelle est l’originalité de cet essai ?
Patrick Moureaux : La peau est organe, matière esthétique, interface, tissu de créativité artistique, observatoire sociologique. Elle conte, raconte, parle, échange, change, se forme, se déforme, se reforme. Elle est source d’interactivité et de communication culturelle, plastique, photographique. Elle œuvre pour l’Art. Elle est matériau en soi. Cet ouvrage lui offre un autre visage. La peau nous invite à une douce et merveilleuse rêverie.
Marine Moureaux : La peau est l’organe vivant qui, par définition, nous enveloppe. Elle nous habille pour faire face à l’environnement qui nous entoure et pour vivre en société. C’est une œuvre d’art en soi, de par sa pluralité colorielle, la diversité de ses micro-reliefs à la surface de l’épiderme. On parle d’ailleurs bien de « grains de beauté » pour désigner ces petits points pigmentaires. Au-delà de son pouvoir d’attraction, c’est une œuvre que l’on peut toucher pour saisir sa douceur, sa chaleur, que l’on peut sentir, et qui a, de plus, un pouvoir protecteur en interagissant avec le monde extérieur. C’est dans ces diverses facultés que nous avons puisé notre intérêt et notre passion pour ce sujet.
Comment est-il possible de croiser des disciplines à première vue si éloignées (marketing, dermatologie, sociologie…) ?
Patrick Moureaux : Cet essai collégial propose au lecteur un regard sous un prisme transdisciplinaire en mixant la diversité des disciplines artistiques, médicales et des sciences humaines. Le temps d’une parenthèse littéraire, ces disciplines se rencontrent pour échanger autour de ce joyau et former un ouvrage collectif atypique et inédit. La peau, une œuvre d’art en soi(e) a été conçu initialement sous l’impulsion d’un tandem conduit avec Corinne Déchelette, chercheuse et amoureuse du Japon. Ce genre de travail d’écriture offre au lecteur une interprétation « globale » à la Marcel Mauss. Qui plus est, cette écriture a été récompensée par le Prix Suzanne Rafflé de Chaveniel 2020 du meilleur essai collégial, décerné par le groupement des Écrivains Médecins.
Marine Moureaux : Ce qui est formidable, c’est que la peau, en étant le point de contact entre notre intériorité et notre environnement, se retrouve en permanence au carrefour de différentes disciplines. La première de ces disciplines est bien sûr la dermatologie, mais comme on l’a évoqué, la peau vit avec notre corps et notre esprit en société. Elle nous permet d’exister en tant qu’être complet pour assurer nos interactions sociales. De par son rôle complexe de surface, de barrière, de frontière, elle est un sujet d’études pour des thématiques variées allant de l’architecture à la gravure, en passant par la musicologie. Et bien sûr, cette peau est un espace d’expression personnelle. Elle nous permet de montrer notre singularité, de marquer notre appartenance à une communauté. C’est un sujet central pour les marques de beauté sur un plan sociologique et marketing.
Pensez-vous que la peau soit un enjeu politique aujourd’hui ? Si oui, de quelle manière?
Patrick Moureaux : Napoléon prétendait que tout était « Peaulithique ». Oui, la peau est politique. La peau est un puissant facteur de diversité chromatique, visible et lisible, impactant notre rapport à autrui. Elle sublime les codes de la tyrannie de l’apparence qui impulsent un regard sous influence. Elle révèle notre identité et réveille les tabous.
Marine Moureaux : Nous avons tous une carnation de peau bien différente, bien particulière. De cette pluralité, nous devons en faire une force et comme on peut l’observer au quotidien, elle est encore source de débats dans notre société contemporaine. Discrimination positive dans le secteur de l’emploi, inclusivité dans le secteur cosmétique… Nous avons encore du chemin à parcourir sur le plan sociologique, et donc politique, pour que la pluralité de carnation ne soit plus un sujet en soi, mais un facteur de force et de différenciation positive dans nos sociétés.
La peau est-elle perçue de la même manière dans toutes les sociétés aujourd’hui ?
Patrick Moureaux : La peau est culturelle par nature. Elle se présente comme une page à ciel ouvert sur laquelle chaque être humain peut écrire sa propre histoire, imprimer son identité, ses origines. Aujourd’hui, la mondialisation et les réseaux sociaux tendent à cloner son expression réelle et virtuelle. L’organisation d’un colloque autour de « La Peau, une œuvre d’Art en Soi(e) » sous la direction de Philippe Charlier, notre préfacier et directeur de la recherche au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, le 26 septembre dernier, validait le caractère unique de la peau au sein de la diversité culturelle exposée dans ce temple de la mémoire des civilisations.
Marine Moureaux : Dans le secteur cosmétique, les problématiques et les insights marketing ne sont pas du tout les mêmes d’une région du monde à une autre, de par l’approche à son corps, à sa peau, à la beauté. On le sait, toute définition de la beauté est subjective et intègre une part conséquente de l’identification sociétale. L’appréhension de la peau ne peut donc être identique d’une région à une autre. La différence la plus marquée est entre les pays d’Asie portés sur une peau de porcelaine, transparente, sans défaut avec un rituel très complet pour y parvenir, et les pays occidentaux, plus intéressés par un teint hâlé et lumineux, avec une routine courte mais efficace.
Selon vous, quelle importance lui accorde-t-on en France dans le débat public ?
Marine Moureaux : En France, comme dans la plupart des pays aujourd’hui, un immense intérêt est consacré à la peau via les réseaux sociaux. La peau est littéralement devenue un moyen d’expression pour les Millennials. C’est un espace de créativité via le maquillage, de transformation pour prendre plusieurs visages possibles, un territoire de jeux grâce à l’utilisation des nombreux filtres proposés par Instagram, Facebook ou d’autres applications… Cet intérêt est relayé par des influenceurs qui deviennent réputés et orientent le choix des consommateurs tout en reconfigurant les stratégies de communication des marques.
Patrick Moureaux : Il y a des initiatives privées très intéressantes. L’une d’entre elles est le Humanae project piloté par la photographe brésilienne Angélica Dass qui sillonne le monde pour oser débattre autour de la couleur de la peau. Elle évoque la notion de ton, de teinte, moins impactant dans le regard de l’autre.
En France, c’est une question régulièrement éliminée, mal préparée, traitée de façon ancestrale. Les réponses sont anthropologiques, géographiques, pédagogiques, culturelles et non politiques.
Avec l’épidémie de Covid-19, la peau a-t-elle pris une nouvelle dimension dans l’espace public ? Est-elle perçue (encore plus qu’avant) comme un organe qui peut apporter la maladie, la mort, et qu’il faut nettoyer fréquemment ?
Marine Moureaux : Avec l’épidémie de Covid-19, nous avons pris conscience du rôle indispensable et protecteur de la peau. C’est effectivement par contact que la maladie peut se transmettre: via la peau, les mains, le toucher. C’est pourquoi, nettoyer et retirer toute source de virus sur les mains est essentiel. Néanmoins, cela nous a aussi fait prendre conscience que la peau est un organe à préserver. Il faut en prendre soin. Les gels hydroalcooliques agressent la barrière cutanée. Elles enlèvent, en plus des mauvaises bactéries, les bons organismes qui contribuent à un fonctionnement optimal du bouclier épidermique. La catégorie du soin de la peau et le fait de se prendre une parenthèse plaisir « spa à la maison » ont vu un essor sans égal pendant l’épidémie la Covid-19. Cela se fait au détriment de l’usage de produits de maquillage, notamment ceux se concentrant sur le teint et les lèvres.
Patrick Moureaux : La peau est notre frontière contre le visible et l’invisible microscopique. Elle est janusienne, divine et diabolique, protectrice et contaminatrice. La peau se définit comme une interface interactive entre notre mécanique organique interne et notre biotope.
Une meilleure connaissance de son étonnante puissance vitale inciterait à proposer une pédagogie précoce de la santé humaine à l’école, dès le primaire. Imaginez dans un futur déjà présent une « cyberpeau » truffée de microprocesseurs renseignant vos profils sanitaires à des fins sécuritaires, votre niveau de résistance ou de soumission…