11-Septembre : 20 ans après, quelle situation géopolitique ?
Le 11 septembre 2001, les États-Unis étaient frappés en plein cœur par la plus importante série d’attentats de leur histoire, qui ont causé la mort de 2 977 personnes. Cet événement a profondément modifié la situation politique dans le monde et les relations internationales. Vingt ans plus tard, quelles en sont encore les conséquences ? Comment a évolué la situation en Afghanistan et en Irak après l’intervention américaine ? Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po, nous a livré son analyse lors d’une conférence. Émile vous en propose le compte-rendu.
Propos recueillis par Nour Eid et Bernard el Ghoul
Après les attaques du 11-Septembre, un certain nombre de personnes se sont demandé si celles-ci n’étaient pas prévisibles et évitables. Des signes annonciateurs du désastre ont-ils été ignorés ?
L’idée d’un attentat sans précédent existait dans la communauté du renseignement, mais personne n’avait imaginé l’ampleur que cela prendrait : le génie pervers d’utiliser des avions de ligne pour un attentat. Toutefois, il faut savoir que George W. Bush avait un mémorandum des services de renseignement qui faisait état des avertissements français d’une menace sur le territoire américain, mais à aucun moment le gouvernement américain ne les a pris en compte.
Lorsqu’Al-Qaïda frappe un destroyer américain au large du port d’Aden, au Yémen [le navire de guerre USS Cole en octobre 2000, NDLR], les chances que la phase suivante soit un attentat sur le sol américain sont fortes. Cette frappe a causé les plus lourdes pertes américaines depuis la guerre du Vietnam et, dans la logique d’Al-Qaïda, « frapper l’ennemi lointain dans son territoire, c’est le forcer à intervenir dans le domaine de l’ennemi proche ». Rétrospectivement, il apparaît facile de dire que les attentats du 11-Septembre auraient pu être évités. Or par définition, nous sommes incapables de concevoir l’inconcevable.
Pensez-vous, comme d’autres observateurs, que c’est finalement la guerre froide qui a provoqué la naissance du djihadisme ?
Un grand récit s’est imposé autour de l’idée que les Américains auraient nourri le monstre qui les a frappés en alimentant la guérilla en Afghanistan. À cette époque, j’y étais en tant qu’humanitaire et à mon retour, en 1986, j’ai évoqué le sujet d’une internationale moudjahidine arabe, ce qui n’intéressait personne. Mais il faut savoir que la réalité diffère du récit.
Pendant l’occupation de l’Afghanistan, il y a eu un million de victimes dans un pays de 15 millions d’habitants et les volontaires arabes n’ont pas joué un rôle très important : 80 % d’entre eux n’ont jamais quitté le Pakistan. Et sur une durée de 10 ans, Ben Laden n’a combattu l’Armée rouge que pendant 10 jours. Mais comme souvent, les djihadistes se construisent des récits : une vidéo de 52 minutes avait été diffusée à l’époque, laissant penser que c’était lui et sa phalange d’extrémistes arabes qui avaient défait l’Armée rouge. En réalité, ils n’étaient en grande partie que spectateurs et, bien souvent, de l’autre côté de la frontière.
Quelles leçons peut-on tirer des représailles menées au lendemain des attentats du 11-Septembre ?
Revenons dans un premier temps au contexte de l’époque. Il y a eu un consensus, à l’ONU, pour apporter notre solidarité aux Américains, qui avaient été frappés par cette terreur de masse. L’opération anti-talibans ne faisait pas débat, puisqu’ils protégeaient Al-Qaïda. En France, il y a tout de même eu un désaccord politique : Jacques Chirac était prêt à aller au sol, tandis que Lionel Jospin avait refusé. La France est donc intervenue par l’aéronavale et les forces spéciales, sans être sur le terrain.
Sur la scène internationale, la discorde a débuté lorsque les néo-conservateurs américains ont poussé pour une intervention en Irak alors que la guerre était déjà en cours en Afghanistan. Ils considéraient que les talibans étaient des small fishes [petits poissons, NDLR] et que le plus important était Saddam Hussein, estimant que la route de Jérusalem passait par Bagdad. Non seulement étaient-ils des stratèges lamentables, mais aussi des géographes contestables. Le 12 septembre 2002, George W. Bush déroule donc l’argument de « l’axe du mal » à l’Assemblée générale de l’ONU, visant l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Le consensus international est brisé avec l’intervention de Dominique de Villepin, qui explique que cela ne fera que renforcer le choc des civilisations. Barack Obama, alors sénateur, manifeste son opposition à l’invasion de l’Irak, déclarant que cette guerre ne pourra qu’augmenter le recrutement djihadiste. Dans une Amérique assoiffée de vengeance, tous les spécialistes décrètent alors que la carrière politique de ce sénateur est terminée. La propagande américaine était si efficace que la majorité des Américains pensaient que Saddam Hussein était en partie responsable des attentats du 11-Septembre.
C’est à ce moment-là que Ben Laden et Al-Qaïda gagnent l’essentiel : ils ont non seulement commis une attaque majeure sur le sol américain, mais ont aussi réussi à attirer les États-Unis au cœur du Moyen-Orient. À l’époque, les djihadistes n’existaient pas encore en Irak, mais avec l’intervention américaine de 2003, ils vont être présents dans un endroit stratégique, tout en se faisant passer pour le fer de lance d’une supposée résistance contre l’occupation. Cette dernière ayant engendré une résistance populaire face à ce qui était considéré comme une invasion.
Dans ce contexte, quel rôle a joué le Pakistan vis-à-vis du djihadisme et dans cet écosystème de manière générale ?
Le Pakistan, et plus précisément l’Inter-Services Intelligence (ISI), a joué le rôle d’incubateur. L’ISI avait parrainé Al-Qaïda, qui formait de futurs terroristes afin qu’ils soient infiltrés dans le Cachemire indien. En passant par un tiers, le Pakistan pouvait nier son implication directe et ainsi éviter des représailles indiennes.
Les dirigeants pakistanais se trouvaient aux États-Unis au moment des attentats du 11-Septembre. Ils ont été soumis à la pression américaine, qui les a forçés à collaborer sous peine d’être traités comme les talibans. En revanche, Ben Laden et Al-Zawahiri se réfugient au Pakistan, donnant raison à Barack Obama, qui avait refusé de prévenir le Pakistan de peur que Ben Laden ne soit informé du raid américain le 2 mai 2011. Cette duplicité pakistanaise est donc consubstantielle au fonctionnement de l’ISI, qui est un État dans l’État. Le président pakistanais lui-même a échappé à des attentats djihadistes alors que l’armée portait des coups très sévères à Al-Qaïda : le numéro trois du mouvement, le penseur du 11-Septembre, a par exemple été arrêté à Karachi [Ramzi Bin Al-Shibh a été appréhendé le 12 septembre 2002, NDLR].
Vous disiez, en juin 2014, dans un entretien à Libération : « Le danger d’un 11-Septembre européen est réel. » Malheureusement, les attentats perpétrés en France en 2015 vous ont donné raison. Comment analysez-vous, au regard des dernières évolutions géopolitiques au Proche et au Moyen-Orient, la menace terroriste en Europe et dans le monde ?
L’entretien que vous mentionnez est intervenu avant la proclamation du califat à Mossoul. On savait déjà que des dizaines de volontaires français avaient rejoint les rangs de Daech. On voyait donc une campagne terroriste se profiler en Europe et je voulais mettre en garde contre cela. Aujourd’hui, la menace est très dégradée en termes organisationnels, Daech n’a plus de réseaux structurés en Europe, ce qui avait fait la force des attentats du 13 novembre 2015.
En revanche, ces derniers mois, des individus isolés se sont auto-radicalisés et sont gérés à distance, à travers des messages cryptés, par une direction opérationnelle de Daech qui reste en activité. Son chef est un opérationnel turkmène qui a de l’expérience en Syrie et en Irak et saura mettre à profit son expertise à l’étranger si l’occasion se présente.
Faut-il voir dans la débandade de l’armée afghane financée par les États-Unis le double jeu du gouvernement afghan d’Ashraf Ghani ?
La question qu’il faudrait plutôt se poser est celle-ci : à quel moment un officier américain venu de West Point pense qu’il va apprendre à un Afghan à faire la guerre en Afghanistan ? Ce sont les meilleurs combattants sur leurs terres, ils l’ont démontré au cours des siècles. L’échec absolu est donc la tentative d’exportation du modèle militaire américain en Afghanistan, mais aussi en Syrie, où le choc de culture était accablant : ils voulaient créer une armée de révolution syrienne à leur image et n’ont jamais voulu aider les rebelles qui, malgré les moyens du bord limités, étaient très efficaces. Ce qui s’est passé en Irak aussi était lamentable : les soldes étaient payées, pour être détournées, à des soldats qui n’existaient pas. On a pu le constater à Mossoul, en 2014 : si l’armée se débandait devant les djihadistes, c’est qu’elle n’existait pas vraiment… Même chose en Afghanistan.
Le fait que l’Afghanistan soit un narco-État constitue-t-il une manne pour le financement du terrorisme ?
J’ai parlé sur mon blog [« Un si Proche Orient », NDLR] de l’importance de l’opium et de l’héroïne, dont 90 % proviennent d’Afghanistan. En 2001, quand les Américains sont intervenus, les talibans ont interdit la culture du pavot en espérant des preuves de bonne volonté du côté des États-Unis. Aujourd’hui, les taux de production n’ont jamais été aussi élevés, avec non seulement la culture du pavot, mais aussi des laboratoires d’héroïne partout dans le pays. Les Américains n’ont pas pris cela au sérieux parce que l’héroïne qui circule sur leur territoire provient du Mexique. L’exportation afghane est donc davantage un problème européen.
Les talibans savent faire la guerre, mais ils n’ont pas d’expérience gouvernementale. Est-ce qu’une catastrophe humanitaire s’annonce en Afghanistan ?
Il faut essayer d’éviter un face-à-face à huis clos entre les talibans et le peuple afghan, qui ne peut plus partir. Mais contrairement à 2001, les talibans veulent une reconnaissance internationale ; on pourra en tirer profit en essayant d’ouvrir des corridors humanitaires. Étant en position de force, nous devons agiter la perspective de la reconnaissance sous leur nez et compte tenu de leur manque de connaissances en matière de relations internationales, cela pourrait fonctionner.
Le fait que les États-Unis se retirent est un des symptômes du désengagement américain dans la région. Cela laisse-t-il la porte ouverte à de nouvelles puissances régionales ?
Si la chute de Kaboul doit nous apprendre quelque chose, c’est qu’il faut arrêter de surestimer les Américains. Dans le livre que je viens de publier, Le Milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours (Seuil), le dernier chapitre est intitulé « Vie et mort du Moyen-Orient américain ». À mon avis, il n’est pas mort à Kaboul, il est mort le jour où Trump a reçu Netanyahou à la Maison-Blanche pour « l’accord du siècle ». Or un accord signé avec un chef d’État et des ambassadeurs marginaux me paraît étrange. Et puis il suffit que Mahmoud Abbas, le chef de l’OLP, refuse pour que l’accord disparaisse. Il y a donc une déconnexion entre la politique américaine et la réalité internationale, du fait des considérations politiques intérieures et plus précisément des évangéliques, qui constituent 20-25 % de l’électorat et forment la base dure des républicains. Ils sont plus extrémistes que la majorité des Israéliens, car ils considèrent que la véritable Terre sainte est la Cisjordanie.
Selon moi, le vide laissé par les États-Unis au Moyen-Orient ne sera pas pour autant comblé par la Chine ou la Russie. Les Chinois n’ont toujours pas de politique moyen-orientale, ils ne proposent que des investissements et bien qu’ils soient en bons termes avec l’Iran et les Émirats arabes unis, ils n’ont jamais proposé de médiation entre eux. La Chine est même prête à développer des relations économiques avec les talibans à condition qu’ils ne soutiennent pas les Ouïghours. Quant à la Russie, bien qu’elle ait remporté des victoires incontestables en Syrie, cela témoigne moins de sa puissance que de la faiblesse de ses opposants. En fait, la Russie a mené une guerre des pauvres alors que la guerre des riches était conduite par la coalition contre Daech. Les Russes n’ont pratiquement pas combattu Daech : ils ont sauvé Palmyre des mains des djihadistes pour capituler quelques mois plus tard. Bien qu’ils aient maintenu Bachar Al-Assad au pouvoir, il y a un vide de puissance, ils ne savent pas quoi en faire. L’Europe devrait s’engouffrer dans ce vide en tant que puissance structurante. Comme elle a peur de son ombre, on la voit mal s’engager dans la région de manière ferme.
Le Qatar joue-t-il un double jeu ? Et assistons-nous à une « golfisation » du monde arabe, comme le disent certains observateurs ?
La golfisation, le déni des droits des peuples arabes à l’autodétermination, se retrouve d’un bout à l’autre de la région. Les peuples arabes n’ont pas de voix et ne peuvent pas peser sur le sort de leur pays – à l’exception de la Tunisie. Les pays sans peuple, comme le Qatar et les Émirats arabes unis, n’ont pas non plus énormément de libertés puisqu’une poignée de personnes décide de tout avec des moyens financiers colossaux et des capacités d’intervention impressionnantes. On a pu le voir dans le cadre de la médiation du Qatar avec les talibans et la posture offensive des Émirats, qui montrent ouvertement leur volonté de maintenir le statu quo et le régime en place. Par conséquent, tant que les peuples seront dépossédés du droit à la parole, les crises au Moyen-Orient risquent d’être pires que les précédentes : pour trouver des niveaux de violence tels que ceux auxquels on a assisté en 2013 après le coup d’État de Sissi, il faut remonter à 1798, avec l’expédition de Napoléon en Égypte. En d’autres termes, tant que les peuples arabes n’auront pas leur mot à dire, il n’y aura pas de stabilité dans cette partie du monde.
Quelle place les classes moyennes urbaines peuvent-elles prendre au Moyen-Orient ? Leur conscience politique est-elle particulièrement aiguisée ?
En général, la conscience politique dans le monde arabe est très présente du fait des tragédies vécues. La classe urbaine s’est développée ces dernières années et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons vu des soulèvements démocratiques en 2011. On observe deux types de guerre civile : ouverte, comme celle que mène Al-Assad en Syrie, et socio-économique, les régimes ayant compris qu’en l’absence de réformistes et en retirant les femmes de l’espace public, on maintenait le statu quo. Une classe moyenne se développe donc, mais elle est prise en étau entre la montée du conservatisme et une forme de déclassement. Le cas extrême étant le Liban, où la classe politique mène une guerre économique contre son peuple, faisant disparaître la classe moyenne pour assurer un clientélisme d’un autre temps.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.