Stéphane Pallez : "FDJ doit aller encore plus loin dans la transformation numérique"
Digitalisation, ouverture à la concurrence de ses activités en ligne, privatisation et introduction en Bourse : la Française des jeux a été confrontée à de nombreux défis ces dernières années. La rédaction d’Émile est allée à la rencontre de Stéphane Pallez, sa présidente-directrice générale, pour évoquer les diverses stratégies de l’entreprise qui, malgré les obstacles, termine l’année 2020 avec un bilan positif.
Propos recueillis par Emma Barrier, Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Photos : Manuel Braun
Quel métier rêviez-vous d’exercer quand vous êtes arrivée rue Saint-Guillaume ?
Je n’avais pas vraiment un métier en tête lorsque je suis entrée à Sciences Po ; mon souhait d’intégrer cette école était davantage lié à ma motivation de servir l’intérêt général. J’ai donc rejoint la section Service public, puis j’ai fait l’ENA. Finalement, cette motivation de l’intérêt général m’a toujours accompagnée. Je l’ai déployée dans mes fonctions dans le secteur public et j’arrive aussi à la mettre en œuvre dans mes activités de P.-D.G. d’une entreprise privée, dont la raison d’être est étroitement liée à son impact sur la société. Je pense que les entreprises ont, elles aussi, une capacité à agir sur ces sujets qui m’ont toujours motivée et qui m’animent encore.
Pour parvenir à ce poste, le réseau a-t-il joué un rôle important ou est-ce le travail avant tout ?
Le travail ! Je n’ai pas gagné le poste de P.-D.G. de FDJ en jouant au Loto [rires, NDLR] ! Je pense vraiment que le travail est le premier ingrédient de la réussite. C’est le fil rouge de mon parcours, que ce soit dans mes études et ensuite dans ma vie professionnelle. L’inspiration a aussi joué un rôle important. Elle provient de rencontres avec des personnalités comme Christine Lagarde ou Thierry Breton, qui créent des opportunités ou ouvrent à des idées que l’on n’aurait pas forcément eues seule. Sur ce point, la chance et le hasard jouent beaucoup. Mais fondamentalement, le fil directeur, c’est surtout le travail ; beaucoup de persévérance et beaucoup d’expériences, c’est ce qui vous forge.
Un Français sur deux en âge de jouer joue. Qu’est-ce que cela dit de la place actuelle du jeu dans notre société ?
Le jeu d’argent est une activité populaire, au vrai sens du terme. Il concerne toute la société française, toutes les classes d’âges, tous les genres, toutes les catégories socio-professionnelles. Le jeu d’argent est un divertissement auquel 50 % de la population majeure participent régulièrement ou épisodiquement. En cela, on peut considérer que cette activité est inscrite dans la société française, dans les habitudes des Français et dans les territoires. Cela dit, la France n’est pas connue pour être un pays de jeu très intense. Les statistiques ont plutôt tendance à montrer qu’en montant moyen, nous sommes un pays de jeu modéré. Évidemment, il s’agit d’une activité qui évolue avec le temps. Quand on compare ce qu’elle était il y a 10 ans avec ce qu’elle est devenue, on voit que de nouvelles formes de jeu sont apparues et se sont développées. Dès lors, le jeu conserve un réel potentiel d’évolution et de croissance, à condition qu’il continue à s’exercer dans un cadre responsable.
Cyril Linette, directeur général du PMU, évoque une population de joueurs un peu différente, plutôt masculine, populaire et âgée. Ce n’est pas pareil du côté de FDJ ? Vous avez l’impression que l’ensemble des classes sociales et des classes d’âge est représenté ?
Ce n’est pas une impression. Lorsque vous vous penchez sur les 23 millions de Français qui ont joué au moins une fois à un jeu de la Française des jeux durant l’année écoulée, vous constatez qu’ils sont représentatifs de la société. Si vous faites une analyse plus fine et que vous regardez par type de jeu, il existe des différences. La typologie des joueurs de paris sportifs est, par exemple, plus jeune et plus masculine que pour nos jeux de loterie.
Et quel est le jeu le plus rassembleur ?
Les jeux pour lesquels il y a statistiquement le plus de joueurs sont les grands jeux de tirage, dont Loto et EuroMillions, notamment quand le jackpot atteint 210 millions d’euros, ce qui a été le cas récemment pour EuroMillions. Ces jeux iconiques attirent tous les types de joueurs. Puis suivent les jeux de grattage. Vient ensuite le secteur du pari sportif, dont l’activité, en ligne en particulier, est en plein développement.
Quels sont les grands défis auxquels FDJ a été confrontée durant ces 10 dernières années ?
Le premier est un défi d’adaptation. Il a fallu passer d’une activité exercée exclusivement en monopole à un monde dans lequel celle-ci coexiste avec des nouveaux segments d’activités en ligne et en concurrence. Depuis l’ouverture à la concurrence, en 2010, les paris en ligne croissent rapidement sur un marché très compétitif.
Par ailleurs, nous vivons globalement dans un monde de plus en plus digital. Le défi fondamental pour le groupe FDJ, qui existe depuis plus de 85 ans, est d’innover constamment, de s’adapter à l’évolution de la société, des technologies et surtout des habitudes de consommation dans l’ensemble de ses activités.
L’autre défi majeur de FDJ a été celui de la réalisation de sa privatisation et de son introduction en Bourse en 2019, dans un cadre de régulation rénové dans ce contexte par la loi Pacte. Il ne s’agit pas seulement d’une opération financière, mais d’un projet global de transformation de l’entreprise sur plusieurs années. Et il n’a été possible que parce que FDJ s’est adaptée constamment à cet environnement d’innovation et de concurrence et s’était préparée à cette évolution de son statut.
Quelles mesures emblématiques avez-vous adoptées pour accompagner la digitalisation du secteur ?
En 2015, nous avons engagé un tournant stratégique destiné à adapter FDJ à l’évolution des modes de consommation, qui passe évidemment par le digital. Pour cela, nous avons investi 500 millions d’euros, principalement dans nos systèmes informatiques, nos plateformes et nos applications, mais aussi dans nos équipements en point de vente et dans l’innovation digitale de manière plus générale. Cet investissement a eu pour but de développer à la fois notre activité digitale en ligne, mais aussi d’offrir à nos clients les bénéfices de l’expérience digitale dans notre réseau physique. Nous proposons ainsi, pour les paris sportifs en particulier, la dématérialisation des prises de jeu, qui peuvent être préparées sur une application et validées en point de vente. Aujourd’hui, 80 % de nos clients y ont recours. Notre objectif était de passer de 3 % à 20 % de mises « numérisées » (c’est-à-dire en ligne et en points de vente) de 2015 à 2020 et nous sommes au-delà, puisque nous avons atteint 24 % fin 2020.
Nous avons réalisé que FDJ doit aller encore plus loin dans la transformation numérique. Notre stratégie doit faire évoluer nos jeux, nourrir l’innovation de produits et services, mais aussi nous permettre de continuer à recruter de nouveaux clients et d’avoir avec eux une relation qui se rapproche de ce qui est le standard de la distribution grand public, avec néanmoins une caractéristique qui nous est propre : assurer à nos clients les moyens de maîtriser leur consommation de jeux. Nous étions une entreprise surtout orientée « produits » : nous souhaitons désormais développer et renforcer notre relation client. Cela concerne les ventes en ligne, mais aussi bien sûr notre réseau de distribution physique. Avec 30 000 points de vente sur l’ensemble du territoire, notre réseau de distribution est le plus grand réseau de proximité en France et nous permet d’être en relation avec tous les Français.
Avez-vous mis en place une stratégie de clients premium en vue d’une politique de fidélisation ?
Non, pas encore dans toutes nos activités. Cela fait partie de notre feuille de route stratégique pour les prochaines années. C’est une stratégie qui existe dans les paris sportifs, mais beaucoup moins dans la loterie, qui est moins digitale et dans laquelle nous avons moins développé cette relation client personnalisée. À cet égard, il est important de souligner que les activités des jeux d’argent sont régulées et que la relation client doit se faire dans des conditions compatibles avec nos engagements de jeu responsable et de prévention du jeu excessif. Nous devons nous assurer qu’il n’y a pas d’intensification de l’activité, en particulier parmi certaines catégories de population plus vulnérables, ce qui est très spécifique à notre secteur.
Quelles ont été les conséquences de la crise sanitaire sur vos activités ?
La crise a évidemment affecté significativement l’activité de l’entreprise. La diminution de 7 % des mises de FDJ en 2020 est une baisse d’activité historique. Mais après une chute de 18 % des mises au premier semestre, nous avons pu limiter les conséquences de cette crise grâce à un deuxième semestre beaucoup plus positif. Le groupe a bien réagi et vite, notamment en mettant rapidement en place un plan d’économies très substantiel au moment où la baisse de l’activité a été la plus drastique, tout en protégeant ses salariés. Ce plan d’économies de 80 millions d’euros nous a permis de protéger l’entreprise et ses actionnaires. Il a aussi maintenu nos investissements d’avenir, tout en préservant notre profitabilité.
Cela a donc été une année difficile, mais une belle performance pour FDJ. C’était un gros enjeu puisque l’introduction en Bourse avait été réalisée le 21 novembre 2019, quelques mois avant le premier confinement de mars 2020. Nous avions promis à nos actionnaires que FDJ était un bel investissement durable, dans lequel ils pouvaient avoir confiance dans le temps. Il fallait tenir cette promesse dans un contexte que personne n’avait pu anticiper, et cela a été reconnu par les investisseurs, si l’on en croit notre excellente performance boursière.
Vous allez donc pouvoir verser des dividendes aux actionnaires ?
Oui, nous tiendrons notre promesse, puisque nous sommes parvenus à préserver notre profitabilité et notre résultat net. Le versement aux actionnaires d’un dividende représentant 80 % de notre résultat net consolidé, comme promis lors de l’introduction en Bourse, va être soumis au vote lors de l’assemblée générale du groupe, en juin prochain.
Vous avez mentionné précédemment un réseau de 30 000 points de vente. Résiste-t-il à la crise sanitaire et financière ?
Lorsque l’épidémie a débuté, il y a un an, c’était un sujet majeur d’inquiétude. Nous pouvons dire que notre réseau a, dans l’ensemble, plutôt bien résisté. Une partie de nos points de vente n’a cependant pas encore eu le droit de rouvrir. C’est le cas des bars en particulier. Aujourd’hui [en mars 2021, NDLR], 90 % de nos points de vente sont ouverts malgré de fortes baisses d’activité. Il y a eu peu de fermetures définitives ou de faillites l’année dernière, notamment grâce au soutien public qui a bien fonctionné, y compris pour notre réseau. Mais nous y avons aussi contribué en soutenant nos points de vente, par exemple en facilitant la gestion de trésorerie de ceux qui étaient fermés et en participant à la relance de leur activité. Fin 2020, nous comptons toujours 30 000 points de vente dans notre réseau, ce qui est un bon résultat.
Néanmoins, il faut rester vigilant, car la crise n’est pas finie. Nous allons avoir besoin d’accompagner le réseau dans la durée. Avec d’autres partenaires, nous sommes en train de monter un fonds d’investissement qui a pour objectif de consolider la situation des commerces de proximité via des prêts participatifs. FDJ s’est engagée à y contribuer à hauteur de près de 15 millions d’euros.
Quel impact a eu la crise sur la digitalisation de la FDJ ?
L’année 2020 a agi comme un accélérateur de notre stratégie digitale, engagée depuis 2015 et qui nous avait conduits à transformer notre offre digitale. Notre trajectoire était déjà lancée, et c’est particulièrement pendant la première moitié de 2020 qu’un grand nombre de clients sont venus jouer en ligne. La crise a joué comme un accélérateur ; les mises digitales ont augmenté de 40 % l’année dernière et même de 60 % pour la loterie, principalement grâce au recrutement de nouveaux joueurs digitaux. Cela nous a permis de franchir un cap historique : 10 % des 16 milliards de mises du groupe sont passés par le canal digital en 2020. Il faut cependant noter que 50 % des joueurs en ligne sont omnicanaux, c’est-à-dire qu’ils sont aussi clients de nos points de vente physiques.
Vous venez d’évoquer l’accompagnement de vos points de vente pendant la crise. Considérez-vous que l’animation de votre réseau est liée à une mission d’aménagement du territoire ?
Absolument, le soutien au commerce de proximité fait partie des six engagements que nous avons pris dans le cadre de notre raison d’être, adoptée en 2020. Notre réseau nous permet de vendre nos produits, mais cela reste avant tout un réseau de commerçants indépendants. La vente de nos jeux est un élément important de leur modèle économique et il y a évidemment un intérêt pour FDJ à avoir un maillage sur l’ensemble des territoires.
Ce réseau joue aussi un rôle fondamental dans le maintien d’un commerce local et il apporte de plus en plus de services de proximité, que nous contribuons d’ailleurs à mettre en place. Par exemple, nous avons gagné, avec la Confédération des buralistes, l’appel d’offres de la direction générale des finances publiques pour l’externalisation des encaissements des trésoreries publiques. Cela nous a permis de déployer un service de paiement d’impôts, d’amendes et de factures de service public dans 10 000 de nos points de vente en 2020. Avec ces actions, nous sommes engagés dans une démarche de maintien du contact avec nos clients et de développement des commerces, eux-mêmes sources de stabilité et de proximité dans les territoires français.
Concernant les dérives possibles des jeux, comment conciliez-vous votre devoir de protection du public avec la nécessité de trouver de nouveaux clients pour votre croissance ?
Cette dualité n’est pas nouvelle ; elle est inscrite dans les racines de la Française des jeux et dans la loi. Nous devons faire en sorte que FDJ propose une offre attractive et responsable. C’est à cette double condition que nous pouvons canaliser la demande de jeux sur une consommation contrôlée.
Par ailleurs, cette dualité n’est pas contradictoire : être responsable face aux risques va de pair avec notre capacité à rendre notre modèle économique durable. Nous avons toujours géré notre activité pour atteindre ce double objectif. Par exemple, nous investissons beaucoup dans la formation de nos commerçants partenaires quant à la prévention du jeu des mineurs et du jeu excessif.
Nous avons aussi déployé un outil de suivi du comportement des joueurs en ligne, Playscan, qui nous permet de leur envoyer des alertes ou de réduire leur consommation si besoin. C’est un véritable outil de veille et d’accompagnement des joueurs en ligne. Mais notre rôle est aussi de contribuer à identifier les joueurs susceptibles de développer des comportements d’addiction afin de les orienter vers des professionnels.
La lutte contre l’addiction est de la responsabilité des régulateurs, qui doivent évidemment fixer des normes et nous contrôler, mais à mon sens, la responsabilité des opérateurs est tout aussi fondamentale. Nos rôles respectifs sont complémentaires.
Que pensez-vous du contrôle de l’identité dans les points de vente ? Est-ce faisable ou même souhaitable ?
Ce n’est pas si simple ; nous ne sommes pas dans des commerces exclusivement dédiés aux jeux d’argent. Il n’est pas possible de demander la pièce d’identité à l’entrée du point de vente d’un réseau de commerçants partenaires. Qui imaginerait montrer sa pièce d’identité pour aller acheter son journal ? Un contrôle systématique est donc difficile.
En revanche, nous formons nos détaillants aux situations dans lesquelles ils doivent contrôler l’identité pour vérifier l’âge d’un client s’ils ont un doute. Sur ce sujet, nous avons beaucoup progressé. Nos partenaires commerçants ont compris que c’était une exigence absolue et nous leur donnons tous les moyens pour qu’ils puissent l’appliquer. Sinon, nous sommes en mesure de les sanctionner, ce qui peut aller jusqu’au retrait de leur agrément en cas de récidive. Nous sommes très investis sur ce point. Et nous savons aussi que nous devons et pouvons encore progresser.
Le casino en ligne, est-ce pour demain ?
Non, cela ne me semble pas d’actualité. Le casino en ligne a fait l’objet de débats au moment du vote de la loi Pacte, qui régule les jeux d’argent et a autorisé la privatisation de FDJ. La conclusion a été que le casino en ligne resterait interdit en France.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 21 d’Émile, paru en avril 2021.