Florence Parly : "Les évolutions géopolitiques renforcent les risques d'escalade vers des conflits armés puissants"
Budget en hausse, popularité de l’institution militaire, féminisation, nouveaux conflits, cyberguerre et défense européenne… Florence Parly, la ministre des Armées, a accepté de répondre aux questions d’Émile. Elle nous dresse un état des lieux des grands défis auxquels les armées françaises sont confrontées et détaille l’action de son ministère depuis le début du quinquennat. Elle dépeint une institution en adaptation constante qui, tout en défendant l’objectif de paix, se prépare néanmoins au retour de conflits majeurs.
Propos recueillis par Sandra Elouarghi et Maïna Marjany
L’image des armées n’a cessé de s’améliorer depuis 1997, date de la mise en œuvre de la professionnalisation des armées. Comment expliquer ce phénomène ?
J’y vois tout d’abord le signe que cette professionnalisation est réussie. Nos armées inspirent confiance. Elles sont crédibles, car elles apportent des réponses très directes à la sécurité des Français et à la défense de notre pays. Aujourd’hui, elles sont engagées contre les groupes terroristes qui ont commis des attentats sur notre sol. Au Levant comme au Sahel, c’est Daech et Al-Qaïda qui subissent nos coups. Nos armées patrouillent dans nos rues, surveillent nos approches maritimes et protègent notre espace aérien. Elles vaccinent, elles transportent des patients Covid, elles soignent. Ce sont des armées professionnelles et engagées.
Mais j’y vois aussi la maturité et la diversité de notre pays, comme de nos armées. Les jeunes hommes et femmes qui s’engagent sous l’uniforme aujourd’hui proviennent de toute la société. Ils en sont un magnifique extrait. Les armées ne sont pas un monde à part, elles sont en phase avec la société française ; elles en font partie. J’y vois enfin les effets de l’effort financier de la nation pour sa défense. La Loi de programmation militaire décidée par le président de la République, d’une ambition inédite, a redonné de la force à nos armées. Pour la première fois depuis des décennies, les engagements sont tenus, année après année : les fragilités sont réparées, la modernisation est lancée, les familles font l’objet d’une attention nouvelle. Nos armées ont le moral et cela se ressent aussi.
En Europe, nous vivions depuis 1991 dans l’illusion de « la fin de l’histoire », qui nous amenait à croire que la guerre était désormais lointaine. Les récents attentats en France ont-ils replacé le conflit armé sur le devant de la scène ?
Même si la chute du Mur de Berlin n’a pas mis un terme à la guerre – je pense notamment aux conflits des années 1990 dans les Balkans –, il est vrai que les Européens de l’Ouest ont pu se sentir relativement préservés pendant un temps. Mais l’expansion du terrorisme djihadiste depuis plus de 20 ans a remis la violence au cœur de nos sociétés, sur notre sol même, et nous a conduits à mobiliser nos armées pour lutter contre ce fléau. Malgré la fin du pseudo-califat au Levant et les pertes très sérieuses infligées aux groupes terroristes au Sahel, il est néanmoins clair que ce terrorisme se recompose, en prospérant sur les situations de chaos, de guerre civile et sur les fragilités des États. Il demeure ainsi une menace prioritaire et notre mobilisation pour lutter contre celle-ci demeure totale.
Pour autant, nous aurions tort de voir là la seule source de conflictualité qui menace la stabilité du monde et notre sécurité. Nous avons également pris, ces dernières années, la pleine mesure d’un monde multipolaire où les rapports de force se développent pendant que le système multilatéral s’affaiblit. L’affirmation militaire d’un nombre croissant de puissances, établies ou émergentes, dans des régions sous tension, renforce l’instabilité et l’imprévisibilité auxquelles nous sommes confrontés. Les cadres internationaux sont remis en cause et affaiblis, tandis que des armements avancés se diffusent de plus en plus largement, au profit d’États comme de groupes non étatiques. Couplées au développement de nouveaux modes opératoires basés sur l’ambiguïté, l’intimidation ou la déstabilisation, ces évolutions renforcent les risques d’escalade vers des conflits armés puissants.
Quel en a été l’impact sur la place et l’image de l’armée au sein de notre société ?
L’illustration la plus marquante est la présence de militaires de l’opération Sentinelle dans nos rues. C’est une présence rassurante pour les Français et dissuasive pour l’ennemi. Ces patrouilles de militaires dans nos villes sont apparues en 2015 et les Français y sont désormais habitués. Sentinelle constitue probablement le rapport le plus direct, aujourd’hui, entre les Français et leurs armées. Cela étant, depuis le début de la pandémie, beaucoup de Français ont également eu un lien très direct avec les armées : soit pour se faire soigner, soit pour se faire vacciner.
En termes de ressources humaines et de management, comment l’armée fait-elle face aux défis qui l’attendent, au premier rang desquels le recrutement – et surtout la fidélisation – des jeunes générations ?
Le défi que vous évoquez est effectivement majeur. Nos armées ont besoin de femmes et d’hommes jeunes, ce qui implique le recrutement d’environ 25 000 personnes chaque année, 27 000 en 2021, pour être précise ! C’est considérable, mais je suis profondément optimiste, pour deux raisons.
D’abord, car je crois que notre jeunesse a soif d’engagement et souhaite donner un sens à celui-ci. Servir son pays dans les armées est un magnifique engagement que nous devons faire mieux connaître. Ensuite, les armées proposent un parcours bien loin des images d’Épinal que certains peuvent avoir du métier militaire. Ce parcours, c’est bien souvent celui de la promesse républicaine de l’escalier social en acte – je dis bien « escalier » et non « ascenseur », cette nuance est importante ! Chacun, quelle que soit son origine ou ses diplômes, peut progresser, se former et accéder aux responsabilités. Le métier est exigeant, mais il sait sans doute plus qu’ailleurs récompenser. Ce ne sont pas des mots, c’est la réalité de nos armées en 2021.
Les nouvelles technologies nécessitent également de chercher de nouvelles compétences chez les militaires, notamment avec le développement de l’intelligence artificielle et de la cyberguerre. Comment votre ministère accompagne-t-il cette transformation ?
Les armées et services du ministère des Armées composent tous les jours avec des systèmes complexes et d’une grande diversité. Du satellite d’observation à la frégate multi-mission en passant par le véhicule blindé dernière génération ou encore l’avion de chasse, tous ces systèmes ont un point en commun qui ne cessera de prendre de la place dans les années à venir : le numérique.
Cette digitalisation s’accompagne d’un déferlement de données. Notre défi est de pouvoir les maîtriser, non seulement parce qu’elles représentent une mine d’informations utiles pour nos missions (comme le traitement de données satellitaires ou la mise en réseau d’un convoi de véhicules en zones à risques), mais aussi parce qu’elles peuvent être source de vulnérabilité face à des cyberattaques. Pour relever ce défi, nous recrutons des spécialistes dans les domaines de l’intelligence artificielle (plus de 200 d’ici 2023) et de la cybersécurité (1 100 d’ici 2025). Les profils recherchés sont très variés : civils ou militaire, du BTS au bac +5, data scientists, développeurs informatiques, spécialistes en machine learning, etc. Au sein du ministère, nous axons notre effort sur la formation initiale et la formation continue pour accompagner la transformation liée à l’ère du numérique.
Face aux récentes évolutions, le système de la formation militaire en France est-il suffisamment performant et agile ou doit-il être réformé ?
La formation est un pilier fondamental de notre outil de défense car, par définition, on ne recrute pas un militaire sur étagère sortant d’une école civile. Nous y consacrons des ressources considérables. Le temps dédié à la formation dans une carrière de cadre (sous-officier ou officier) est très important. L’École de guerre est d’ailleurs une source d’inspiration pour le modèle de la haute fonction publique, comme l’a rappelé le président de la République récemment. En d’autres termes, je crois que les armées ont une véritable expertise en matière de formation.
Je voudrais insister sur deux points qui sont des évolutions à l’œuvre aujourd’hui. D’une part, nous nous orientons de plus en plus vers la création ou la recréation d’écoles techniques à mi-chemin entre les parcours de l’éducation nationale et les besoins des armées. Je pense à l’École des mousses, récréée en 2009, mais aussi aux initiatives de l’armée de terre, à travers le projet d’une véritable école technique de sous-officiers. Je pense également aux BTS Cyber que nous proposons dans nos lycées de la défense depuis trois ans. D’autre part, comme ailleurs, la crise sanitaire a été un formidable accélérateur de la transformation pédagogique et dans ce domaine, en matière de formation continue, nous avons beaucoup de projets innovants qui vont transformer notre système de formation, en faisant notamment appel aux apports des sciences cognitives.
Vous avez mis en place le plan Famille en 2017, doté de 300 millions d’euros. Quel était le but de ce dispositif ? L’accompagnement et l’amélioration des conditions de vie des militaires, était-ce une priorité pour rendre plus attractives les carrières militaires ?
Au service de la nation, le militaire est un citoyen qui remplit une mission exceptionnelle dans des conditions exceptionnelles. S’il est fier de servir et profondément attaché aux valeurs qui fondent son engagement, le militaire a toujours vécu avec son temps. À ses yeux, réussir, ce n’est pas seulement s’accomplir dans sa vie professionnelle, c’est aussi préserver une vie familiale dont l’équilibre et la sérénité sont favorisés par une prise en compte attentive de ses besoins. Ma conviction est donc qu’il n’y a pas de soldats forts sans familles heureuses. Ce sont elles qui, les premières, souffrent de l’absence, connaissent les difficultés et partagent les contingences de la vie militaire. Nos armées ne pourront être pleinement sereines que si elles savent leurs familles protégées et accompagnées.
J’ai donc voulu que cet engagement fasse l’objet d’un plan dédié qui va s’étendre sur la durée de la loi de programmation militaire 2019-2025. Ce plan n’a pas d’autre ambition que de changer et simplifier le quotidien du militaire et de sa famille. Nous avons agi dans toutes les directions, celle de la petite enfance, du logement, des loisirs, des mutations, de l’emploi des conjoints… La liste est longue et les réalisations concrètes. Un seul exemple : en deux ans, nous avons déployé le WiFi gratuit dans l’ensemble des quartiers, casernes et bases de métropole. Le plan Famille est aussi la marque d’une loi de programmation que j’ai souhaitée « à hauteur d’homme ».
À l’heure où seuls 15,5 % des militaires sont des femmes, vous avez évoqué la féminisation des armées comme une grande cause de votre mandat. Quels chantiers ont été lancés pour assurer cette féminisation ? Comment votre politique de féminisation est-elle perçue par les autorités militaires ?
La féminisation de nos armées, c’est une nécessité, un impératif opérationnel que je partage avec les chefs d’état-major. Comme vous l’avez souligné, le recrutement est un défi de chaque instant et il est inimaginable de se priver de 50 % de notre jeunesse car les représentations feraient obstacle à ce que les jeunes femmes nous rejoignent. Alors oui, rendre possible l’engagement des femmes, la conciliation d’un projet professionnel exigeant avec un projet familial, l’envie et la possibilité d’accéder aux plus hautes responsabilités, c’est un enjeu d’efficacité opérationnelle.
La société change vite. Les modes de vie, de pensée, de combat aussi. Nous avons la quatrième armée la plus féminisée au monde. Beaucoup a déjà été fait, mais nous devons faire plus. Depuis 2019 se déploie une série d’actions pour faire évoluer les représentations et les pratiques de gestion. Par exemple, nous avons modifié les conditions de présentation au concours de l’École de guerre de façon à ce que cette étape importante dans la carrière d’un officier ne soit plus un couperet ou un non-choix entre vie personnelle et vie professionnelle.
Le président de la République évoque souvent les armées gardiennes du temps long. Elles ont cette particularité de devoir agir dans le présent et de prendre aussi des décisions qui auront des conséquences dans 30, 40, parfois 50 ans. La mixité, c’est aussi le temps long : cela ne fait pas si longtemps que les armées se sont ouvertes aux femmes. C’est normal que tout cela prenne du temps. Mais les résultats sont déjà perceptibles : depuis le lancement du plan Mixité, les effectifs féminins dans les armées ont augmenté de 4,7 %. La part des femmes dans les armées augmente désormais après une stagnation depuis 2010 et les femmes représentaient, en 2020, 17 % du personnel militaire recruté (+ 7 points en cinq ans). Dans cette matière comme dans d’autres, il faut de la constance, pas de la mode.
En tant que ministre des Armées, comment gérez-vous des situations délicates telles que la publication en avril de la tribune de généraux dans Valeurs Actuelles ? La vision de l’état du pays exprimée dans ce texte est-elle, à votre connaissance, partagée par une part significative des militaires français ?
Les militaires français ne vivent pas dans un monde à part. Chacun d’entre eux a un vécu, une histoire, un parcours particulier. Chacun a sa propre appréciation de la société, de son évolution, de la vie de la cité. Mais, et c’est une condition indépassable, on ne fait pas de politique si l’on porte l’uniforme. Les militaires le savent bien. C’est ce que l’on appelle le devoir de réserve et la neutralité.
Il ne vous aura pas échappé que la tribune que vous évoquez a été rédigée à des fins politiques. En mettant en avant leur grade et en rompant ainsi avec les règles parfaitement claires du devoir de réserve, les signataires ont commis une faute. Comme toute faute, elle doit être sanctionnée avec fermeté. C’est ce qui est d’ores et déjà engagé.
Votre majorité a considérablement amplifié l’effort budgétaire, avec une Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 qui a déjà porté le budget défense de 32,4 milliards d’euros en 2017 à 39,2 milliards en 2021. Pourquoi cet effort budgétaire était-il indispensable à ce moment précis ?
La revue stratégique de défense et de sécurité nationale élaborée à l’automne 2017 avait dressé le constat d’un contexte stratégique marqué par l’accélération et l’intensification de menaces déjà identifiées : la persistance à un niveau élevé de la menace terroriste sur le sol national depuis les attentats de Charlie Hebdo et à l’étranger, l’affirmation militaire de puissances établies ou émergentes, la simultanéité des crises dans lesquelles nous sommes engagés, du Sahel au Moyen-Orient, l’affaiblissement des cadres multilatéraux et l’accélération des bouleversements technologiques.
Dans ce contexte particulièrement instable, l’examen des intérêts de la France et de son ambition et le constat d’un écart grandissant entre des engagements opérationnels accrus et des ressources drastiquement diminuées ont donc conduit le président de la République à retenir le maintien d’un modèle d’armée complet et équilibré pour atteindre le niveau d’ambition fixé à l’horizon 2030. Ce modèle doit permettre à nos forces d’agir dans tous les espaces de conflictualités, qu’il s’agisse des milieux terrestre, maritime, aérien, spatial, des grands fonds marins et de l’espace numérique, dans le cadre de coopérations opérationnelles maîtrisées, bilatérales, européennes, transatlantiques ou en coalition.
La Loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025 précise les orientations en matière d’équipements et d’effectifs des armées à l’horizon 2030 et les traduit en moyens financiers pour soutenir le modèle voulu par le président de la République. Le niveau d’ambition fixé nécessite un effort budgétaire considérable, qui s’inscrit dans la durée. En 2021, le budget de la mission défense s’élève à 39,2 milliards d’euros, soit une augmentation de 6,8 milliards d’euros par rapport à 2017. Pour la troisième année consécutive, il est en parfaite cohérence avec la Loi de programmation militaire. C’est remarquable et inédit dans l’histoire récente de la Ve République. Et le plus inédit, me semble-t-il, c’est que les budgets sont exécutés conformément aux lois de finances initiales. Les engagements sont tenus.
Cette loi met aussi l’accent sur la lutte numérique et la cyberguerre. Sera-t-elle un des principaux enjeux de la défense pour l’avenir ?
Le cyberespace est devenu un espace de conflictualité. Bien que touchant au champ de l’immatériel, il n’en demeure pas moins pernicieux et dangereux. Il est le vecteur d’armes au potentiel d’obstruction, de destruction et de paralysie massives, avec des conséquences pouvant s’avérer très graves dans le monde réel. C’est un espace sans frontières, anonyme, pouvant être source de tensions et de menaces. Les « armes » que l’on peut trouver dans l’espace numérique sont à la portée de groupes d’activistes ou d’acteurs criminels qui ne sont pas forcément liés à des acteurs étatiques. Dans le même temps, on observe une certaine porosité entre certains de ces groupes et des États qui les utilisent pour camoufler leurs propres agissements ou prolonger leurs objectifs. Il nous appartient de caractériser ces actions malveillantes et de les combattre.
Il était donc primordial de tout mettre en œuvre pour sécuriser nos installations contre les cyberattaques et être capable de riposter. C’est pourquoi j’ai présenté l’évolution de notre doctrine : nous continuons bien évidemment de faire de la cyberdéfense, mais nous nous donnons la possibilité de mener également des attaques dans le cyber-
espace, en appui de nos opérations militaires. Enfin, nous procédons à de nombreux partages d’expériences avec des entreprises prestataires du ministère des Armées afin que celles-ci emmagasinent un maximum de bonnes pratiques : nous appelons cela « améliorer son hygiène cyber », dans le jargon !
La France présidera le Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022. Cette présidence sera-t-elle l’occasion d’avancer sur l’enjeu d’une défense européenne ?
C’est certain. Je crois en une Europe plus forte, plus résiliente face aux crises. Celle que nous vivons depuis plus d’un an a montré à quel point il était nécessaire de renforcer la souveraineté de l’Europe.
La notion d’autonomie stratégique que nous défendons renvoie à une capacité pour les Européens de disposer d’une liberté d’appréciation, de décision et d’action propre. Ce qui est en jeu, c’est la protection des citoyens européens et de nos intérêts, mais surtout le fondement de notre souveraineté et de notre crédibilité collective, y compris en tant que partenaire, notamment au sein de l’OTAN. Ce n’est donc en rien contradictoire avec une OTAN unie et forte, au contraire.
Selon vous, il est donc indispensable de s’unir pour mieux se protéger face aux menaces futures ?
Pour la sécurité des Européens, il faut que l’Europe assume son statut de puissance. Ma conviction est que l’Europe est la seule façon pour nous d’être à la hauteur des enjeux de sécurité auxquels nous devons faire face. La France, et c’est un choix politique que nous avons renouvelé, s’appuie sur un modèle d’armée complet. Nous disposons par ailleurs d’une base industrielle et technologique de défense forte. Mais si nous voulons être capables de faire valoir nos intérêts face à des compétiteurs tels que la Chine ou la Russie, si nous ne voulons pas nous contenter d’être les vassaux de telle ou telle grande puissance, alors nous devons nous unir autour d’une Europe forte et souveraine.
Cette défense de l’Europe ne se joue d’ailleurs pas uniquement à nos portes, loin de là. Elle se joue au Sahel, dans le Golfe de Guinée, au Levant, dans le Golfe arabo-persique, en Indo-Pacifique. Sur tous ces théâtres, nous devons trouver les moyens d’agir ensemble. Ce qui est vrai dans le domaine opérationnel l’est également dans le domaine capacitaire. Les Européens ont toute leur place parmi les leaders mondiaux dans ce domaine. Mais si nous voulons conserver ce rang, nous n’avons pas le choix, nous devons « faire ensemble ». De cela la France est convaincue, et c’est la raison pour laquelle la LPM prévoit une augmentation de 36 % du nombre de nos programmes en coopération. Je ne prendrai qu’un exemple : celui de l’avion de combat du futur. En faisant le choix de conduire ce projet avec l’Allemagne et l’Espagne, nous avons souhaité bénéficier de l’expertise et des compétences de plusieurs grandes nations industrielles pour développer un équipement à la hauteur des enjeux stratégiques de demain. Ça ne veut pas dire que c’est la voie la plus simple. La dernière étape qui a été franchie, et qui va nous amener d’ici 2027 au premier vol d’un démonstrateur de l’avion de combat de nouvelle génération, avec un objectif opérationnel à l’horizon 2040, a nécessité de nombreuses négociations – et un certain nombre de coups de fil avec mes homologues ! – qui devaient être à la hauteur des enjeux.
Les exercices d’envergure Orion qui doivent mobiliser en 2023 entre 5 000 et 7 000 militaires, révèlent que la défense française considère les conflits de haute intensité comme l’un des enjeux de l’avenir, ce qui pose automatiquement la question du nombre de ses effectifs. Va-t-on assister au retour des conflits à « haute intensité » ? L’armée française en manque de bras est-elle préparée pour la guerre du futur ?
Tous nos efforts visent à ne pas en arriver à des conflits majeurs. Notre histoire est jalonnée de ces moments terribles. La défense de la paix reste notre objectif, mais nous observons un durcissement de notre environnement stratégique. Les conditions dans lesquelles nos armées pourraient devoir intervenir sont de plus en plus exigeantes. Elles pourraient engager des acteurs qui investissent massivement dans la défense et explorent de nouveaux espaces de combat comme le cyber, la désinformation ou le spatial.
Les armées françaises sont remarquables, car elles ont toujours évolué. La question des bras est bien trop réductrice, même si nous savons que le nombre restera un facteur de supériorité au combat. En effet, d’autres éléments conditionneront notre capacité à prendre l’ascendant face à nos futurs adversaires. À l’initiative du président de la République, nous avons engagé un effort de défense majeur. Le modèle d’armée qui a commencé à se mettre en place depuis 2017 est complet et modernisé. C’est unique et cela fait de la France un leader pour l’Europe. Enfin, je voudrais rappeler que la France est une puissance nucléaire et que la dissuasion pose le débat stratégique autrement.
Ce grand entretien a été initialement publié dans le numéro 22 d’Émile magazine.