Galeries Lafayette : quels enjeux RH à l’ère du Covid-19 ?
Les « Galeries » ont été confrontées pour la première fois de leur histoire à une fermeture massive de leurs magasins pendant les différents confinements qui ont rythmé l’année écoulée. À quels enjeux RH le groupe a-t-il dû faire face ? Comment la crise a-t-elle été gérée en interne ? Quels enseignements peut-on tirer de cette période ? La rédaction d’Émile s’est entretenue avec Frédérique Chemaly (promo 98), DRH des Galeries Lafayette et du BHV Marais. Plongée dans le quotidien bouleversé de cette entreprise familiale aux 14 000 collaborateurs, entre digitalisation, chômage partiel, gestion de crise, innovations etengagements à tenir.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Vous êtes DRH des Galeries Lafayette et du BHV Marais et responsable du développement durable depuis huit ans. Pourquoi avoir choisi les ressources humaines ?
En 1998, je suis sortie diplômée de la section Recherche et enseignement de Sciences Po. Je n’étais donc pas forcément prédisposée à occuper un poste aussi opérationnel et concret que celui de DRH. Mais j’avais réalisé au fil de mes études que la recherche ne me suffisait pas et que j’avais besoin de plus d’action. Toutefois, j’en ai gardé le goût de se poser des questions profondes et de ne pas rester à la surface des choses. À la sortie de Sciences Po, j’ai commencé par de la chasse de têtes, un métier qui m’a passionnée ! J’ai ensuite rejoint Sephora, d’abord au sein de la fonction de recrutement puis en tant que DRH France en 2006. J’ai ensuite été nommée DRH du pôle Édition de Canal+ (2008), puis DRH de L’Occitane en Provence (2011), avant d’occuper ma fonction actuelle. Ce qui me plaît beaucoup dans le monde du commerce, c’est l’importance de l’humain. Tout passe par les personnes : ce sont elles qui font la promesse client et la création de valeur. Du fait de ce contact permanent, on ne peut pas s’ennuyer !
Concrètement, comment s’organise la direction des ressources humaines des Galeries Lafayette ? Et quelles sont vos missions ?
Nous sommes une assez grande équipe, composée de 150 personnes, avec des collaborateurs dédiés à chaque entité (siège, BHV, magasin du boulevard Haussmann, réseau…). Mon rôle consiste à fixer le cadre stratégique avec mon équipe et nous sommes tous responsables d’une feuille de route RH qui est le reflet d’une ambition business. On accompagne essentiellement les transformations nécessaires à une entreprise qui a plus de 125 ans et qui doit sans cesse s’adapter à son environnement. Je suis rattachée au directeur général, Nicolas Houzé, et je suis membre du comité exécutif. Mon rôle est donc de m’assurer que tous les moyens sont mis en œuvre pour bien exécuter la stratégie, mais aussi de représenter les salariés dans les plus hautes instances de direction et de veiller à ce que la dimension humaine soit prise en compte, y compris dans les grandes décisions.
La pandémie de Covid-19 a évidemment profondément impacté vos activités. Comment avez-vous géré le début de la crise – et tout particulièrement le premier confinement – au niveau RH ?
Les premiers jours, nous avons comme tout le monde ressenti un état de sidération. Puis, très vite, il a fallu mettre en place tous les outils de gestion de crise : que dire aux salariés ? Sur quel cadre juridique s’appuyer ? Comment adapter nos conditions de travail ? C’était d’autant plus complexe à gérer que nous avions plusieurs cas de figure parmi nos collaborateurs. Une grande partie a été placée en activité partielle, 90 % au total pendant le premier confinement. Ce dispositif que nous connaissions mal s’est avéré essentiel à la survie de beaucoup d’entreprises. Une autre partie des salariés a été mise en télétravail, ce qui n’a pas été trop compliqué puisque nous avions déjà de nombreux outils de travail à distance. Enfin, certains collaborateurs ont continué à venir travailler et nous avons dû veiller tout particulièrement à la mise en place de mesures pour protéger leur santé. Il s’agit notamment des personnes qui assurent la maintenance des magasins, la sécurité, ainsi que des pompiers, les RH et le service client. Pendant cette période, il a fallu maintenir le lien avec l’ensemble des collaborateurs. Assez rapidement, nous avons mis en place un dispositif de communication interne intense pour expliquer à nos salariés ce qui se passait. Même quand il n’y avait pas grand-chose à dire, nous communiquions, car il y avait un besoin de clarté, de cohérence et de maintien du lien social. Être présent, c’est déjà un acte de communication. A posteriori, je retiendrai de cette période l’urgence et l’agilité inédite dans lesquelles nous avons appris à travailler, de même que la belle adaptabilité de nos équipes.
L’année qui a suivi a été particulièrement difficile pour les commerces, avec une alternance de fermetures et de réouvertures. Comment cela a-t-il été vécu au sein des Galeries Lafayette ?
La fermeture de nos magasins a été assez compliquée à vivre pour nos équipes… Ce n’est pas facile de s’entendre qualifier de « non essentiel » dans l’exercice de son métier. Nous avons eu beaucoup de retours de salariés en ce sens. Après le premier confinement, nous étions rôdés pour fermer rapidement nos magasins, mais nous ne nous attendions pas au deuxième confinement. Il est arrivé juste avant Noël, c’est-à-dire dans un très mauvais timing. Heureusement, nous avons pu rouvrir avant les fêtes et nous avons eu la satisfaction de faire un très bon Noël, ce qui a redonné du baume au cœur à nos équipes. Voir les magasins remplis nous a aidés à nous sentir essentiels à la vie des gens – au moins pendant les fêtes [rires] ! Au cours du deuxième confinement, nous en avons aussi profité pour expérimenter et développer de nouveaux services, comme Shopping à distance. Il s’agit d’un modèle hybride entre l’e-commerce et l’achat physique : le client peut appeler une vendeuse en magasin qui le conseille en direct sur ses achats et lui expédie le produit choisi. Cette situation nous a démontré qu’en faisant preuve d’adaptabilité, d’agilité et de réactivité, la contrainte peut se transformer en une opportunité de créer, d’innover et de penser différemment.
Comment motiviez-vous vos équipes à distance pendant les confinements ?
C’était un vrai challenge puisqu’au total, nous avons fermé 106 jours en 2020 et 107 jours en 2021. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur le management de proximité, qui est essentiel dans une organisation. Nous avons continué à accompagner nos managers pendant cette période, notamment en leur proposant des formations à distance. Ils ont pu se retrouver lors de webinaires abordant les thématiques de gestion de l’incertitude et de l’ambiguïté, de management à distance et de prévention des risques psycho-sociaux. Nous leur avons donné des clés pour gérer ce moment particulier, mais ensuite, c’était à chacun de trouver avec son style propre la bonne façon d’interagir avec ses collaborateurs et les bons rituels à mettre en place. L’essentiel pour nous était que personne ne se retrouve isolé, à ne pas donner de nouvelles pendant plusieurs jours.
La digitalisation du groupe était déjà bien entamée avant la crise. Dans quelle mesure s’est-elle accélérée ?
Il faut distinguer la digitalisation « business » de la digitalisation RH. Concernant la première, nous avions depuis longtemps un site d’e-commerce. Il a connu une forte croissance au début de la crise, tout particulièrement sur le secteur de la maison avec la marque La Redoute. Nous avions également développé de longue date une stratégie « omni-canal » à travers l’e-réservation et le « click & collect ». Le service Shopping à distance mentionné précédemment est venu compléter cet aspect. La crise a en ce sens accéléré une transformation digitale déjà bien amorcée. Elle l’a également fluidifiée : aujourd’hui, il existe une sorte de continuum entre nos magasins et internet. Un vendeur peut désormais trouver dans un autre magasin un article demandé par le client et qui n’est pas en stock dans son propre point de vente, grâce à un outil dédié à cet usage. Notre agilité digitale est plus grande ; la cohérence entre physique et digital, plus fluide et plus claire. Là où il restait encore quelques barrières, elles sont maintenant définitivement abolies.
Et d’un point de vue RH ?
Là aussi, nous avions entamé notre digitalisation depuis un bon moment. Nous avions déjà une académie en ligne, sur laquelle nous avons capitalisé. Pendant le premier confinement, nous avons ainsi ouvert nos centaines de modules (langues, outils informatiques, produits) à l’ensemble des salariés. Ainsi, un employé logistique pouvait réaliser une formation de management niveau 3, tandis qu’un cadre pouvait apprendre des techniques de vente. Tous nos modules n’ont pas connu la même popularité, ce sont les cours de langue qui ont eu le plus de succès. Cette expérience nous a fait réfléchir à l’accessibilité de la formation et à la manière d’utiliser des temps moins « productifs » à bon escient. Ensuite, comme nous avions déjà un intranet bien installé et assez puissant, nous avons pu poursuivre la digitalisation des démarches, et fortement réduire notre utilisation de documents papier. Enfin, ce qui a certainement le plus changé à notre niveau, c’est le processus de recrutement. Nous nous sommes retrouvés à embaucher des personnes que nous n’avions jamais rencontrées physiquement. C’était très déroutant pour moi, mais ça s’est bien passé. Se pose tout de même la question de l’intégration au sein des équipes sur le moyen et le long terme. Nous avions réussi à maintenir une réelle cohésion lors des différents confinements, parce qu’il s’agissait de collaborateurs qui se connaissaient déjà, mais cela peut être plus compliqué quand les débuts d’un salarié se font en télétravail.
Un an avant le début de la crise, le groupe prévoyait d’embaucher 700 personnes. Le processus a-t-il pu être mené à son terme ?
Oui, nous les avions embauchés en 2019 pour l’ouverture de notre nouveau magasin des Champs-Élysées et d’Eataly, dans le Marais. On a néanmoins joué de malchance puisque cette année-là, le mouvement des « gilets jaunes » a eu un impact très négatif sur les commerces de centre-ville, notamment pour notre enseigne des Champs-Élysées. Ces nouveaux salariés ont fêté leur premier anniversaire au sein de l’entreprise durant le premier confinement ! Heureusement, les relations de travail étaient déjà créées et les missions de chacun bien établies.
À la suite de cette année particulièrement difficile, avez-vous dû procéder à des licenciements ?
Dans les magasins, nous avons réussi à conserver l’ensemble de nos collaborateurs, notamment grâce aux mesures gouvernementales d’activité partielle. En revanche, il y a un plan d’économie au siège et nous sommes extrêmement attentifs à la gestion de nos effectifs dans l’ensemble des entités, en attendant une reprise nette. En dépit de cette année difficile, pendant laquelle tous les commerces d’équipement de la personne ont souffert, nous sommes confiants pour la suite. Le très bon Noël 2020 nous a rassurés sur l’avenir de notre métier et la place qu’occupe un grand magasin à l’heure de la généralisation du e-commerce. Les chiffres de notre retour d’activité, ce printemps, ont eux aussi été très satisfaisants et nous ont prouvé que les Français ont très envie de faire du shopping. Il s’agit maintenant d’apporter, en magasin, une véritable plus-value par rapport à une commande en ligne. L’expérience, les émotions, le sens du relationnel, c’est-à-dire la dimension humaine, doivent être placés au centre du dispositif pour donner envie à nos clients de revenir au magasin, mais aussi à nos salariés de retourner au bureau.
Vous établissez un parallèle entre l’expérience du client et celle du salarié au sein de votre groupe. En quoi peuvent-elles être similaires ?
Le télétravail nous a montré qu’on pouvait être tout aussi – voire plus – efficace et productif chez soi qu’au bureau, même s’il manque le côté informel des relations directes. Nous devons donc créer un environnement de travail agréable et attractif pour nos collaborateurs. Nous avons la chance d’avoir un projet de déménagement en février 2022, qui sera l’occasion de nous diriger vers du « flex office ». C’est une façon de faire des économies en réduisant les surfaces, mais aussi de repenser les espaces de travail. Le bureau doit apporter aux salariés quelque chose en plus de ce qu’ils ont chez eux. Les Galeries Lafayette, c’est une entreprise familiale qui cultive le plaisir d’être ensemble, la convivialité et la créativité, qui sont au cœur de nos valeurs. Cela doit transparaître dans l’aménagement de nos locaux. Finalement, la crise a aussi amené la société dans son ensemble à se questionner sur le « vivre ensemble » et le monde de demain, ce qui nous encourage à accélérer la mise en œuvre de nos engagements en faveur de la protection de l’environnement, de la diversité, de l’inclusion ou encore de la lutte pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes.
Quelles sont les actions prévues sur ces sujets au sein des Galeries Lafayette ?
Nous sommes engagés de longue date sur les thématiques du handicap ou de l’égalité homme-femme. Nous avons notamment mis en place le mécénat de compétences pour permettre aux salariés de partager leurs engagements, mais nous devons aller plus loin et travailler sur toutes les thématiques de l’inclusion. Nous considérions cela comme un acquis dans notre métier, mais nous avons décidé de le redire plus fort et de nous engager davantage. Ensuite, sur la dimension environnementale, nous avons depuis plusieurs années un mouvement en interne, « Go for good », qui vise à labelliser les produits présentant un « plus » pour une consommation plus responsable. Il faut continuer à monter en puissance sur ce terrain. Des actions concrètes et des résultats tangibles sont attendus de la part des marques et des employeurs sur ces sujets, au-delà des intentions et des évidences.
Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 22 d’Émile magazine.