Enquête - Comment l'armée française se prépare aux guerres de demain
Dans les armées, on parle d’« anticipation stratégique ». Une fonction à part entière qui vise à imaginer les risques et les menaces de demain pour préparer les forces à même d’y faire face. Un défi particulièrement complexe : alors que la nature et la variété des conflits évoluent toujours plus vite, les programmes d’armement s’étalent, eux, sur de longues décennies.
Par Romain Mielcarek
Dans les années 2040, des populations refusant d’être « pucées » se regroupent progressivement au sein de la « P-Nation », un pays sans territoire qui regroupe les apatrides et les pirates dans des villes flottantes. En 2042, ces marginaux prennent pour cible un lanceur Ariane œuvrant au déploiement de l’ascenseur spatial européen qui prend pied en Guyane. Des combattants pirates, soutenus et armés par une puissance hostile, fragilisent le contrôle des armées sur ce territoire, mettant en péril ce projet pharaonique, crucial pour l’économie européenne. Les militaires mobilisent des unités mixtes composées de marins, de commandos et de spécialistes de la cyberguerre pour traquer les petits groupes hostiles, capables de coupler insurrection dans la jungle et hautes technologies.
Cette vision de ce que pourrait être la guerre entre 2040 et 2060 a été proposée par la Red Team1, un collectif d’auteurs de science-fiction, d’artistes et de chercheurs qui ont été mandatés par le ministère des Armées pour imaginer les conflits de demain. L’idée, inspirée de pratiques états-uniennes, consiste à dire que militaires, industriels et fonctionnaires travaillant sur les questions de défense et de sécurité ont des esprits déjà trop formatés pour imaginer l’inimaginable. Un certain nombre de ces réflexions occupent en réalité déjà les esprits des prospectivistes.
Vers de nouveaux conflits entre puissances ?
Pour décider de ce à quoi ressemblera l’armée du futur, il faut d’abord évaluer les menaces auxquelles elle devra faire face. Un exercice d’anticipation délicat dont tous ceux qui le pratiquent commencent par un avertissement : on ne sait pas de quoi demain sera fait. Une conviction s’impose tout de même chez de nombreux observateurs : les affrontements entre puissances pourraient redevenir une réalité, à plus ou moins court terme.
Pour les prospectivistes, le risque d’une poursuite des tensions avec la Russie et la Chine2, éventuellement jusqu’à des combats de haute intensité, est crédible. « Un conflit majeur n’est plus de la science-fiction », explique le colonel Rémi3, chef de section préparation de l’avenir au bureau Plans de l’état-major de l’armée de terre. « C’est plausible. À partir du moment où l’on imagine qu’il y a une telle menace, nous n’avons pas le droit de ne pas nous y préparer. La logique est de dire que dès maintenant, nous devons préparer nos armées à gagner la guerre à un horizon 2030 ou 2040. »
Au-delà des géants russe et chinois, les militaires s’inquiètent d’une prolifération des armes permettant un « déni d’accès ». Des missiles, notamment, qui empêchent l’accès à un territoire, réduisant les capacités de manœuvre des flottes occidentales. Ces technologies, de plus en plus accessibles, permettent à de plus en plus d’États de refuser les conditions du dialogue international tel qu’il s’est imposé au cours du XXe siècle : désormais, chacun a les armes pour faire entendre sa voix et contester celle des autres.
Cette nouvelle multilatéralité des tensions, y compris militaires, fait craindre de possibles guerres avec des États moins visibles dans l’actualité aujourd’hui. L’État-major des armées (EMA) a ainsi lancé des groupes de travail qui réfléchissent à de possibles affrontements avec la Russie, mais aussi avec la Turquie… et l’Algérie, selon un participant qui demande l’anonymat. « L’EMA a une hypothèse d’engagement majeur probable à l’horizon 2030 avec ces trois pays, explique-t-il. Dix groupes de travail étudient tous les aspects, depuis les différentes capacités militaires jusqu’à la préparation de l’opinion publique à de telles crises. À chaque fois, le scénario est à peu près le même : trois à six mois de pré-conflit avec des attaques informationnelles et cyber, un mois de combat de haute intensité, puis plusieurs mois de désescalade. »
« Le champ des conflits hybrides reste ouvert »
Avec tous ces adversaires potentiels, l’écart technologique se réduit drastiquement. De plus en plus de pays seront dotés, dans les années à venir, de drones et de défenses capables de contester la domination des arsenaux occidentaux. Pour maintenir une supériorité militaire la plus crédible possible, la France a déjà lancé des programmes d’armement ambitieux qui verront émerger de nouvelles générations d’engins dans plusieurs décennies : un nouveau porte-avions en 2038, un nouvel avion de combat (SCAF) en 2040 ou encore un char lourd (MGCS) en 2035.
L’avion de combat du futur
À cet horizon, deux concepts dominent dans les réflexions des industriels et des militaires : l’« info-valorisation » et le « combat collaboratif ». Le combattant de demain sera hyper-connecté. Les fantassins, véhicules, aéronefs, navires et cohortes de drones qui les accompagneront seront capables d’échanger d’énormes volumes de données : des coordonnées, des images, des renseignements sur la situation tactique et sur l’ennemi. Automatiquement, un soldat qui sera ciblé par un tir enverra des signaux à tous ses camarades, au sol et dans les airs, pour leur permettre d’orienter leurs armes dans la direction dangereuse.
« Il faut bien comprendre que le Système de combat aérien futur (SCAF) se construit à partir de maintenant », explique le colonel Bruno, officier de cohérence d’armée air au sein de l’armée de l’air et de l’espace. « Ce sera à la fois de nouveaux systèmes, avec un chasseur de nouvelle génération (NGF) et, autour de lui, des plateformes déportées totalement nouvelles. Mais aussi tous les systèmes actuels qui vont évoluer d’ici là et qui constitueront l’ensemble des systèmes qui permettront de combattre de façon connectée, combinée et collective. En 2040, 2050, le Rafale sera capable, lui aussi, de voler dans cet environnement collaboratif. Ce ne sera plus le Rafale que l’on connaît aujourd’hui, mais une version améliorée. »
La France et ses alliés ne sont pas les seuls à poursuivre ces réflexions. La plupart des puissances poursuivent une course aux armements aussi bien dans des aspects quantitatifs que qualitatifs. En cas d’affrontement entre États, les risques de destructions sont dantesques et devraient imposer la prudence. « La probabilité d’un conflit ouvert entre deux grandes puissances, en particulier nucléaires, reste faible », estime Élie Tenenbaum (promo 09), coordinateur du laboratoire de recherche sur la défense de l’Institut français des relations internationales (IFRI). « La dissuasion et l’escalade maîtrisée devraient continuer de fonctionner. »
Reste la possibilité, déjà observée, d’instrumentaliser d’autres crises et d’autres tensions pour affaiblir l’ennemi. « Tout le champ des conflits hybrides reste ouvert, avec l’utilisation de moyens asymétriques exploités par des acteurs symétriques, poursuit Élie Tenenbaum. Demain, les terroristes, les hackers, les guérilléros, risquent d’être soutenus par des puissances, ce qui remet en question l’ordre international, hérité de 1945. »
Le soldat du futur
Le fantasme de l’armée de robots
Les militaires se préparent à des affrontements qui seront à mi-chemin entre ce que l’on comprend aujourd’hui comme étant un état de paix ou un état de guerre. Des puissances joueront sur des fronts variés pour contester les intérêts de leurs concurrents dans tous les milieux et dans tous les domaines : soutien de groupes armés déstabilisant les alliés de l’autre, sabotages informatiques d’infrastructures civiles, offensives et déstabilisations économiques à grande échelle, espionnage des satellites dans l’espace, campagnes de manipulation informationnelle, déploiement de combattants sans uniformes ne servant pas officiellement leur État d’origine. Une complexification des oppositions qui demandera aux États et aux armées de pouvoir intervenir à tous les niveaux, avec des compétences associées pour se défendre… et éventuellement pour attaquer.
La variété des risques de conflit et de leur intensité possible est presque infinie. Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), dresse une liste de quatre cadres d’engagement plausibles à court-moyen terme, en fonction des configurations (menaces, environnement, capacités nécessaires) envisageables : un déploiement dissuasif face à la Russie dans ses atterrages, une poursuite des engagements en zone subsaharienne, de nouveaux engagements au Proche et au Moyen-Orient, mais aussi des opérations de protection de la souveraineté française dans les territoires d’outre-mer, dans les océans Indien et Pacifique.
Pour faire face à cette diversité des menaces, les armées espèrent pouvoir s’appuyer sur de nouvelles évolutions tech nologiques. Autour du combattant, les machines vont se multiplier et gagner en autonomie pour économiser du temps et libérer les cerveaux. Les mers devraient voir débarquer des drones sous-marins occupés à traquer les submersibles, toujours plus nombreux. Les pilotes du futur SCAF seront peut-être accompagnés d’un wingman automatisé, un copilote robot qui volera à leurs côtés pour les appuyer dans leurs missions (voir infographie p. 41). Au sol, les fantassins seront entourés de machines volantes et roulantes scrutant les alentours, depuis les taillis jusqu’aux habitations. Premiers pas vers des armées de Terminators qui envahiraient les champs de bataille du milieu du XXIe siècle ?
« Le fantasme est dans ce que l’on souhaitera faire de ces machines, tempère le colonel Bruno. Elles pourront être très autonomes dans certaines fonctions dont on estime qu’il est pertinent de décharger l’opérateur humain. Le fantasme du robot tueur, on ne l’atteindra jamais, en tout cas dans un pays comme le nôtre, car nous aurons toujours à cœur de pouvoir maîtriser ce que l’on fait avec notre armée. Dans la maîtrise du domaine militaire telle qu’on la pense chez nous, des systèmes d’armes totalement autonomes n’ont pas de sens. »
Si le débat public s’est largement focalisé sur la peur de ces robots tueurs, connus sous l’acronyme SALA (Systèmes d’armes létaux pleinement autonomes), la plupart des décideurs sont aujourd’hui d’accord pour dire qu’il y aura toujours un humain dans la boucle pour décider de donner la mort. Ce n’est pas là que les militaires espèrent voir les machines venir les soulager, mais dans les très nombreuses autres tâches, rébarbatives et consommatrices de ressources : logistique, déminage, surveillance des réseaux informatiques, ravitaillements en carburant…
Mais si les Français et leurs alliés s’embarrassent de telles considérations éthiques, d’autres ne pourraient-ils pas rêver d’armées de robots ? Au-delà du débat moral, il existe aussi des défis technologiques qui paraissent encore insurmontables. « À une échéance visible, on ne discerne pas encore d’intelligences artificielles capables de prendre en compte des opérations complexes, aussi bien au niveau stratégique que tactique », note Élie Tenenbaum. « Terminator, ce n’est pas sérieux, tranche Philippe Gros, de la FRS. Nous resterons sûrement sur des tâches, certes de plus en plus nombreuses, mais spécialisées. Multiplier les machines, c’est aussi multiplier l’exposition aux menaces cybernétiques. Et en réalité, tout le monde entend garder la maîtrise des phases les plus critiques du combat, y compris, sans doute, les Russes et les Chinois. »
Reste enfin la question du soldat « augmenté » (voir infographie ci-contre), l’homme pouvant lui-même être modifié par des prothèses qui accroîtraient ses performances au combat. Des travaux sont en cours dans plusieurs pays pour essayer de développer des exosquelettes ou des armures dont pourraient s’équiper les fantassins pour démultiplier leurs compétences : endurance, force physique, résistance aux balles. Là encore, les limites sont aussi technologiques qu’éthiques. « Philosophiquement, c’est le même questionnement que pour l’homme augmenté dans la société civile, explique le colonel Rémi. Nous devons rechercher la supériorité opérationnelle, mais pas au prix de notre âme. Nous avons des principes qui innervent notre civilisation. J’en citerais un, essentiel : la dignité de la personne. Nous n’irons pas transformer le soldat jusqu’à lui faire perdre son humanité. Rien ne se fera qui puisse dégrader la dignité de la personne ou priver le soldat de son droit à l’information. »
Éternels, Les amis de la France ?
Face à ces incertitudes géostratégiques, la France continuera de s’appuyer sur ses alliés. Aujourd’hui, déjà, rien ne se fait plus sur le plan militaire sans une forte coopération. Reste que sur le plan politique, les évolutions sont au moins aussi longues à mettre en œuvre que les grands programmes d’armement. Si les pays européens restent d’accord sur la plupart des constats, ils ne proposeront peut-être pas encore de réponses communes à ces défis avant quelques années.
L’eurodéputé Arnaud Danjean (promo 93), s’interroge : « Est-ce que l’Europe de la défense, qui a été conçue pour de la gestion de crise et de la projection vers l’extérieur, ira vers une ambition plus robuste pour assurer sa propre défense ? C’est un rôle qui est déjà attribué à l’OTAN, pour ne pas dire aux États-Unis. À l’état-major européen et au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), tout le monde travaille à rapprocher les points de vue. Mais les priorités restent divergentes : l’Afrique pour les pays du sud de l’Europe et la Russie pour l’Est. Au-delà, en Indo-Pacifique, seuls trois pays sont capables et déterminés : la France, l’Allemagne et les Pays-Bas. »
Ce fin connaisseur des enjeux de défense note que plusieurs acteurs, notamment la Commission européenne, ont adopté une approche économique de ces problématiques. Les grands programmes d’armement, toujours plus coûteux, permettent de forcer les synergies : à l’avenir, l’avion de combat sera franco-germano-espagnol et le char franco-allemand. De plus en plus de projets industriels intègrent des pays de tailles diverses dont quelques-uns parviennent à tirer leur épingle du jeu dans certaines spécialités, comme l’Estonie dans le domaine de la robotique terrestre.
Cette enquête a été initialement publiée dans le numéro 22 d’Émile magazine.