Émile Magazine

View Original

Enquête - Le sport en France, c'est "je t'aime, moi non plus" !

Dans son dernier numéro, la rédaction d’Émile a consacré un grand dossier à la place du sport dans notre société. Cette grande réflexion débute par une enquête sur l’image et la valorisation du sport en France. Longtemps dénigré et méprisé, le sport était victime d’obscurantisme dans le pays des Lumières. Un comble ! L’olympisme de Coubertin a pourtant projeté la France sur le devant de la scène sportive mondiale. Une mise en avant un temps embrassée, puis repoussée. Les mentalités ont évolué. Les bienfaits du sport sur la santé sont désormais communément admis. Ses sportifs ont permis à la France de briller sur la scène internationale, l’esprit chauvin tricolore a adoubé le sport et ses valeurs ont été reconnues. À trois ans des Jeux olympiques de Paris, il doit toutefois continuer à faire ses preuves tant en termes de politique éducative qu’en matière d’investissement pour être complètement intégré à la société française.

 Par Pascal Giberné

Les champs-Elysées lors de la victoire de la France à la Coupe du monde de football, le 15 juillet 2018 (Crédits : Tommy Larey, Shutterstock)

ll fut un temps où, pour certains Français, la lecture de L’Équipe dans les transports en commun nécessitait l’achat du Monde ou de Libération afin d’y dissimuler le journal sportif. Cachez ce sport que je ne saurais voir ! Une époque révolue. Lentement, mais sûrement, le sport s’est fait une place de choix au sein de la société française. Le véritable déclic a sans doute eu lieu en 1998. Les Bleus remportent la Coupe du monde de football à domicile. La France entière acclame une équipe incarnant la force de la diversité et de l’immigration tricolore. Souvenez-vous, les Champs-Élysées furent envahis le soir du sacre. On n’avait pas vu une telle ferveur populaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La France, longtemps reconnue et louée mondialement pour sa richesse culturelle, laissait entrevoir une nouvelle facette de son caractère. L’important n’était pas seulement de participer. On pouvait aussi gagner.

Le nouvel incontournable

Image d’illustration (Crédits : Check Ryavaa / Shutterstock)

L’Hexagone s’est hissé au panthéon sportif mondial. Dans le sillage du football, les athlètes français se sont mis à briller sur la scène internationale, au judo, au basket-ball, au volley-ball, au handball, au ski, dans les sports extrêmes, etc. Cette réussite du sport de haut niveau a ruisselé sur l’ensemble de la population. D’après un rapport de France Stratégie de 2018 commandé par le ministère des Sports, 34 millions de Français pratiquent une activité sportive, soit un sur deux. Des statistiques prometteuses, mais très éloignées de celles de la Suède, où 91 % de la population s’adonnent à un sport. « Dans les années 1950-60, la pratique compétitive est la référence », souligne Christian Vivier, président de la Société française d’histoire du sport. « Cet aspect a globalement disparu au profit d’une activité d’entretien, d’hygiène, de santé, de bien-être, de plaisir qui est un élément indubitablement présent aujourd’hui. En résumé, “je prends soin de moi avec une activité corporelle”.  » 

La jeunesse tricolore, que certains croyait rivée devant ses écrans de téléphone, donne le « la » : 66 % des adolescents de plus de 15 ans s’adonnent à une activité physique au moins une fois par semaine, d’après France Stratégie. Et pour les 6-18 ans bénéficiant de l’Allocation de rentrée scolaire, la pratique sportive devrait être facilitée par le Pass’Sport (50 euros), qui permet de financer une partie de la licence de 5,4 millions d’enfants au sein d’une association sportive. 

« Il y a des âges clés », prévient Franck Chabas, ancien judoka de haut niveau aujourd’hui professeur d’EPS au collège Jules-Verne de Cagnes-sur-Mer. « Entre 10 et 15 ans, tu gagnes de l’espérance de vie pour plus tard. C’est l’âge d’or pour muscler son cœur afin de lutter contre les maladies cardiovasculaires. » 

Le sport est omniprésent en France. À la télévision, sur les réseaux sociaux, il s’est imposé dans toutes les strates de la société. Lors du premier confinement, en mars 2020, le running est devenu un exutoire à la crainte et à la frustration du pays. Jamais on n’avait observé autant de Français courant dans les rues : 65 millions de tricolores semblaient s’entraîner en vue des Jeux de Paris 2024. Une image d’Épinal, mais aussi un retour aux sources, en un sens, dans un pays encore en décalage avec son empreinte dans le sport moderne.

La France à l’origine du sport mondial ?

« Si on se réfère à Pierre de Coubertin, la France occupe une place déterminante, souligne l’historien Christian Vivier. C’est un argument fort, cet olympisme qui renaît avec les Jeux modernes et sont réattribués, reconstruits, avec en plus le côté artistique de Coubertin. » 

« Les Jeux d’hiver n’auraient jamais vu le jour sans la France », renchérit l’économiste Wladimir Andreff, président du conseil scientifique de l’Observatoire de l’économie du sport, chercheur émérite au Centre d’économie de la Sorbonne. « Les premiers ont eu lieu à Chamonix, en 1924, sous l’impulsion du comte Clary et du marquis de Polignac. »

L’Angleterre est célébrée comme le berceau du sport moderne pour avoir imposé sa pratique (football, rugby, aviron, course à pied) au sein des écoles de l’élite anglaise pendant la révolution industrielle. On y voit son origine capitaliste, bourgeoise, avec ses valeurs – le rendement, l’efficacité, le contrôle, la compétitivité. Certes, mais en observant la genèse de certains sports de façon plus subtile, on remarque que le jeu de paume, éminemment français, a été réinventé en Angleterre pour devenir le squash, le badminton et le tennis. L’escrime est l’un des rares sports où la langue officielle est le français. 

« Si vous regardez quelle est la première plus grande épreuve cycliste par étapes dans le monde (le Tour de France), vous constaterez qu’elle est localisée en France, assène Wladimir Andreff. Il y a un gros héritage de l’Hexagone. Son image dans le sport n’est pas aussi mauvaise que celle qui consiste à dire que ce n’est pas le pays le plus sportif d’Europe ou en termes de performances mondiales. C’est l’un des pays qui comptent pour l’accueil des grands évènements sportifs internationaux. »

La tentation de la récupération politique

Le Président de la République assiste à la finale de la coupe du monde féminine de football 2019 (Crédits : Romain Biard, Shutterstock)

D’après Wladimir Andreff, Emmanuel Macron veut positionner la France comme un pays où il fait bon accueillir et où tous les grands évènements sportifs veulent se tenir, comme une contre-tendance à leur délocalisation vers les pays émergents… Depuis 2017, la France a accueilli, entre autres, le championnat du monde masculin de handball, la Coupe du monde de football féminine 2019 et le championnat d’Europe de basket féminin 2021. Elle va accueillir la Coupe du monde de rugby en 2023 et, en point d’orgue, les Jeux olympiques de Paris, en 2024. 

Le gouvernement mise sur un rayonnement géopolitique de la France par le prisme du sport. Avec l’échéance de Paris 2024, Matignon a fait passer le budget du ministère des Sports de 521 millions d’euros, en 2017,  à 987 millions d’euros annoncés pour l’exercice 2022. Le 13 septembre dernier, les médaillés de Tokyo ont été reçus à l’Élysée, l’occasion pour Emmanuel Macron d’énoncer sa vision sur le rôle du sport dans l’Hexagone. « Le sport est une solution, une nécessité, et doit faire pleinement partie de notre mode de vie, a souligné le président. Il faut aller beaucoup plus loin : mettre plus de sport à l’école, dans l’entreprise, plus de sport dans les parcours de soins et la lutte contre la dépendance, parce que le sport est une formidable politique de prévention. C’est une politique éducative. » 

Le locataire du 55, rue du Faubourg Saint-Honoré, ardent fan de l’Olympique de Marseille, est un passionné. En 2018, il a célébré sa première année à la présidence en allant dans les vestiaires de l’équipe de France de football fêter avec eux le titre de champions du monde. Le président, en chemise, ne s’est pas fait prier pour exécuter un « dab » dans l’une des stories Instagram de Paul Pogba. « Le sport est synonyme de jeunesse, précise Christian Vivier. De dynamisme, de santé, d’épanouissement, d’esthétique, d’éthique, de fair-play, de valeurs qui lui sont associées. Que fait un homme politique quand il se met à côté d’un sportif ? Il épouse d’une certaine manière la représentation qu’en a la population, le sportif contribue à l’aider à sa réussite. »

Le parent pauvre de la scolarité 

Derrière les paillettes de la communication, il y a la réalité du terrain. L’effet Tokyo a vu une partie de la jeunesse se ruer vers les clubs de volley-ball après la médaille d’or de la bande d’Earvin Ngapeth. L’envie est là, frétillante. Ancien joueur professionnel de volley, aujourd’hui manager du club de Ligue 2 de l’Association sportive illacaise, près de Bordeaux, Hugo Moulinier veut mettre en place un programme gratuit d’initiation au volley-ball dans les écoles primaires de la région. « Mais aujourd’hui, il y a un parcours EPS imposé dans le cahier des charges de l’Éducation nationale, explique-t-il. Les élèves ont cinq compétences à développer, donc s’ils ont déjà fait une activité comme du handball et que nous venons proposer une offre additionnelle qui leur permet d’avoir une heure de volley, on ne peut pas, car ils ont déjà fait leur quota de sport collectif. Il y a tout un tas de freins administratifs qui compliquent les choses. Aujourd’hui, il me semble que le sport est un outil de communication que les politiques et les collectivités aiment utiliser pour faire rayonner soit leur programme, soit leur territoire. Après, dans la pratique, on a un parc d’équipements vieillissant qu’il faut reconstruire ou remettre aux normes et ça coûte de l’argent… », argumente Hugo Moulinier.

Image d’illustration (Crédits : Shutterstock)

Le budget du ministère des Sports représente 0,32 % de celui de l’État. Depuis les années 1970, les économistes martèlent qu’il devrait pourtant constituer 1 % du budget. Paradoxal quand on sait que l’industrie du sport est en plein essor et génère 37 milliards d’euros, soit 1,8 % du PIB, d’après Wladimir Andreff.  « On en est à un stade où on aime les sportifs quand on voit les médailles ou les trophées à la télé », souligne Evan Fournier, basketteur évoluant en NBA chez les Knicks, de New York. « Mais le sport est secondaire chez nous. On est un pays élitiste, beaucoup plus poussé sur l’intellect et la culture que sur le sport. C’est un choix de société, mais je trouve ça dommage. » Dans les colonnes du Figaro, le décathlonien Kevin Mayer, médaillé d’argent à Tokyo, fait le même constat : « À l’école, tout est fait pour faire comprendre aux enfants qu’il vaut mieux avoir une bonne note en mathématiques qu’en sport. »

Le sport à l’école est toujours synonyme de frustration dans l’Hexagone. Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer en a fait l’amère expérience. Le 7 août dernier, grisé par les médailles d’or et d’argent du volley, du hand et du basket à Tokyo, il tweete : « Vive le sport collectif, vive l’EPS ! Le succès de nos équipes de France #BHV illustre la qualité de l’enseignement de ces sports à l’école. Saluons le travail des enseignants d’EPS et la bonne collaboration avec les fédérations. » Cette tentative de récupération politique peut faire sourire et surtout, elle irrite plusieurs médaillés tricolores de Tokyo. Personne n’a oublié le manque d’installations sportives de qualité dès l’école primaire. Les trois heures de sport hebdomadaires entrecoupées de 30 minutes de transit pour se rendre au stade, à la salle ou à la piscine. Et par conséquent, le peu d’entrain des jeunes troupes au moment de pratiquer une activité physique dans le cadre scolaire. 

Vice-champion olympique à Tokyo avec l’équipe de France de basket, Evan Fournier apostrophe le ministre sur la réalité du sport à l’école. « Au contraire monsieur le ministre @jmblanquer. Notre culture sportive à l’école est désastreuse. Si mes coéquipiers et moi-même sommes arrivés à l’élite de notre sport, c’est grâce aux associations sportives, aux clubs, aux bénévoles mais en aucun cas grâce à l’école. »

Le joueur des Knicks de New York, fils d’un professeur d’EPS et de sportifs de haut niveau, se souvient de son coup de foudre pour le sport. « En France, ce n’est pas par l’école que tu vas découvrir un sport, affirme-t-il. Cela vient d’une démarche individuelle. C’est clairement aux parents de pousser leurs gosses vers le sport. Moi, ça s’est passé lors du Forum des associations sportives de Charenton. J’étais gamin, je ne voulais pas y aller, je voulais rester dans ma chambre, jouer à la Game Boy et écouter ma musique… Au final, je suis arrivé là-bas, il y avait des stands de différents sports, j’ai tout de suite kiffé et je voulais m’inscrire partout, tout ça grâce à mes parents, qui m’avaient forcé à venir. Tu es facilement stimulé, gamin. J’ai fait des essais, de l’athlétisme, de la natation, du judo, du basket. J’aimais l’athlé, mais pas la natation. J’ai finalement opté pour le basket. » 

Concilier sport et études : vers le modèle américain ?

Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education (Crédits : Gérard Bottino / Shutterstock)

Malgré cet échange, Evan Fournier tend la main au ministre afin d’échanger sur cette thématique. À sa grande surprise, Jean-Michel Blanquer le convie au ministère de l’Éducation nationale. Méfiant de prime abord sur ses intentions, le basketteur a apprécié l’approche du ministre, qui était à l’écoute, ouvert, respectueux. « On a pu soulever des problématiques intéressantes, précise le natif de Charenton. Par exemple, le fait qu’en France, de 15 à 18 ans, si tu as du talent, souvent, tu es obligé de faire un choix : soit je me consacre à l’école et je laisse le sport de côté ou inversement, parce qu’il n’y a pas les structures nécessaires. Aux États-Unis, le sport est associé à ta réussite, tu vas à l’université, tu peux espérer être un bon athlète tout en suivant de hautes études et là, si ce n’est pas possible de devenir pro, tu peux faire un choix en obtenant un diplôme. » 

Ce constat d’incompatibilité en France entre le sport et les études est triste, mais révélateur. L’Éducation nationale joue à ce titre un double jeu. In fine, l’activité sportive scolaire est encouragée surtout comme une soupape pour libérer les cerveaux de la jeunesse après une journée consacrée aux matières « importantes » – mathématiques, sciences, littérature, histoire… « Ça reste une matière secondaire, observe Franck Chabas. Les parents n’ont qu’une envie, c’est que leur enfant rapporte une bonne note en maths, en français, etc. Ils se fichent de la note d’EPS. Quand tu fais des réunions parents-profs, ce n’est pas toi qu’ils viennent voir. » En salle des professeurs, les mêmes regards amusés des collègues, les mêmes blagues recyclées depuis une quarantaine d’années. Le professeur d’EPS est un élément à part dans l’univers de l’Éducation nationale. Un électron libre. Un bienheureux… en survêtement. « En revanche, renchérit Franck Chabas, taquin, quand tu as un élève à problème, c’est toujours à toi qu’on fait appel. Donc, pour réussir dans la vie, on ignore et on dénigre l’EPS, mais quand quelqu’un a des difficultés, ça passe par l’EPS et donc le sport. » CQFD.

L’impact social du sport auprès de la jeunesse française, et ce, sans passer par la case compétition, est brandi comme un facteur incontournable de sa maturation et son épanouissement. 

« Le sport facilite l’intériorisation des normes sociales permettant le vivre-ensemble, conclut Christian Vivier. Pourquoi ? Parce qu’il recrée une micro-société. Il permet à des enfants de comprendre que dans un espace délimité, ils peuvent avoir une certaine liberté. C’est la découverte de la liberté qui me paraît intéressante. On peut presque tout faire tant qu’on ne déborde pas du cadre. C’est cela, me semble-t-il, le génie du sport ! » La France en a conscience, en parle, mais elle continue de faire deux pas en avant et trois pas en arrière dans sa politique éducative en la matière. 


Deux questions à…

Wladimir Andreff, économiste, président du Conseil scientifique de l’Observatoire de l’économie du sport, chercheur émérite au Centre d’économie de la Sorbonne

D’où vient la prédiction – pour le moins optimiste – du gouvernement de 80 médailles pour la France lors des J.O. de Paris 2024 ?

C’est à Lima, en 2017, le jour où les Jeux de 2024 ont été attribués à Paris, que madame Flessel (alors ministre des Sports) a évoqué ce chiffre. J’ai appelé son bureau pour lui dire d’arrêter de communiquer là-dessus, car c’était irréalisable. Il est même impossible d’en décrocher 70 ; ça peut être 60, au maximum, mais ça serait exceptionnel. Je crois avoir convaincu Roxana Maracineanu, l’actuelle ministre, que 80 médailles étaient mathématiquement impossibles à atteindre. Il y a une raison simple à cela : toute médaille gagnée par la France est une médaille perdue par un autre pays, donc il y a une contrainte globale. 

Comment expliquer le manque d’infrastructures sportives dans les établissements scolaires français ?

En France, le ministère des Sports n’a pas les moyens de subventionner la construction d’un stade. Les lycées, les collèges, les écoles primaires dépendent, selon leur niveau, de la région, du département ou de la municipalité. Qui construit les stades intégrés dans les lycées ? Ce sont donc les collectivités territoriales et l’Agence nationale de la cohésion des territoires, l’ANCT. C’est pour cette raison qu’ils sont un financeur important du sport en France. Il y a une politique nationale qui ne relève pas tellement du ministre des Sports, mais d’un ministre de l’Aménagement du territoire ou du Développement régional. 


Cette enquête a initialement été publiée dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.