Sport féminin : le combat continue
L’histoire du sport a débuté il y a 3 000 ans. Pourtant, les femmes n’en sont partie prenante que depuis moins d’un siècle. Ce faux départ se traduit, encore aujourd’hui, notamment par une sous-représentation numéraire, une sous-exposition médiatique et des disparités abyssales de rémunération entre hommes et femmes dans le sport professionnel. Éclaircies à l’horizon ? Les J.O. de Paris 2024 afficheront une équité parfaite en nombre d’athlètes. Parité, « prize money », visibilité… Émile dresse un état des lieux du sport au féminin avec l’éclairage d’une sociologue, d’un historien et de deux sportives professionnelles.
Par Muriel Foenkinos
Boston, 19 avril 1967. Au sixième kilomètre du doyen des marathons, un homme se lance aux trousses du dossard 261. L’assaillant n’est autre que l’un des organisateurs de la course, Jock Semple, rapidement écarté ; et le coureur est en réalité une coureuse, Kathrine Switzer, qui viendra à bout des 42,195 km sans encombre… ou presque : elle sera disqualifiée et suspendue par la Fédération américaine d’athlétisme. Car à l’orée des seventies, les femmes sont interdites de course chronométrée sur route. Pourquoi ? Rembobinons.
Un « top départ » entre eugénisme et hygiénisme
Les valeurs que l’on associe au sport dans la Grèce Antique et notamment aux Jeux olympiques – universalité, pacifisme… – masquent cette réalité : l’exclusion des femmes des épreuves jusqu’en 1896. Quatre ans plus tard, elles étaient autorisées à concourir dans cinq disciplines dites « féminines ». Pierre de Coubertin, célébré par ailleurs pour son action en faveur de la pratique sportive dès la fin du XIXe siècle, eut cette phrase programmatique : « Aux Jeux olympiques, le rôle [des femmes] devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs. »
Lorsque les sports modernes émergent en Europe, à l’époque de Coubertin, ils mettent en avant des idéaux de virilité : en France, notamment, après la débâcle de 1870, le sport permet de préparer de futurs combattants. En parallèle, la représentation du corps féminin est réduite à sa fonction de reproduction et tous les discours – médicaux, philosophiques, anthropologiques, journalistiques –prônent une pratique modérée et encadrée. Conséquence : pour faire du sport, les femmes (de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie) se cachent, comme le souligne Thierry Terret, historien du sport et délégué ministériel aux Jeux olympiques et paralympiques : « L’invisibilité est l’une des conditions de l’émergence des pratiques féminines, c’est pourquoi on les retrouve alors dans des disciplines comme l’alpinisme. »
Quelques événements sportifs féminins sont toutefois organisés, mais le Comité international olympique (CIO), créé par des hommes en 1894 en même temps que diverses fédérations conservatistes, maintiennent les femmes à distance. L’effervescence politique et sociale des Années folles (1920-1929) favorise enfin leur émancipation. Elles créent leurs propres institutions et événements sportifs (dont les premiers Jeux mondiaux féminins, en 1922) sous l’impulsion d’Alice Milliat. Le rôle de cette pionnière vient enfin d’être reconnu, le 8 mars dernier, avec le dévoilement d’une statue à son effigie, dans le hall du Comité national olympique et sportif français (1), alors qu’on ne compte plus le nombre d’établissements sportifs portant le nom d’un certain baron de Coubertin.
Ô, marketing ennemi…
Les ondes sismiques de la Grande Dépression (à partir de 1931, en France) et de la Seconde Guerre mondiale sont autant de coups de frein aux timides avancées en matière de sport féminin, en particulier sous le régime de Vichy. Au cours des Trente Glorieuses (1945-1975), la stagnation persiste. On pourrait penser que les eighties, une décennie réputée pour son culte du corps parfait, favorisent la pratique du sport féminin. Oui, mais… si elle se démocratise, elle est extrêmement codifiée et nourrie de clichés. Avec l’avènement du marketing, né au milieu du XXe siècle lors de la crise industrielle américaine et infusant toutes les sphères de la société, de nouveaux diktats sexistes se font jour, dictés par l’argent roi. Le sport est extrêmement sectorisé – en résumé : monsieur fait du foot et madame du fitness –, avec des conséquences à long terme : en 2018, les deux sports les plus populaires en France, le football et le rugby, possèdent moins de 10 % de licenciées tandis que l’équitation, la gymnastique ou les sports de glace, plus « féminins », en comptent plus de 80 %.
Le contrôle des corps qui sous-tend toute l’histoire du sport au féminin n’est plus symboliquement exercé, dorénavant, par la sphère militaire ou médicale, mais tout entier soumis à la loi du marché. Les clichés sur les sportives sont véhiculés à grande échelle à travers les médias, or qui dit « clichés » dit « appauvrissement de la diversité ». Et les sports dits « féminins » sont moins financés.
« Au niveau amateur, les équipements manquent et quand ils sont accessibles, les hommes sont prioritaires », développe Béatrice Barbusse, appuyée par Thierry Terret : « Les structures associatives ont été pensées pour des équipes masculines et à cette concurrence spatiale entre hommes et femmes est venue s’ajouter une culture genrée de la gestion du temps. » Autrement dit, si un gymnase est ouvert à certains créneaux horaires, ils seront réservés aux hommes. Et si ce n’est pas le cas, pas sûr que les femmes s’y rendent, souvent contraintes par les activités domestiques.
Sous-médiatisation, sous-financement… et rémunérations à l’avenant
Le sport féminin de haut niveau, cantonné à des disciplines « agréables à regarder », attire peu de (télé)spectateurs… Sacré handicap dans une société du spectacle. Selon l’Unesco, les athlètes féminines ne reçoivent actuellement que 4 % de la couverture médiatique sportive à l’échelle mondiale – 16 % à l’échelle française (2). Le sport féminin serait moins spectaculaire et les performances des femmes, inférieures à celles des hommes. Cette « pénalité physiologique », Johanne Defay, numéro une française de surf et numéro quatre mondiale, ne la comprend qu’à demi : « C’est vrai, mon corps ne me permet pas de prendre la vague comme un homme, mais les sacrifices que je fais au quotidien pour être au top dans ma discipline sont exactement les mêmes. »
Moins médiatisées, les sportives professionnelles sont moins payées que leurs homologues masculins et bénéficient donc d’investissements publics moindres, pour peu qu’elles décident de pratiquer des sports considérés comme « masculins ». Quelques disciplines se démarquent, comme le tennis (voir encadré), le beach-volley, le patinage de vitesse ou encore le surf, comme l’explique Johanne Defay : « Depuis cette année, les “prize money” [dotations, NDLR] sont équivalents pour les meilleurs, hommes et femmes confondus. Jusqu’alors, il y avait 40 % d’écart ! ».
Mais d’autres sports, parmi les plus populaires, sont à la traîne : en 2019, un footballeur de Ligue 1 percevait en moyenne 108 422 euros par mois, contre 2 494 pour une footballeuse de Division 1 et les joueuses ne disposent que de contrats amateurs (appelés « fédéraux »), car il n’existe pas de ligue professionnelle de football féminine. De plus, près de 50 % de ces contrats sont à temps partiel, obligeant les joueuses concernées à avoir un emploi en parallèle (3)… et donc à moins pratiquer leur sport que les hommes. Autre exemple : une joueuse de Ligue Féminine de basketball touche en moyenne 3,3 fois moins que son homologue masculin (4). Au rugby, les joueuses de première division sont toutes amatrices, même si, souligne Béatrice Barbusse, « la fédération a salarié depuis peu ses internationales ». Cet écart de rémunération « institutionnalisé » se creuse encore avec les revenus issus du sponsoring. La marchandisation de l’image des sportifs entraîne une concentration toujours plus importante des capitaux privés vers une poignée d’athlètes masculins. Et lorsque les femmes intéressent les marques, difficile de ne pas penser que les critères esthétiques l’emportent. Rappelons-nous l’engouement des sponsors pour la joueuse de tennis Anna Kournikova. En 1999, la Russe au physique de mannequin aurait gagné 10,25 millions de dollars en contrats de sponsoring contre 3,6 millions de gains en tournois de 1995 à 2003… sans avoir jamais remporté un tournoi en individuel (5). Et parmi les 23 joueuses de football de l’équipe de France, seules trois suscitent l’intérêt des sponsors.
La balle dans le camp des institutions
Alors, qu’est-ce qui coince ? Sans doute l’immobilisme des acteurs institutionnels majeurs du sport –fédérations, ligues, ministères, marques –, qui diffusent force messages autour de l’égalité des genres, mais peinent à opérer les changements nécessaires à une modification structurelle du secteur. Côté amateur comme professionnel, on observe toutefois des progrès notables, même si, comme le rappelle Béatrice Barbusse, « la pratique se féminise surtout lorsqu’elle ne nécessite pas de licence » (6), chiffres à l’appui : en 2018, 63 % des femmes ont pratiqué une activité sportive, contre 69 % des hommes, mais le chiffre tombe à 38 % lorsque l’on parle de pratique en compétition (c’est-à-dire lorsqu’on est titulaire d’une licence) (7). Thierry Terret nuance : « On observe une augmentation – avec une courbe qui croît légèrement – du nombre de pratiquantes dans les clubs sportifs et un rééquilibrage masculin-féminin, avec une accélération dans les 25 dernières années. »
Côté professionnelles, le nombre de femmes concourant aux J.O. a nettement augmenté depuis les années 1980, avec une quasi-égalité à Tokyo cette année et une totale parité annoncée chez les 10 500 athlètes de Paris 2024 ; les conférences et rapports sur la présence des femmes dans les compétitions sportives sont légion ; et depuis 2016, 86 fédérations sportives sur 112 ont mis en place des plans de féminisation (visant à améliorer la place des femmes, dans la pratique et les fonctions d’encadrement), sous l’impulsion du ministère des Sports. Mais dans les fonctions d’encadrement, justement, les évolutions restent lentes, malgré la loi d’août 2014 sur l’introduction de quotas pour les postes à responsabilités fédérales. On se réjouira toutefois que la parité des athlètes à Paris 2024 se double d’une féminisation conséquente des membres du Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Dans les hautes sphères de l’État, enfin, la succession de ministres féminines de la Jeunesse et des sports depuis les années 1990 (citons, entre autres, Marie-George Buffet, Roselyne Bachelot, Chantal Jouanno et la dernière en date, Roxana Maracineanu), ne peut plus être apparentée à un effet de mode ou d’annonce.
Le bon côté de la médaille
Dans les médias, les lignes bougent aussi : on peut citer les unes du quotidien L’Équipe pendant l’Euro 2020, la diffusion en clair de matchs de foot féminins sur des chaînes grand public comme TMC et la multiplication d’émissions et de journaux dédiés. Quel fan de sport n’a pas vu, le 8 août dernier, en direct de Tokyo et sur France Télévisions, les handballeuses françaises décrocher l’or en ressentant la même joie que lors de la finale de l’équipe masculine, quelques heures plus tôt ? Tout sauf un hasard, selon Béatrice Barbusse : « Le handball a 10 ans d’avance sur les autres sports. Les primes attribuées par les fédérations sont les mêmes pour les hommes et les femmes et la parité règne chez les élus au sein des institutions. » CQFD.
Le changement devra-t-il aussi venir des premières concernées ? La handballeuse Melvine Deba en est persuadée, mais tempère : « S’engager, lorsqu’on est athlète de haut niveau, cela demande une énergie que vous enlevez forcément à celle que vous mettez dans votre pratique. Or le but du sport de haut niveau, c’est avant tout la performance, donc ce n’est pas si évident. » Cet engagement, Béatrice Barbusse l’observe toutefois un peu partout, à travers « une parole des sportives qui se libère. » La surfeuse Johanne Defay, elle, veut voir le bon côté de la médaille : « En tant que femme, le sport de haut niveau m’a apporté énormément de force, de confiance en moi et un courage qui me pousse à entreprendre plein d’autres choses dans ma vie. J’aimerais un jour transmettre ça à d’autres femmes. »
Tout un symbole : le 8 mars dernier, le jour où la statue d’Alice Milliat était dévoilée au siège du Comité national olympique, Tony Estanguet, triple champion olympique et président de Paris 2024, tweetait : « Il n’y a pas de sport féminin. Ou masculin. Il n’y a que du sport. » Sera-t-il prophète en son pays ?
10 instantanés du sport féminin
1820 : Premier traité de gymnastique féminin rédigé à Londres.
1900 : 22 femmes – sur 977 athlètes – aux Jeux olympiques de Paris.
1917 : Premier match officiel de football féminin.
1921 : Création de la Fédération sportive féminine internationale ; organisation des premiers
Jeux mondiaux féminins.
1941 : Interdiction des compétitions de football et de cyclisme sous Vichy.
1964 : La skieuse Marielle Goitschel est couronnée « championne des champions » par le journal L’Équipe.
De 1981 à 2002 : Quatre femmes se succèdent au ministère des Sports français.
1984 : Premier marathon olympique féminin.
1996 : 3 626 sportives aux Jeux olympiquesd’Atlanta, soit 32 % de plus qu’à Barcelone, en 1992.
2021 : Première édition féminine de Paris-Roubaix, la course cycliste mythique.
Melvine Deba : « Je ne pense pas que les chiffres suffisent »
Trois questions à la handballeuse professionnelle Melvine Deba, titulaire du certificat préparatoire pour sportif(ve)s de haut niveau de Sciences Po et créatrice de « Handpapers », un podcast engagé qui « traite les joueuses en tant que telles et non comme des joueurs au féminin ».
Constatez-vous des évolutions positives dans la pratique du sport au féminin ?
Mon sport est un peu « à part » : nous sommes le premier sport professionnel féminin à avoir signé une convention collective pour organiser et garantir les droits des joueuses (salaires, congés maternité, etc.). Depuis, les autres fédérations suivent. Mais je constate que les sportives s’expriment de plus en plus – je pense en particulier à Ysaora Thibus [escrimeuse française pratiquant le fleuret, NDLR]. Un autre élément positif, c’est la très grande solidarité au sein de l’équipe de France, tous sexes confondus. La star des réseaux sociaux, au moment des Jeux de Tokyo, c’était clairement Clarisse Agbégnénou [judokate quintuple championne du monde et double médaillée d’or aux J.O. de Tokyo, NDLR] ! Et elle était soutenue par les hommes, comme par les femmes.
La parité numéraire annoncée aux J.O. de Paris 2024 : effet d’annonce ou réel progrès ?
Je ne pense pas que les chiffres suffisent, la réalité est plus complexe. Il faudrait plutôt s’interroger : ces athlètes féminines bénéficient-elles des mêmes conditions d’exercice que les hommes ? Toucheront-elles une prime équivalente ? Ou encore : si l’une d’elles est enceinte avant les J.O., qu’est-ce qui sera fait pour organiser son retour au plus haut niveau ? Ces questions-là sont cruciales lorsque l’on parle de pratique féminine de haut niveau.
Que vous apporte votre formation à Sciences Po dans votre carrière de sportive et votre vie en général ?
Sciences Po m’a apporté une culture générale et une ouverture d’esprit qui me permettent de penser le monde différemment, de porter sur lui un autre regard, de construire ma propre définition de la réussite et de la performance. Et d’être assez armée pour choisir l’environnement le plus favorable à ma pratique, en tant que femme et en tant que sportive.
Tennis et escalade, les premiers de cordée
En juin 2021, la Japonaise Naomi Osaka et l’Américaine Serena Williams figuraient dans le classement Forbes des 100 athlètes les mieux payés du monde : on constate en effet une équité des « prize money » sur les tournois du Grand Chelem (l’US Open a ouvert la voie en 1973) et les Masters 1000. Mieux, la petite balle jaune possède son propre circuit féminin, la WTA, qui génère des droits TV dantesques. Ce chemin fut tracé notamment par Suzanne Lenglen, qui obtint dès les années 1920 d’être rémunérée à l’égal des hommes. Autre « bonne élève », l’escalade. Ce sport né dans les années 1980 et tout juste intronisé discipline olympique à Tokyo est pratiqué autant par les hommes que les femmes, avec, chez les professionnels, des primes équivalentes.
Pour aller plus loin
L’ouvrage Histoire du sport féminin, tomes 1 et 2, de Pierre Arnaud et Thierry Terret (L’Harmattan, 2006)
Le documentaire Free to Run, de Pierre Morath (2016), en VOD sur myCanal et Arte.tv
Les podcasts « Sport féminin » de La Fabrique de l’Histoire (France Culture) ; « Handpapers » (Anchor
(1) Un documentaire sur Alice Milliat, Les Incorrectes, est actuellement en préparation
(2) Juillet 2019
(3) L’Équipe, 8 février 2019
(4) Chiffres recueillis entre 2016 et 2018 par Basketeurope
(5) Slate.fr, 2019.
(6) Dans Du sexisme dans le sport (Anamosa, nouvelle édition augmentée, 2021).
(7) Chiffres 2021 du ministère des Sports.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.