Isabelle Dumont, l’experte de l’Ukraine qui souffle à l’oreille du président
À 46 ans, Isabelle Dumont conseille notamment le président de la République sur la guerre en Ukraine, pays dans lequel elle a été nommée plus jeune ambassadrice de France, entre 2015 et 2019. Un parcours fulgurant, mais survenu sur le tard pour cette femme de lettres respectée par ses pairs.
Par Louis Chahuneau
Il y a l’image lisse et froide que l’on se fait des diplomates et il y a Isabelle Dumont, son humour pince-sans-rire, ses yeux pétillants et sa passion pour le violoncelle ou le peintre Marc Chagall, en témoigne le grand tableau rouge et bleu qui orne le mur de son bureau, à l’Élysée. Corps diplomatique oblige, la conseillère d’Emmanuel Macron sur les Balkans reste dans l’ombre du président de la République. Mais le 30 juin dernier, certains ont pu apercevoir ses lunettes rectangulaires et ses cheveux mi-longs dans le documentaire de Guy Lagache pour France 2, Un président, l’Europe et la guerre, qui montrait les coulisses de la diplomatie française en plein conflit aux portes de l’Europe.
À 46 ans, la conseillère Europe continentale/Turquie d’Emmanuel Macron est sûrement l’une des personnalités les plus renseignées sur la guerre en Ukraine. Elle connaît le pays sur le bout des doigts, d’abord pour avoir fait partie du groupe de travail de négociations sur les accords de Minsk, signés en septembre 2014, puis pour avoir été ambassadrice de France à Kiev entre 2015 et 2019, avant d’intégrer le pôle diplomatique de l’Élysée : « Cela fait presque 10 ans, je n’ai jamais quitté ce dossier », résume-t-elle.
Elle tient d’ailleurs à rappeler que la guerre n’a pas commencé cette année : « On a tendance, ce que je comprends très bien, à considérer que le conflit s’est réveillé en février 2022. Pour les Ukrainiens, et surtout au vu de la réalité que j’ai observée pendant quatre ans sur le terrain, la guerre dure depuis 2014. »
Une diplomate dans l’âme
D’une timidité et d’une sensibilité palpables, comme lorsqu’elle a sauté dans les bras du cuisinier de l’ambassade française de Kiev qui avait miraculeusement survécu aux bombardements de la ville martyre de Boutcha, Isabelle Dumont sait aussi s’imposer. Dès ses premiers jours à l’ambassade, elle interdit les téléphones portables lors de ses réunions de service. À l’Élysée, on loue son abnégation et son sens du devoir : « C’est une collègue qui est beaucoup admirée pour son engagement total dans les missions qu’on lui confie, souffle un diplomate. Elle vit sa mission bien au-delà du simple devoir professionnel. » Comme lorsqu’elle a dû rattraper en catastrophe un contrat de trois milliards d’euros entre Alstom et le gouvernement ukrainien en pleine visite d’Emmanuel Macron à Kiev, en février dernier : « Je ne l’ai pas seulement vécu comme un contrat, mais comme un gros projet de coopération franco-ukrainienne, explique-t-elle. On allait en tirer un bénéfice, mais aussi permettre à ce grand pays agricole d’acquérir du matériel moderne fondamental pour son développement économique. »
Plus rarement, Isabelle Dumont peut aussi s’irriter lorsqu’on l’interroge sur le sexisme qui persiste dans la diplomatie française, où, malgré de nets progrès, seul un quart des postes étaient occupés par des femmes en 2019 : « Combien de fois m’a-t-on dit que j’étais trop jeune pour tel poste et finalement, la personne nommée était plus jeune que moi. Les femmes sont trop jeunes structurellement et du jour au lendemain, elles deviennent trop vieilles […]. Je souhaite voir le jour où ça ne sera plus un sujet », avait-elle confié, en 2021, au micro de France Culture.
Vocation et violoncelle
Avant de se plier à la rigueur des notes diplomatiques, Isabelle Dumont a longtemps étudié la littérature française. Après une enfance à Meudon-la-Forêt, cette fille d’une professeure de français et d’un historien spécialiste de la Turquie, s’oriente en hypokhâgne-khâgne avec pour objectif de devenir professeure de russe. Elle intègre l’École normale supérieure (ENS), puis enseigne pendant deux ans le français à Harvard, aux États-Unis.
À première vue, c’est là que se joue le tournant de sa carrière : « J’ai décidé, à l’issue de cette expérience, que je voulais devenir diplomate », raconte-t-elle. Mais il y a une autre raison, plus intime : en prépa littéraire, sa professeure de russe lui apporte un jour les annales du concours du Quai d’Orsay, lui assurant qu’elle est taillée pour le métier. L’étudiante n’est pas convaincue : « J’ai ouvert le livret, j’ai vu les annales d’économie, droit administratif… J’étais en hypokhâgne, je faisais du latin, de la philosophie, du français. Je lui ai dit “merci beaucoup madame”, j’ai refermé le livret et j’ai considéré que je n’avais aucune chance d’y arriver, se souvient-elle. En réalité, je lui dois tout à cette prof de russe, c’est elle qui m’a mise sur le chemin », raconte Isabelle Dumont, très émue.
Lorsque sa professeure décède, la jeune femme a déjà changé de voie : « C’est devenu une vocation vraiment très forte. Avec une puissance telle que j’avais l’impression que si je ne devenais pas diplomate, je serais malheureuse toute ma vie. » De retour en France, la jeune femme s’inscrit en quatrième année à Sciences Po pour préparer le concours du Quai d’Orsay. Sur son temps libre, elle crée avec deux amies le Chœur-Orchestre de Sciences Po, qui comptera jusqu’à 25 musiciens. Isabelle Dumont est premier violoncelle solo. Son amie Marion Cabellic se souvient « d’une super-violoncelliste, complètement habitée quand elle joue. À l’époque, sa vie c’était ça, la Turquie et les Balkans ».
Isabelle Dumont approche pour la première fois la diplomatie internationale lors de son stage de fin d’études, qu’elle effectue à l’ambassade de France d’Ankara, en Turquie : « Il ne s’agissait pas seulement de cocher une case, se souvient la diplomate. Pour vous indiquer mon degré de motivation, je n’ai pas fait le stage de trois ou quatre mois comme c’était demandé, mais un stage de neuf mois. Ça m’a surmotivée pour le Quai d’Orsay et j’ai passé le concours dans la foulée. »
Plus jeune femme ambassadrice de France
Acceptée au concours, Isabelle Dumont enchaîne les postes, d’abord au Quai d’Orsay comme rédactrice Balkans, puis au cabinet de Bernard Kouchner comme conseillère ou encore comme première secrétaire à la représentation permanente de la France auprès des Nations unies.
En 2015, elle est nommée ambassadrice de France en Ukraine, à seulement 39 ans. Aucune femme n’a été désignée aussi jeune avant elle : « Ma première réaction a été de penser qu’il y avait plein de gens plus compétents que moi. Je n’avais même pas été numéro deux d’une ambassade et je ne voyais pas comment je pouvais être nommée ambassadrice comme ça, d’un coup. Le président m’a répondu que le ministre ayant lui-même été Premier ministre à l’âge de 37 ans, j’aurais du mal à convaincre qui que ce soit qu’à 39 ans, je ne pouvais pas être ambassadrice. »
Lorsqu’elle atterrit à Kiev, la situation politique ne lui laisse pas le temps de douter. Le pays est en guerre et une crise interne menace l’ambassade française : « Il y a d’abord eu l’apprentissage du métier d’ambassadeur, notamment la partie représentation. Mais en plus de ça, j’ai eu l’apprentissage du fonctionnement d’une ambassade. Et puis j’ai dû me familiariser avec le management, puisque je suis passée d’une équipe de cinq personnes à une équipe de 60, ce qui n’est pas tout à fait pareil… ». A-t-elle craint de ne pas être à la hauteur ? « J’ai eu des doutes, évidemment. »
Pendant cinq ans, Isabelle Dumont entretient les liens culturels entre l’Ukraine et la France, notamment en invitant à Kiev le talentueux violoncelliste français Gautier Capuçon, en mai 2019. Elle développe les relations économiques entre les deux pays et surtout, elle multiplie les visites dans le Donbass : « La connaissance du terrain était nécessaire dans l’exercice de mes fonctions d’ambassadrice, et encore aujourd’hui, ça m’est très utile », explique-t-elle dans son bureau de l’Élysée, alors que l’armée ukrainienne mène une impressionnante contre-offensive dans l’est du pays. Mais ce n’est pas Isabelle Dumont qui criera victoire de sitôt. L’Histoire se souviendra que l’offensive russe a commencé le 24 février 2022 : presque sept ans jour pour jour après la signature des accords de Minsk, qui devaient garantir la paix entre les deux pays.
Ce portrait a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.