Italie-Allemagne : l'autre couple européen ?
Ces dernières semaines, la France a enchaîné les crises diplomatiques avec ses voisins allemand et italien. L’énergie et la défense ont notamment été au cœur de désaccords avec Berlin, tandis que le sort de l’Ocean Viking a ravivé les tensions avec Rome. Le couple italo-allemand est-il en train de prendre le pas sur le couple franco-allemand ? Le journaliste italien Beda Romano (promo 93) nous dresse un état des lieux de cette relation dont on parle peu en France.
Au temps des Trente Glorieuses
Armand Bérard fut ambassadeur de France à Rome de 1962 à 1967, alors que les Trente Glorieuses touchaient à leur fin. À Paris, le Général de Gaulle avait vaincu l’instabilité politique de la IVème République, tandis qu’à Rome la partitocratie prenait racine et allait, dans les décennies suivantes, suffoquer le fonctionnement de l’État. De son séjour sous les fresques du Palais Farnèse, le diplomate français tira un passionnant et passionné livre de souvenirs italiens. Fils du célèbre helléniste Victor Bérard et frère du tout aussi célèbre archéologue Jean Bérard, l’ancien élève de l’École Normale de la rue d’Ulm avait l’indéniable habileté d’associer les analyses de politique étrangère, les jugements sur les dirigeants politiques et les observations de la société qui l’entourait. Avec maestria, il pouvait d’un tour de phrase expliquer les contorsions les plus byzantines des hommes politiques transalpins, tout en croquant sans complaisance le portrait d’un interlocuteur ou en citant de mémoire une éclairante anecdote historique.
Alors que les tensions sont aujourd’hui palpables entre Paris et Rome sur la manière de gérer les navires de migrants arrivant d’Afrique, les observations émises à l’époque par Armand Bérard restent d’actualité, et ce malgré le fait que l’Italie fut à l’époque non pas confrontée à la morosité économique, comme aujourd’hui, mais en plein essor industriel après la Seconde Guerre mondiale. Dans ses mémoires, l’ancien diplomate relève le perpétuel manque d’autorité de l’État italien ; il remarque les nombreux affaissements de terrain provoqués, déjà à l’époque, par une coupable négligence dans la gestion du territoire ; et enfin il souligne l’habitude au clientélisme déjà bien ancrée : « La clientèle n’a rien à voir avec l’esprit d’équipe ni avec le dévouement à un chef, écrit-il. C’est une association pour s’assurer des avantages politiques ou matériels. Dans un État faible et en présence d’une administration trop charpentée et trop souvent arbitraire, on ne peut pas rester seul, on a besoin d’une aide, on se met dans un groupe ou à l’ombre d’un chef ».
Par ailleurs, l’ancien ambassadeur en profite pour tisser les éloges du rapport entre Italiens et Français : « L’Italien est beaucoup plus proche de nous que l’Anglais, que l’Allemand, que l’Espagnol. Il paraît avoir les mêmes façons de penser, les mêmes réactions ». Comme d’autres observateurs de l’Italie d’aujourd’hui, il ne peut s’empêcher de remarquer les contradictions d’un pays accablé par une dette gigantesque et une administration publique aux habitudes levantines, mais qui en même temps se distingue par un secteur économique dynamique et compétitif. Entre autres choses, il constate que, dans les années soixante, les entrepreneurs italiens se disaient « préoccupés par le rôle croissant de l’Allemagne » dans le secteur industriel. À vrai dire, cette préoccupation n’est plus à l’ordre du jour, ou tout au moins elle n’est plus de la même teneur.
Des liens anciens et des échanges économiques importants
Trop souvent les relations entre l’Italie et l’Allemagne sont victimes du préjugé facile ou du jugement hâtif. Les différences culturelles et politiques prennent le dessus. Trop souvent, l’esprit germanique, sévère et inflexible, apparaît incompatible avec l’âme latine, joyeuse et insouciante. En France, par ailleurs, la relation bilatérale ne peut qu’être franco-allemande (même en temps de crise, comme c’est le cas actuellement). On oublie facilement que, jusqu’au XVe siècle, les souverains allemands étaient contraint au “Romzug” et se rendaient à Rome pour obtenir la bénédiction du Pape, que le Saint Empire était précisément romain germanique, et que les liens entre les familles aristocratiques italiennes et allemandes sont aussi profonds que séculaires. La fascination de Wolfgang von Goethe pour l’Italie correspond à bien des égards au respect de Benedetto Croce pour l’Allemagne.
Une récente recherche publiée par la Chambre de commerce italo-allemande de Milan met en exergue la surprenante (et souvent méconnue) intégration économique entre les deux pays. Certes, d’après l’Institut fédéral des statistiques de Wiesbaden, la Chine est devenue désormais le principal partenaire commercial de la République Fédérale, dépassant la France, les États-Unis et les Pays-Bas. L’Italie n’est qu’à la sixième place, derrière la Pologne. Ceci dit, dans le secteur industriel les deux pays ont des liens particulièrement étroits. Dans les faits, l’Italie est un incontournable fournisseur de l’industrie allemande. De 2015 à 2021, les échanges commerciaux entre les deux pays sont passés de 108 à 142 milliards d’euros, et ce malgré l’incertitude économique de ces dernières années. Les exportations italiennes vers l’Allemagne ont augmenté de 51 à 67 milliards d’euros, alors que les exportations allemandes vers l’Italie ont bondi de 58 à 76 milliards d’euros.
Le déficit commercial italien ne doit pas méprendre. Le montant des échanges commerciaux de l’Allemagne avec la Lombardie (47,6 milliards d’euros en 2021) est tout aussi important que celui de la République Fédérale avec le continent africain dans son entièreté. Les rapports économiques allemands avec l’Émilie-Romagne (16,9 milliards d’euro) sont deux fois plus significatifs que ceux avec le Canada. De même, les petites et moyennes entreprises de la Vénétie ou du Piémont sont les indispensables approvisionneurs du “Mittelstand” de la Bavière ou du Baden Württemberg. Le rapport économique de l’Allemagne avec l’Italie ne se limite pas au Nord industriel et industrieux de la Péninsule. Les liens commerciaux de la République Fédérale avec le Latium sont tout aussi profonds que ceux de l’Allemagne avec le Luxembourg (10 milliards d’euros).
Alors que l’Italie achète en Allemagne surtout des produits finis, la Péninsule fournit à son partenaire les biens intermédiaires indispensables à la production de voitures, d’électroménagers et d’autres machines-outils. Interpelez les chauffeurs des nombreux camions qui sillonnent les autoroutes italiennes. Ils vous diront, le plus souvent, qu’ils transportent vers le Brenner des pièces de rechange, des produits pharmaceutiques, des denrées agro-alimentaires. Dans le sens contraire, les exportations allemandes concernent les moyens de transport, la chimie, l’électronique. Une analyse des chiffres montre que les statistiques de 2021 ne reflètent pas uniquement un rebond après la crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19, mais sont bel et bien le résultat d’un partenariat structurel entre les deux pays qui, aujourd’hui, profite entre autres d’un certain rapatriement en Europe des chaines de production délocalisées au début du siècle en Asie.
De l’économie à la politique
Inévitablement, cette étroite collaboration a des implications politiques. Elle explique en grande partie le choix de Berlin d’accepter à contrecœur la création du fond dédié à la relance de l’Europe après la gravissime récession de 2020 (le NextGenerationEU). L’Allemagne a donné son accord à l’endettement en commun des pays de l’Union Européenne principalement pour financer la reprise économique et la reconstruction industrielle de son principal et indispensable fournisseur, de la même manière qu’elle accepta de sauver de la faillite la Grèce en 2010-2012 pour éviter qu’un Grexit ne compromette le futur de l’union monétaire en mettant à risque par contrecoup la prospérité allemande. La décision d’aider l’Italie fut prise d’autant plus que le pays stagne économiquement depuis deux décennies au moins. Le Sud reste arriéré ; le taux de chômage des jeunes est élevé et la productivité toujours trop faible ; la dette publique et l’évasion fiscale sont des fléaux difficiles à vaincre.
Une dernière observation contenue dans les mémoires d’Armand Bérard est utile pour comprendre la nature du rapport italo-allemand. « La politique italienne, écrit-il de son point d’observation, est faite en grande partie de prises de positions théoriques. Il faut, pour des raisons intérieures se dire européens, atlantiques et intégristes. Dans le même temps, on poursuit ardemment la conquête des marchés, en particulier ceux de l’Est pour lesquels on montre un intérêt fiévreux. On estime comme une preuve d’habileté de mener de front cette double action, l’une idéologique, l’autre économique, sans toujours se rendre compte de la dépendance dans laquelle on se place ainsi à l’égard de certains pays ».
À l’époque, l’implantation du producteur automobile Fiat en Union Soviétique faisait grincer des dents dans plusieurs capitales occidentales. Aujourd’hui, c’est la dépendance de la République Fédérale au gaz russe qui préoccupe ses alliés. Une récession allemande mettrait en grave difficulté une partie de l’Europe et a fortiori l’Italie qui elle-même dépend grandement de l’état de santé de son voisin du Nord. Ceci-dit, dans le contexte européen, la dépendance réciproque entre l’Italie et l’Allemagne est un reflet positif de l’intégration entre les pays membres. Ces dernières années, cette surprenante collaboration a induit Berlin à accepter de faire preuve de solidarité envers ses voisins. Pareillement, elle a contraint Rome à contrôler tant bien que mal la dérive de ses finances publiques (même la nouvelle présidente du Conseil, Giorgia Meloni, issue de l’extrême droite, ne pourra négliger cette exigence). Au prix d’une provocation, l’on pourrait affirmer que le partenariat italo-allemand dans le secteur industriel est tout aussi crucial pour le futur de l’Europe que ne l’est le couple franco-allemand dans le domaine politique. Alors que sont chamboulés les équilibres européens, cet aspect n’est pas des moindres.