François Perret : "Pour augmenter les salaires, il y a urgence à créer une économie plus innovante"
Haut fonctionnaire détaché et directeur général de Pacte PME, François Perret est l’auteur de Non, votre salaire n'est pas l'ennemi de l’emploi !, publié en octobre dernier. Il souhaite ouvrir un débat sur les salaires en France, en conciliant efficacité économique et justice sociale. Entretien.
Propos recueillis par Ismaël El Bou - Cottereau
Dans votre livre, vous vous confrontez à la problématique suivante : « comment conjuguer une restauration durable de notre compétitivité, la dynamique d’investissement de notre économie et l’élévation générale des salaires ? ». Vous allez à rebours du dogme libéral selon lequel le salaire est nécessairement un frein à l’emploi, tout en vous préoccupant des enjeux de compétitivité. Avez-vous toujours soutenu cette thèse, et quand avez-vous commencé à réfléchir à ce sujet qui polarise le débat économique ?
Lorsque le gouvernement m’a confié la responsabilité en 2019 de promouvoir les instruments d’épargne salariale (intéressement, participation, etc.) dans notre économie, j’ai commencé à m’interroger sur la manière dont les richesses créées par les entreprises étaient réparties dans notre pays entre l’actionnaire, l’entreprise elle-même (pour réinvestir) et les salariés. Une question qui m’a amené progressivement à intégrer la question des salaires dans ma réflexion et, plus globalement, celle de l’équilibre historiquement instable entre la rémunération du capital et du travail. Je me suis demandé si on pouvait parler d’une déformation du partage de la valeur au détriment des salariés au cours des dernières décennies, et si on pouvait réfléchir à de nouvelles réponses qui permettent de mieux combiner développement économique et progrès salarial.
Contrairement aux États-Unis où, depuis les années 1980, le capitalisme actionnarial a pris nettement le dessus par rapport aux salaires, on observe une quasi-stabilité de la part de rémunération du travail en France. Ce qui n’empêche pas la persistance d’une véritable modération salariale chez nous, contrepartie de notre souci de ne pas aggraver notre problème de compétitivité-coût par rapport à l’Allemagne. C’est bien le nœud du problème. Car si l’on reprend la théorie économique classique, le salaire est souvent présenté comme une variable d’ajustement entre l’offre et la demande de travail. Un coût. Et dans cette vision, plus le salaire augmente, plus il contraint l’offre et abaisse l’emploi. Un dogme d’ailleurs contredit par le regard keynésien qui rappelle opportunément la place qu’occupe le salaire comme moteur de la consommation, et la consommation comme moteur de la croissance et de l’emploi. Ce qui me navre, c’est qu’on a tendance à opposer ces deux visions jusqu’à la caricature et sans jamais parvenir à une solution qui parviendrait à concilier impératif de compétitivité et celui de progrès salarial.
Tout l’enjeu que je mets en lumière dans mon livre, c’est d’inventer un nouveau modèle qui permette de sortir de l’antagonisme et de schémas simplistes qui opposent systématiquement les intérêts du capital et les intérêts du travail. L’entreprise de demain, à mes yeux, est une société où le salarié sera mieux reconnu dans sa contribution, mieux associé aux résultats de l’entreprise (sous forme de hausses de salaires) et mieux associé au capital et à la décision. Ces éléments sont constitutifs d’un nouveau capitalisme à visage plus humain, efficace économiquement et vertueux socialement.
Avec cette troisième voie, vous proposez des hausses de salaires ciblées sur les enseignants et les chercheurs, les bas salaires des secteurs moins soumis à la compétition mondiale – validant ainsi les résultats de l’étude Card et Krueger qui conclut que la hausse des rémunérations ciblées sur les bas salaires dans le secteur de la restauration, par exemple, ne sont pas préjudiciables à l’emploi. Ces hausses doivent-elles être temporaires, en tenant compte de cette conjoncture économique particulière, caractérisée par des tensions inflationnistes ? Ou bien s’agit-il d’un problème plus structurel avec des salaires trop bas en France ?
Repartons des constats. Je pense que l’austérité salariale est beaucoup plus qu’une question conjoncturelle. À court terme, la hausse des prix a atteint plus de 6 % sur un an du fait de la crise énergétique ; ce qui milite pour que les salaires rattrapent l’inflation. C’est d’autant plus nécessaire que le poids des dépenses contraintes pour les bas-salaires augmente beaucoup, jusqu’à représenter 68 % du budget des ménages les plus fragiles. Mais le problème est beaucoup plus structurel. Depuis 1983, et contrairement à ce qui est parfois avancé, les inégalités salariales se renforcent. Les salaires augmentent nettement plus vite au-dessus du revenu médian qu’en dessous. Un phénomène encore aggravé par la bipolarisation du marché du travail, qui place les niveaux intermédiaires (employés...) dans une position plus précaire et avec des rémunérations moins favorables. Dans mon livre, je propose des solutions pour qu’on sorte de ce déni d’austérité salariale, tout en évitant l’écueil d’une augmentation généralisée des salaires au détriment de la compétitivité. À court-terme, nous avons des marges de manœuvre limitées pour résoudre ce problème, c’est vrai. Sous l’effet de la désindustrialisation, les gains de productivité dans notre pays sont devenus quasi nuls. Dès lors, si l’on augmente les salaires au-delà des gains de productivité, il y a des risques d’entraîner une hausse du chômage. Pour augmenter de nouveau les salaires, il y a donc une vraie urgence à créer une économie plus innovante. Il faut donc réindustrialiser notre pays à pas de course et, sans doute, travailler plus, tout particulièrement en stimulant le taux d’emploi chez les plus jeunes et les séniors.
D’ici là, je propose de soutenir prioritairement les rémunérations de ceux qui vont structurellement contribuer à la relance de l’innovation et des gains de productivité. J’identifie deux cibles prioritaires : les enseignants et les chercheurs. Les enseignants, car notre déficit de compétitivité est moins lié au coût de la main d'œuvre qu’à un déficit qui tient aux compétences. 20 % des Français sortent du système scolaire avec des compétences scientifiques contre 40 % en Allemagne ! En France, il y a donc un déficit d’ingénieurs et de capital humain, que l’on peut combler grâce à l’éducation nationale. Par ailleurs, la rémunération des enseignants est beaucoup trop faible. Il faut faire du rattrapage en matière de rémunération afin d’attirer des professeurs plus qualifiés. La deuxième cible, ce sont les chercheurs. La recherche permet l’innovation. Nos laboratoires de recherche sont prestigieux, mais il y a un déficit d’attractivité pour les chercheurs. Un problème qui provient d’un « package d’accueil » trop faible et de salaires insuffisants. Cette situation ne peut pas durer.
Enfin, il faut augmenter les bas salaires dans les secteurs non exposés à la concurrence internationale, comme dans l’hôtellerie-restauration, dans la distribution, le travail à domicile. Ce qui se fera donc sans préjudice de notre compétitivité. Ce sont dans ces branches que les accords de revalorisation salariale ont été les plus élevés cette année, à hauteur de +16 %. Mais il ne s’agit que d’un rattrapage, par rapport aux moins 20 % de baisse des rémunérations enregistrée en 2020 sous l’effet de la crise sanitaire.
Vous déplorez, dans votre livre, une « solidarité publique » qui « peine à compenser l’immobilisme salarial privé ». Le frein à la hausse des salaires dans les entreprises au niveau des branches n’est-il pas aussi le faible taux de syndicalisation en France ? (environ 10 % en France, contre 70% en Suède par exemple). Dès lors, comment faire en sorte que les entreprises prennent leurs responsabilités pour les hausses de salaires ?
D’abord, il est important de comprendre que même si on est sensible aux pertes de pouvoir d’achat des collaborateurs du fait des crises successives, on ne peut se permettre côté public ou côté privé aucun « quoi qu’il en coûte salarial ». Autrement dit, aucune augmentation générale de salaires, de « coups de pouce au Smic » ou d’indexation durable des salaires sur l’inflation ne serait supportable sur le plan budgétaire. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire. Je propose pour ma part un compromis productif et salarial. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’urgence pour le gouvernement, en ce début de quinquennat, est de réunir les partenaires sociaux pour s’entendre sur des objectifs ambitieux de réindustrialisation, de redressement du commerce extérieur et qu’en contrepartie des efforts qui seront faits pour réussir dans cette voie, on construise des mécanismes vertueux de revalorisation des salaires et de rémunération dans les entreprises. Une négociation interprofessionnelle a été ouverte le 8 novembre dernier sur le partage de la valeur. C’est une première étape importante. Je propose de l’étendre aux salaires en 2023.
L’État ne peut rien faire seul dans ce domaine. Il peut certes agir sur le point d’indice des fonctionnaires (réhaussé de +3,5 % en juillet), sur le Smic ou encore demander aux différentes branches professionnelles de revaloriser la grille des minimas conventionnels. Mais pour le reste, ce sont les branches et les employeurs qui doivent prendre leurs responsabilités. Je parle donc d’un nécessaire équilibre entre la solidarité publique et la solidarité privée. Les entreprises qui parviennent à dégager des marges et seraient moins touchées que d’autres par les conséquences de la crise en Ukraine doivent montrer la voie en élevant la rémunération de leurs collaborateurs.
Ne pensez-vous pas que des mesures comme la hausse de la prime d’activité permettent de beaucoup mieux cibler les aides pour les plus modestes, en prenant en compte les revenus du foyer, plutôt qu’une hausse des salaires ? Malgré le coût pour les finances publiques de ces transferts sociaux…
Encore une fois, je ne milite pas pour une élévation générale des salaires, mais pour des augmentations ciblées, avant que l’économie française retrouve des marges de manœuvre dans les années à venir pour sortir de la stagnation salariale. S’agissant de la prime d’activité, si utile pour soutenir le revenu des bas salaires, il s’agit d’un dispositif relevant de la solidarité publique. D’un complément de ressource important, qui permet aux salariés du bas de l’échelle des revenus de rester en activité. Je ne suis pas défavorable à cette intervention publique. Mais il faut veiller à ce qu’elle ne bénéficie pas à une population toujours plus large (déjà 4,61 millions de foyers fin juin 2022), au risque d’un coût toujours plus élevé pour l’État. Je ne voudrais pas non plus qu’il s’agisse d’une réponse par défaut par rapport à l’effort que doivent faire aussi les employeurs de leur côté pour soutenir la distribution issue des créations de richesses de l’entreprise.
La question écologique et son impact sur la mutation de notre système productif et sur l’emploi n’est-elle pas un angle mort dans votre analyse ?
À ce stade, il est sûrement trop tôt pour dire si l’écologie peut être un élément qui va pousser ou non les rémunérations vers le haut. Elle fait déjà vivre 4 millions d’actifs en France, dont 140 000 exercent directement un « métier vert ». L’écologie est aussi pourvoyeuse de nouveaux métiers, à la fois qualifiés et non qualifiés, qui sont recensés par l’Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte (ONEMEV). Pour aller vers le plein-emploi, que vise le président de la République pour 2027, il faut accélérer les reconversions professionnelles vers la nouvelle économie (numérique et transition écologique). C’est pourquoi, je suis favorable à ce que la France développe rapidement une offre académique qui soit à la hauteur des enjeux en formation tout au long de la vie. L’idéal pour les prochaines années serait d’aboutir à un compromis productif, écologique et salarial.
Vous proposez la création de « services universels de base » afin de diminuer le poids des dépenses contraintes pour les plus modestes. Pouvez-vous développer ?
Beaucoup de gens restent actuellement exclus de l’emploi. La priorité, c’est que leurs liens avec le reste de la société ne se distendent pas et qu’on les aide à se rapprocher de l’employabilité, afin qu’ils ne perdent pas espoir. Plutôt que de réfléchir au versement de prestations monétaires, je pense qu’il faut flécher à leur profit des prestations gratuites vers des objets utiles socialement et économiquement : aides au transport et au logement, aide à la connexion numérique, accès gratuit à des formations professionnelles. Il en va de la pérennité de notre contrat social.
Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi !, François Perret, éditions Dunod, 208 pages, 18,90 euros.