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Télétravail : les bureaux sont-ils voués à disparaître ?

Depuis l’épidémie de Covid-19 et la généralisation du télétravail, les entreprises doivent répondre aux attentes croissantes de leurs salariés en matière de flexibilité. Certaines d’entre elles privilégient les espaces de coworking, quand d’autres vont jusqu’à tirer un trait sur leurs bureaux. Jusqu’à enterrer l’ancien modèle ? Tout n’est pas si simple.

Par Héloïse Pons

Un homme télétravaillant (Crédits : Girts Ragelis / Shutterstock)

La Défense, 17 mars 2020. Des 180 000 salariés qui foulaient le parvis quotidiennement une semaine plus tôt, il n’en reste que 3 000. Conséquence d’une sensible hausse des cas de Covid-19 dans l’Hexagone, l’annonce du premier confinement a vidé les quatre millions de mètres carrés de bureaux du premier quartier d’affaires européen. Mais la crise sanitaire est passée et le télétravail est resté. S’il a d’abord été perçu comme une situation exceptionnelle instaurée à marche forcée, il s’est vite transformé en pratique plus pérenne et plébiscitée par les travailleurs en mal de liberté et de flexibilité. 

« Obliger les salariés à venir travailler dans une unité de lieu et de temps est un héritage de l’ère industrielle, où tout le monde devait pointer à 7 heures précises à l’usine pour tourner les boulons dans le même sens et au même moment », explique David Bernard, fondateur d’AssessFirst, une société qui développe une solution d’aide au recrutement pour les entreprises. Selon lui, la pandémie a été « révélatrice » et il a décidé de rendre tous ses bureaux pour faire travailler ses 115 salariés à distance : « Dans le modèle serviciel actuel, nos outils de travail sont des ordinateurs et des téléphones, donc collaborer d’où l’on veut n’est qu’une question de volonté. » De volonté, pas seulement, puisque selon une étude menée par Harris Interactive, 39 % des actifs ne peuvent pas exercer leur profession en télétravail. Mais la tendance est lancée pour les emplois du secteur des services, et même les grands groupes, à l’image de PSA et M6, ont tronqué leurs surfaces de travail.

Cette envie post-pandémie de poursuivre le télétravail – pour 98 % des salariés, d’après une étude menée par l’Ugict-CGT – s’explique aussi par les réflexions accrues sur le poids environnemental et la place que prennent les mobilités dans nos vies. « Au fil du XXe siècle, un découpage très net s’est opéré entre le lieu de travail et le domicile, allongeant de plus en plus les distances parcourues, jusqu’à atteindre les 940 milliards de kilomètres effectués par les Français en 2019, dont 80 % en automobile», explique Bruno Marzloff, sociologue spécialisé dans les questions de mobilité et du travail, fondateur du cabinet Chronos. « Cette fuite en avant est aujourd’hui remise en cause par des salariés qui n’en peuvent plus de ces excès et en condamnent les incidences climatiques. » 

Un nouveau modèle à créer

Depuis 2013, date de sortie de son livre Sans Bureau Fixe, le sociologue interroge l’urbanisme fonctionnel, qui promeut la séparation de lieux dédiés aux activités professionnelles et des espaces d’habitation. « Il faut inventer un autre modèle, dans lequel le rapprochement du travail et du domicile serait une exigence fondamentale, à la fois parce qu’elle correspond aux souhaits des travailleurs et parce qu’on en mesure une série de bénéfices au plan sociétal », insiste-t-il. 

Si le bureau est de moins en moins perçu comme l’unique lieu de travail possible, l’espace d’habitation ne peut pas constituer la seule réponse à cette mutation. « Le logement ne peut être le lieu de la multifonctionnalité extrême, où s’entremêlent vie professionnelle et vie personnelle », poursuit Bruno Marzloff. Même son de cloche pour Clément Alteresco, P.-D.G. des espaces de travail Morning, qui insiste sur la disparité des situations de chaque salarié : « Il n’est pas juste de demander à deux travailleurs au même poste d’avoir les mêmes résultats si l’un travaille depuis son deux-pièces parisien et l’autre dans sa maison de campagne de 300 mètres carrés… C’est une question d’égalité des conditions de travail. » 

Le quartier de la Défense, à Paris (Crédits : Pisaphotography / Shutterstock)

Le coworking, un phénomène durable

Une alternative ? Les espaces de coworking, qui sont en train de se faire une place au soleil dans ce contexte sociétal. David Bernard a pris cette option en dédiant un budget de 3 000 euros par an à chaque salarié pour s’équiper, mais aussi pouvoir se rendre dans ces espaces de travail dédiés et de proximité. Un moyen d’économiser de l’argent, quand les bureaux représentent souvent le deuxième poste de dépenses des entreprises après les salaires ? « Ça n’a jamais été ma motivation, assure-t-il. On réinvestit tout l’argent des mètres carrés rendus dans l’organisation de séminaires et des enveloppes pour que les salariés travaillent d’où ils veulent, dans des coworkings ou des Airbnb… C’est nécessaire et très efficace pour la motivation et l’engagement des équipes. » 

AssessFirst n’est pas la seule entreprise à être séduite par l’offre des espaces de coworking. De la start-up au grand groupe, la demande pour ces prestations a explosé, entraînant un boom dans la création de ces tiers-lieux. En 2021, le baromètre sur le marché de l’immobilier de bureau réalisé par Ubiq recensait 2 800 espaces de coworking en France, soit 60 % de plus qu’en 2019. 

Après s’être entretenue avec de nombreux salariés travaillant dans des espaces partagés, Stéphanie Bouchet, doctorante en sciences de gestion à l’université de Montpellier, a relevé plusieurs avantages. « D’abord, cet environnement permet à des personnes aux univers traditionnellement cloisonnés de recréer un collectif avec d’autres populations, parmi lesquelles des salariés d’autres entreprises, mais aussi des indépendants, des entrepreneurs… ». En bref, « la fréquentation d’un espace stimulant, ouvert et convivial, qui tranche avec l’imaginaire de l’entreprise du XXe siècle », synthétise la chercheuse. 

Préserver sa culture d’entreprise : un défi de taille

Les entreprises qui acceptent de voir leurs salariés éparpillés géographiquement se trouvent pourtant confrontées à un problème : comment diffuser sa culture et son ADN quand ses employés ne se retrouvent plus cinq jours sur sept rassemblés dans un lieu catalyseur ? « Le bureau véhicule la culture d’une entreprise, souligne Clément Alteresco. Le fait qu’il possède des espaces détente ou pas, diffuse de la musique ou privilégie le silence, choisisse une couleur ou une ambiance plutôt qu’une autre… Tout cela porte des messages et infuse en chaque salarié ». Pour le président des coworkings Morning, un équilibre est à trouver entre le besoin de liberté exprimé par les salariés et celui de communauté et de culture que l’entreprise doit maintenir pour créer une dynamique et une vision partagées. Le fondateur d’AssessFirst, David Bernard, en est certain : il faut être très vigilant pour ne pas laisser la diffusion de sa culture au hasard et pour motiver ses salariés, même à distance. « La première chose à faire, c’est de passer de la culture orale à la culture écrite en posant toutes nos valeurs et nos process noir sur blanc, explique-t-il. C’est fastidieux, ça prend du temps, mais cette étape est une condition sine qua non du partage de notre ADN, pour donner à tout le monde le même niveau de connaissances sur l’entreprise. » Autre clé, selon lui : mettre en place de nouveaux rituels à des rythmes réguliers. « Tout ne peut pas se passer à distance et le lien social est primordial pour transmettre une culture forte. » David Bernard emmène donc ses équipes deux fois par an à l’étranger pour une semaine de rassemblement et dédie à chaque service un budget pour organiser des séminaires réguliers et entretenir leur lien. Des initiatives nécessaires – mais suffisantes ? – pour éviter un autre mal qui guette les salariés en télétravail : le sentiment d’isolement. Ce danger n’est pas à prendre à la légère puisqu’il concerne 47 % des actifs travaillant à distance, selon un sondage Harris Interactive.

L’espace de coworking Morning Bourse - Vivienne, à Paris (Crédits : Benoît Drouet / Morning)

La tentation « big brother »

Les entreprises qui ont franchi le cap du télétravail doivent le comprendre, ce changement implique aussi une transformation du management. Encadrer des employés en télétravail nécessite de réinventer les relations pour éviter la mise en place d’un contrôle démesuré. « Sous couvert de liberté, le télétravail peut engendrer des dérives, alerte Clément Alteresco. L’idée n’est pas de faire du flicage 2.0 en analysant le nombre d’appels passés ou de tickets clients traités, ni de revenir à un système de pointage numérique. » Or, on voit grandir ce phénomène ces dernières années à travers l’émergence d’applications comme CleverConnect, qui promet aux entreprises une « surveillance des salariés » pour « détecter les fainéants et maintenir la discipline », explique son site internet. Time Doctor, Hubstaff, Teramind… Nombreux sont les outils proposés aux employeurs pour connaître les heures de connexion, le temps passé sur chaque tâche, l’affichage de l’écran ou les coordonnées GPS des salariés. 

Aux États-Unis, les entreprises peuvent librement adopter ces pratiques, à l’image de la banque Axos Financial, qui a décidé d’effectuer toutes les 10 minutes des captures d’écran des ordinateurs de ses salariés pour éviter que des « individus abusent des horaires flexibles », a rétorqué son P.-D.G. Si la loi française protège les salariés en interdisant le recours à des logiciels espions – installés à l’insu des travailleurs –, une étude menée par GetApp révèle pourtant que 45 % des salariés français en télétravail seraient surveillés par leur employeur via un outil de contrôle. Pour inverser la tendance, Bruno Marzloff préconise de revoir le principe même du management à l’aune de cette nouvelle organisation du travail : « Le management en présentiel très vertical et descendant fait partie du passé, il ne peut pas être appliqué au télétravail. Il faut opérer de manière plus horizontale, ce qui appelle des relations de confiance, du dialogue et de l’autonomie. »

Vers un travail de proximité

Alors, demain, où et comment travaillerons-nous ? Difficile à dire tant les récentes évolutions ont été imprévisibles, répondent les experts. Bruno Marzloff imagine un schéma en « archipel », où l’organisation du travail sera dispersée dans l’espace et le temps pour concilier toutes les exigences d’aujourd’hui. « L’entreprise ne sera plus un lieu, mais représentera l’ensemble des espaces où les salariés se déploient et demeurent en lien avec elle. » Le sociologue anticipe une organisation du territoire qui s’adaptera à ce modèle, « faisant prévaloir de nouveaux périmètres, organisés autour de hubs de proximité permettant à chaque citoyen de trouver autour de chez lui des lieux de travail et des services pour ses besoins quotidiens, lui permettant d’améliorer sa qualité de vie ». Une idée partagée par Clément Alteresco qui croit en la « ville du quart d’heure » – modèle idéal d’une ville où les services essentiels sont à une distance maximale d’un quart d’heure à pied ou à vélo. L’entrepreneur capitalise déjà sur ce modèle avec sa nouvelle offre, Rayons, qui inaugure ces « petits espaces de quartier qui oscillent entre 100 et 300 mètres carrés, pour faire tampon entre son domicile et le siège de son entreprise »

Si les deux experts imaginent un avenir du bureau éclaté, ils n’enterrent pas pour autant la fonction du siège de l’entreprise. « Celui-ci aura un nouveau rôle, de prestige, d’image et de rencontre, conclut Bruno Marzloff. N’étant plus le lieu traditionnel de travail quotidien pour tous les salariés, son rôle de représentation va croître à la mesure que sa surface va se réduire. » 

Pour David Bernard, une chose est sûre, il n’y aura plus de retour en arrière. « D’ici 20 ans, les travailleurs et travailleuses du futur regarderont les salariés du passé comme on regarde aujourd’hui ceux qui allaient à la mine, en se disant : “Tu te rends compte, ils étaient confinés dans des open spaces entre 9 heures et 18 heures tous les jours, comme des enfants en garderie!” ». Une projection optimiste, mais incertaine, puisque certaines entreprises pionnières du télétravail, comme IBM, qui l’a généralisé pour 40 % de ses salariés il y a 20 ans, y ont finalement renoncé. 

L’examen de conscience du quartier de La Défense 

En 1933, sous l’égide de Le Corbusier, paraît la Charte d’Athènes. Le texte prône la planification et la construction de villes « fonctionnelles » dans lesquelles les zones de vie, de travail et de loisirs doivent être séparées. Après la Seconde Guerre mondiale, lors des grands chantiers de reconstruction des villes, les urbanistes en appliquent les principes. Le modèle des quartiers d’affaires naît et les grands ensembles de tours vertigineuses sortent de terre. Mais ce fonctionnement, symbole d’une organisation du travail révolue, ne séduit plus et ces espaces cherchent à se réinventer pour répondre aux transformations sociétales. « Dans un monde du travail dématérialisé, les jeunes générations battent en brèche le modèle de La Défense, elles ne veulent plus vivre comme des poulets en batterie, selon l’image que l’on avait des travailleurs de ces quartiers dans les années 1980-90 », analyse Pierre-Yves Guice, directeur général de Paris La Défense. « Cela crée un risque de perte de compétitivité pour le quartier, que nous voulons éviter en transformant La Défense en lieu de vie. » 

Le leitmotiv ? La diversification, à la fois des publics à attirer et des activités à y exercer. Si La Défense reste aujourd’hui cette grande dalle de béton entourée de gratte-ciel, elle s’imagine demain en premier quartier d’affaires post-carbone mondial, en espace mixte prisé des manifestations culturelles, végétalisé, ouvert aux communes alentour et à l’immobilier résidentiel et touristique.


Cette enquête a initialement été publiée dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.