Jacques Rupnik : "Poutine entrera dans l’Histoire comme celui qui a cristallisé l’identité ukrainienne"
Le 24 février, l’armée russe a pénétré officiellement sur le territoire ukrainien. En quelques jours, la communauté internationale a multiplié les sanctions économiques contre le Kremlin, ce qui n’empêche pas l’armée russe de poursuivre sa progression. Mais que cherche vraiment Vladimir Poutine ? Et surtout, où va-t-il s’arrêter ? Émile s’est entretenu avec l’historien et politologue Jacques Rupnik, directeur de recherche émérite au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Propos recueillis par Laure Sabatier
Comment se dessinent à ce stade les rapports de force en présence sur le sol ukrainien ?
Sur les six premiers jours de combat, l’armée ukrainienne a bien mieux résisté que ce que prévoyaient les Russes, et s’apprête à bénéficier d’une aide inédite, voire inattendue de l’Union Européenne, qui devrait permettre de ralentir la progression de l’occupation russe, et de lui infliger d’importantes pertes. Par ailleurs, si l’Otan ne peut intervenir directement, l’organisation a déjà placé ses pions dans les pays membres les plus menacés, à commencer par les Pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie).
Mais il n’y a pas que l’armée qui se bat, il y a aussi tous les civils qui se mobilisent, se forment et s’arment. Je pense que le Kremlin n’avait pas pleinement mesuré cela, quand bien même cette configuration les a mis en échec dans les années 1980 lors de l’invasion de l’Afghanistan. Le rôle de la société civile peut d’ailleurs s’avérer déterminant aussi du côté russe, où la propagande ne touche plus avec la même efficacité la population jeune et connectée des grandes villes. Les sanctions économiques pourraient mettre à mal la loyauté des oligarques russes vis-à-vis de Poutine.
En 2014, la Russie annexait la Crimée sans provoquer davantage que l’indignation de la communauté internationale. Cette fois-ci, les sanctions économiques pleuvent contre la Russie, tandis que les livraisons d’armes se multiplient en direction de l’Ukraine. Comment expliquer ce décalage de réaction ?
Depuis quelques jours, nous assistons à un réel changement de paradigme. D’abord, certains se sont fait à l’idée, depuis 2014, que le Donbass finirait par être satellisé par la Russie, et ont donc observé la Russie placer 100 000 hommes à sa frontière avec une forme de fatalité. Quand il est devenu évident qu’il s’agissait d’une réelle invasion à l’échelle du pays, d’un pays souverain aussi grand que la France, et à la frontière de l’Europe, alors la sidération s’est installée. Connaissant la violence dont Vladimir Poutine est capable, comme il en a fait la démonstration en bombardant Grozny (Tchétchénie) en 1999 ou la Syrie en 2016, il est devenu évident que la réponse diplomatique ne serait pas suffisante et qu’il fallait aider l’Ukraine et protéger ses alentours au plus vite.
Dès lors s’est mis en place un second retournement encore plus étonnant : l’émergence d’une Union européenne de la défense, portée par une Allemagne qui accepte de livrer des armes et d’augmenter le budget de son armée pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Là encore, je pense que Poutine ne s’y attendait pas, mais qu’il a réussi paradoxalement à unifier l’Europe et a réveillé l’Otan, que le Président Macron accusait il y a à peine deux ans d’être en état de « mort cérébrale ».
Quels sont les récits mobilisés en Russie pour justifier l’invasion russe de l’Ukraine ?
L’invasion de l’Ukraine découle d’un ensemble de récits imbriqués dans un jeu de menaces intérieures et extérieures brandies par la Russie. Il y a d’abord un premier récit développé de façon très explicite par Vladimir Poutine en juillet dernier sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, qui consiste à dire que l’Ukraine est une construction « artificielle », implantée sur des « territoires historiquement russes ». Cette idée se greffe à cette thèse plus ancienne du « monde russe » qui établit un lien direct entre identité russe et populations russophones. Pour Poutine, quiconque parle russe est russe, et doit à ce titre être protégé des menaces que représentent les entités extérieures. En l’occurrence, le nationalisme ukrainien qui est de surcroit accusé d’être nazi et d’avoir collaboré avec l’envahisseur allemand lors de la Seconde Guerre mondiale, contreviendrait aux droits des populations russes de la région.
Cette défense du « monde russe » amène Poutine à accuser l’Ukraine de collusion avec l’Occident, en raison des liens que le pays a créés avec l’Union européenne ces vingt dernières années, notamment au travers des accords de coopération économique. Derrière cette rhétorique se cache la crainte de Poutine de voir son pouvoir autoritaire contesté par une partie de sa population, qui lorgnerait sur la démocratisation de l’Ukraine et pourrait y trouver un contre-modèle. Enfin, Vladimir Poutine accuse l’Ukraine de favoriser l’extension de l’Otan à l’est de l’Europe.
À l’inverse, quels sont les éléments de discours utilisés par le pouvoir ukrainien pour contrer l’invasion russe et appeler à l’unité du pays ?
La classe politique ukrainienne défend l’unité du pays en insistant sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction entre parler russe et être ukrainien. Le Président Volodymyr Zelensky, un juif ukrainien et russophone, est une démonstration vivante de ce discours d’unité, dont il tire d’ailleurs sa légitimité politique. C’est vrai qu’il y a une diversité considérable en Ukraine, mais il y a une unité indéniable derrière le gouvernement de Kiev, comme le démontre la mobilisation de la société civile ces derniers jours. Paradoxalement, Poutine entrera dans l’Histoire comme celui qui a cristallisé l’identité ukrainienne et favorisé un État-nation ukrainien.
Quelles ont été, dans l’histoire récente, la nature des relations entre l’Ukraine et la Russie ?
Au cours des vingt dernières années, l’Ukraine et la Russie se sont orientées vers des destinées nationales et politiques de plus en plus antagonistes. D’un côté, la Russie de Vladimir Poutine s’est refermée autour d’un pouvoir autoritaire isolé ; de l’autre, l’Ukraine a pris le chemin de la démocratisation et s’est ouverte à l’Union Européenne. La révolution orange de 2004, qui s’est soldée par la tenue des premières élections libres du pays et l’échec du candidat sortant, Viktor Ianoukovitch, alors parrainé par la Russie, a été une déflagration déterminante pour la Russie. Alors qu’elle regardait son voisin comme un régime hybride inoffensif, elle a pris conscience qu’il pouvait lui échapper. Par la suite, malgré l’échec de la demande d’adhésion à l’Otan formulée en 2008, et le véto de la Russie à la signature des accords du sommet de Vilnius en 2014, l’Ukraine resserre considérablement ses liens avec l’Union européenne. La révolution de Maïdan en 2014 porte l’affirmation de l’orientation européenne de l’Ukraine à son paroxysme, et conforte le discours russe de menace occidentale à ses frontières.
Sans tomber dans un exercice de voyance, quels pourraient être, selon vous, les risques d’extension du conflit ?
Dans un conflit d’une telle ampleur, le risque d’escalade existe toujours. Tout le monde peut s’accorder pour dire où commence le confit, mais ni Poutine ni personne d’autre ne sait où il s’arrête. Il faut en être conscient, et malgré la nécessité d’une forte dissuasion, il ne faut en aucun cas fermer les canaux diplomatiques. Ceci dit, plusieurs hypothèses peuvent être imaginées. Une intervention, mise en scène, provoquée ou inventée dans des zones tampons abritant des populations russophones, pourrait servir de prétexte à l’armée russe pour enclencher une opération de police dans des États membres de l’Otan. Je pense notamment à la région de la Transnistrie, entre l’Ukraine et la Moldavie, ou aux pays baltes, dont une quelconque attaque par la Russie déclencherait nécessairement l’activation de l’article 5 de l’Otan [principe de la défense collective selon lequel une attaque contre l'un ou plusieurs de ses membres est considérée comme une attaque dirigée contre tous, NDLR]. J’ai beaucoup suivi la guerre dans l’ex-Yougoslavie, et la menace du débordement du conflit d’une région à l’autre était déjà très présente. Il est indispensable de contenir le conflit dans le contexte ukrainien, et d’apporter un soutien total à l’Ukraine, sur son sol et en accueillant ses ressortissants.
Histoire - En bref
De la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine
En 1991, à la suite de l’effondrement de l’URSS, la Russie négocie un accord oral avec les leaders occidentaux afin d’entériner le non-élargissement de l’Otan vers l’Est. Entre 1997 et 2004, une part importante des pays de l’ex-bloc soviétique sont admis dans l’Otan : Hongrie, Pologne, République Tchèque puis Estonie, Lituanie, Lettonie, Roumanie, Slovaquie et Bulgarie. En réalité, la Géorgie et l’Ukraine sont aujourd’hui les seuls pays qui séparent la Russie des forces de l’Otan. Ce dernier oscille politiquement entre les pro-russes et les pro-européens, tout en affirmant progressivement sa volonté de démocratisation indépendante à partir de 2004. Se rendant progressivement compte qu’elle ne peut imposer ses poulains à la tête de l’Ukraine après l’élection libre du candidat pro-européen Viktor Ianoukovitch, la Russie entreprend la déstabilisation du pays en encourageant le séparatisme dans les régions du Donbass.
À la suite des manifestations pro-européennes “euromaïdans”, de 2014, les soulèvements pro-russes s’intensifient et aboutissent à l’auto-proclamation de deux entités indépendantes suite à des référendums locaux : la “république populaire de Donetsk" et la “République populaire de Lougansk", dont aucun État ne reconnaîtra l’indépendance. Dans le même temps, la Russie annexe officiellement la Crimée le 16 mars 2014, provoquant une réaction minime et non contraignante de la part de l’ONU et des nations occidentales. Peu de temps après, le 27 juin, l’Ukraine signe un accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui entrera en vigueur le 1er septembre 2017, et provoque de nouveaux affrontements dans la région de Donetsk. Pour y mettre fin, un accord de cessez-le-feu est conclu dans la capitale biélorusse entre les séparatistes pro-russes, l’Ukraine et la Russie en septembre 2014, puis reconduit en février 2015. Il s’agit des accords de Minsk, qui prévoient le retrait des formations armées étrangères, mais surtout le maintien des deux régions pro russes sous pavillon ukrainien.
S’ouvre alors une période d’alternance entre trêves et combats dans la zone du Donbass, marquée par l’assassinat en novembre 2018 du séparatiste pro-russe Alexandre Zakhartchenko, l’élection en avril 2019 du candidat pro-européen Volodymyr Zelensky, et la signature en 2019 d’un accord sur le gaz entre la Russie et l’Ukraine. À partir d’avril 2021, l’Ukraine dénonce la présence de troupes russes à ses frontières, et affiche sa volonté d’intégrer l’Union européenne alors que les États-Unis se prononcent en faveur de son entrée dans l’Otan. L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe s’est finalement concrétisée le 24 février 2022. Depuis, le président ukrainien a renouvelé sa demande d’adhésion à l’Union européenne, une question qui divise les dirigeants européens.