Gérard Larcher : "Avec la Fracture sociale, comment être le président de la nation et des territoires ?"
Désindustrialisation, déserts médicaux, disparition des services publics… Les fractures sociales se multiplient dans le pays. Elles se traduisent, dans les urnes, par une polarisation entre les élections nationales – dominées par La République en marche et le Rassemblement national – et les élections locales, trustées par la gauche et la droite traditionnelles. Y a-t-il, dès lors, une France nationale et une France locale ? Président du Sénat et sénateur Les Républicains des Yvelines, Gérard Larcher revient sur les causes de cette polarisation et propose une nouvelle vague de décentralisation pour combler ces failles.
Propos recueillis par Pascal Perrineau et Maïna Marjany
Les dernières élections municipales et départementales, largement dominées par la droite et la gauche traditionnelles, ont montré une étonnante résilience du clivage gauche-droite au niveau local, tandis qu’aux élections nationales, comme lors de la présidentielle de 2017 et les européennes de 2019, ce clivage a été balayé par La République en marche. Est-ce le signe d’une coexistence de deux France, l’une locale et l’autre nationale ?
Votre question revient à s’interroger autour de l’existence d’une fracture au sein de la société française. Ces fractures peuvent être territoriales, sociales, sociétales ou encore religieuses. Souvenez-vous des engagements successifs qui ont été pris, notamment après le deuxième septennat de François Mitterrand (1988-1995). Le gouvernement avait promis de résoudre plusieurs problèmes : l’emploi, la fracture sociale et la valeur travail. Au fond, rien de tout cela n’a été fait. Au bout du compte, les citoyens ont souvent le sentiment que leur engagement, leur expression et leur vote n’ont jamais été pris en compte, qu’ils sont impuissants face aux décisions et il est vrai que ces décisions sont souvent centralisées, difficiles à comprendre.
En 2015, nous avions remis, avec Claude Bartolone [ancien président de l’Assemblée nationale, NDLR], un rapport à François Hollande sur l’état de la société française après l’attentat contre Charlie Hebdo. Nous avons sondé le ressenti de la population et il est apparu deux catégories : ceux qui se sentaient « Charlie », qui avaient vécu l’ensemble des drames de manière forte et ceux qui se sentaient moins concernés par ce qu’il s’était passé. J’avais dit à ce moment-là qu’il y avait une France qui se sentait à côté de la République, en dehors, qu’elle n’avait plus voix au chapitre, qu’elle ne comptait plus dans les décisions prises. Cette France-là est porteuse de nos échecs successifs, comme si nous vivions une crise des résultats en politique.
Quelle est cette France « locale » qui se sent exclue de la communauté nationale ?
La France qui se sent mise de côté, c’est d’abord celle des territoires ruraux et des vieux territoires d’industrie comme la Lorraine, le Grand Est. C’est aussi la France des quartiers populaires, qui est dans la politique de la ville tout en ayant le sentiment de ne pas être incluse dans la République et de subir la disparition des services publics, la désertification médicale, la « communautarisation » et l’absence de transports collectifs. Dans ces territoires où l’emploi, la santé et les moindres démarches administratives sont conditionnés par la mobilité, il y a le sentiment d’être en dehors. J’insiste sur la santé : près de neuf millions de nos compatriotes n’ont pas de médecin traitant référent [5,4 millions de Français selon l’Assurance Maladie en 2020, NDLR]. Un récent rapport du Sénat sur les femmes dans l’espace rural démontre que ces dernières sont beaucoup plus touchées par les cancers à cause du manque de prévention, notamment. Près de 30 % des Franciliennes en territoire rural restent à l’écart du dépistage du cancer du sein et l’Ariège est le département où le taux de dépistage du cancer du sein est le plus bas de France [données issues du rapport, NDLR]. Nous avons des départements où il n’y a plus de gynécologues en dehors du secteur public. Comment voulez-vous avoir le sentiment d’appartenir à la République quand on fait face à de telles iniquités ?
Comment les pouvoirs publics ont-ils pu laisser s’aggraver de telles inégalités territoriales ?
Dans les années 1990, la croissance se resserre progressivement autour de grandes aires métropolitaines, qui concentrent les richesses et les revenus, ce qui se traduit par une montée des inégalités entre les territoires. Ces inégalités ne sont pas uniquement financières, mais apparaissent aussi dans les services proposés et dans les sujets qui font l’attractivité ou non des territoires. À l’automne 2018 vient la discussion du Projet de loi de finances et, à travers le sujet de la transition écologique, la question majeure de la taxation carbone. Le gouvernement opte pour une taxation des carburants du quotidien, à laquelle s’ajoute une décision prise sans concertation préalable : la limitation à 80 km/h (sur 400 000 kilomètres de routes départementales et nationales), qui est vécue dans l’espace rural comme une brimade. Toute une partie de la population se sent stigmatisée, la même partie qui s’était déjà exprimée, en 2013, quand les « bonnets rouges » avaient manifesté en Bretagne contre l’écotaxe et les suppressions de postes dans l’industrie agroalimentaire. C’est le début du mouvement des « gilets jaunes ».
J’ai été marqué par une rencontre avec un « gilet jaune », justement, sur un rond-point, à Lamballe, dans les Côtes-d’Armor. Un homme me montre son bulletin de salaire. Il est cariste dans un grand magasin, gagne le SMIC et habite dans le centre de la Bretagne. Tous les jours, il vient travailler avec son véhicule diesel qui n’est pas très récent. Son épouse n’a pas d’emploi. Et il m’explique que cette hausse des prix du diesel a des conséquences très importantes sur son budget, d’autant plus qu’il doit emmener deux fois par semaine son enfant chez l’orthophoniste, dont le cabinet le plus proche se trouve à 50 kilomètres. Malgré les aides de l’État, il ne s’en sort pas. Et les décisions qui ont été prises par le gouvernement à ce moment-là n’ont jamais pris en compte, ni voulu comprendre sa réalité.
Les lois Defferre pour la décentralisation sont adoptées dès l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981. Y a-t-il eu, selon vous, un retour en arrière opéré ces dernières années qui pourrait, en partie, expliquer les fractures françaises ?
La question des fractures territoriales passe par la fin de la gouvernance verticale, or depuis la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, nous avons assisté à des décisions de plus en plus verticales, y compris dans la vie quotidienne des gens. Dès le premier été suivant l’investiture d’Emmanuel Macron, le Premier ministre prend un certain nombre de décisions sans concertation avec les élus : il supprime les emplois aidés à la veille de la rentrée des classes, puis il baisse les aides au logement de cinq euros par mois. Au cours du quinquennat d’Emmanuel Macron, on n’a jamais aussi peu construit de logements sociaux. Ensuite, le gouvernement invente le « contrat de Cahors », un encadrement autoritaire des finances des collectivités territoriales [une réduction de leur besoin de financement de 2,6 milliards d’euros par an, soit au total 13 milliards sur le mandat, NDLR] que ces dernières vivent très mal. Cette verticalité s’est une nouvelle fois symbolisée lors de la crise sanitaire, où les décisions étaient prises par le conseil de défense sanitaire et non plus le conseil des ministres. Résultat, la relation entre le Parlement et les territoires s’est considérablement délitée ces dernières années.
Quelles seraient les solutions pour combler ces inégalités territoriales ?
L’une des solutions, c’est d’abord de renouer avec la proximité, dans le cadre d’une République décentralisée. Il faut retisser des liens qui font la communauté autour d’un récit national partagé par le plus grand nombre et mettre en œuvre des politiques publiques de proximité. Je vais prendre deux exemples : il va falloir tirer les conséquences de la crise sanitaire, par exemple sur l’organisation des Agences régionales de santé (ARS) et confier leur présidence au président de région, avec une structure nationale qui assure l’équité.
Même chose pour les politiques de l’emploi. On a transféré aux régions les compétences économiques, mais on a gardé une politique de l’emploi totalement nationale. Je préconise que les politiques de l’emploi soient confiées à l’échelon régional qui dispose de la prérogative économique et de la formation professionnelle. Je pense qu’il faut refonder les relations financières entre l’État, les citoyens et les collectivités territoriales. La France est aujourd’hui le deuxième pays de l’OCDE qui a le plus de dépenses publiques avec 55,3 % du PIB derrière l’Autriche (selon l’OCDE), alors que l’on a supprimé quasiment tous les leviers locaux de fiscalité. Même la taxe d’habitation et l’impôt de production sont en train de disparaître.
Enfin, je crois qu’il serait important d’avoir la possibilité de cumuler un mandat exécutif local et un mandat parlementaire. C’est d’ailleurs une proposition qui avait été déposée et discutée par Jacques Mézard, un membre du Parti radical de gauche du Conseil constitutionnel qui s’était aperçu qu’on était en train de se déconnecter du territoire. Le risque actuel est d’avoir des parlementaires qui soient progressivement en dehors de réalités territoriales – certains disent « hors sol » – et qui ne tirent pas de conclusions de leur expérience locale.
Pensez-vous que dans le cadre d’une restructuration et d’une reconquête des territoires, comme vous l’appelez de vos vœux, passer à un système fédéral comme en Allemagne ou en Espagne serait opportun ?
L’État fédéral allemand est né de la Seconde Guerre mondiale pour empêcher la reconstitution du Reich. Ils ont réussi, mais le système fédéral ne me semble adapté ni à notre tempérament, ni à notre histoire. La France s’est construite en modèle inverse de celui du système fédéral. Je crois que l’on peut faire coexister un État central fort, qui exerce ses missions régaliennes, et des territoires qui ne sont pas des fédérations. Voilà pourquoi je suis assez hostile au fait que le Sénat devienne un Bundesrat [Conseil fédéral allemand, NDLR]. Nous ne sommes pas là uniquement pour représenter les territoires, mais l’ensemble de la nation à travers les territoires. En revanche, je milite pour que l’on donne plus de compétences aux régions. Par exemple, dans le secteur médico-social, la gestion des établissements d’accueil de nos personnes âgées est soumise à la fois au département, à la Caisse nationale de solidarité autonomie et à l’État. Il faudrait donner cette compétence uniquement au département.
En France, les plus de 65 ans représentent 19 % de la population, mais un tiers des votants. De l’autre côté, en 2017, seul un jeune sur cinq a voté à la fois à la présidentielle, puis aux législatives. Faut-il passer par davantage de démocratie participative pour motiver l’électorat jeune à aller voter ?
Les plus jeunes générations sont beaucoup moins engagées dans la vie politique, parce qu’elles ont le sentiment que ça ne change pas les choses. Ce constat nous renvoie d’ailleurs à la question locale : je pousse mes collègues à ce qu’il y ait beaucoup de jeunes dans les conseils municipaux et dans les conseils de quartier. Quand on vit ces conseils de quartier, les décisions soumises aux approbations, les budgets participatifs, on peut trouver à nouveau de l’intérêt pour la politique. Ce n’est pas facile de motiver un jeune qui a le sentiment que la politique, c’est beaucoup de paroles, mais oui, la démocratie c’est aussi parler, puis décider.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.