Élection présidentielle  : le retour de la lutte des classes  ?

Élection présidentielle  : le retour de la lutte des classes  ?

Le duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, initialement annoncé par les sondages pour le second tour de la présidentielle, serait-il l’un des signes d’un retour d’une opposition forte entre les classes sociales en France ? La société française se polarise-t-elle en deux blocs antagonistes ? Pour en parler, Émile a réuni le sociologue Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, ancien chef du département “Questions sociales” au Centre d’analyse stratégique, et Jérôme Sainte-Marie, politologue, sondeur et auteur de Bloc contre bloc : la dynamique du macronisme (2019) et de Bloc populaire : une subversion électorale inachevée (2021). Ils éclairent pour nous le nouveau paysage politique français.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi, Maïna Marjany et Léa Mormin-Chauvac

Une femme tenant sa carte électorale (Crédits : Alexandros Michailidis/Shutterstock)

Jérôme Sainte-Marie, en 2015, vous expliquiez, dans Le Nouvel Ordre démocratique (Éditions du Moment), qu’en Europe et en France, le système démocratique se disloquait sous nos yeux et qu’un nouvel affrontement opposant un pôle identitaire et un pôle libéral se substituait au clivage gauche-droite. Comment analysez-vous, sept ans après, la situation du pays  ?

Jérôme Sainte-Marie : Au niveau national, deux systèmes perpendiculaires cohabitent. D’une part, une permanence du clivage gauche-droite au niveau des élections locales, un peu moins encadrée aujourd’hui par les grands partis, mais les élites politiques locales sont restées en place et ont été confirmées par les électeurs. Inversement, au niveau national, si j’en crois le résultat des élections de 2017 puis de 2019 et les intentions de vote pour 2022, la vie politique s’est polarisée entre deux pôles, que j’appelais à l’époque “libéral” et “identitaire” et que je nomme désormais, au vu de leur évolution sociologique, “bloc élitaire” et “bloc populaire”. Cette polarisation cohabite toutefois avec des électeurs de gauche et de droite : ils représentent moins de la moitié de la population inscrite et ne sont plus en position de dominer ce système.

Julien Damon, partagez-vous cette analyse ?

Julien Damon : Pour les élections à deux tours, les partitions binaires sont tout à fait efficaces, mais pour décrire les réalités de la société française – les situations d’emploi, les questions de revenu, de localisation –, les partitions à trois catégories me semblent mieux fonctionner. Pour une raison simple : à mon sens, les classes sociales n’ont pas disparu. Le vocabulaire s’est transformé, mais l’existence d’un prolétariat, d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie me semble tout à fait repérable aujourd’hui. Pour Marx, dont Le Capital a 154 ans, les classes sociales ne sont pas seulement des collections d’individus, mais des subdivisions structurées du peuple possédant des consciences propres. Les “gilets jaunes” sont, par exemple, une subdivision du peuple dont la conscience de soi a impressionné.

Cette conscience de classe existe fortement chez les classes moyennes à la française. Je trouve que la meilleure manière de les apprécier est celle du “ni-ni”. Les classes moyennes ne sont ni riches ni pauvres, elles vivent dans des quartiers ni huppés ni totalement dégradés. Employés ou ouvriers, ces gens exercent des fonctions intermédiaires : ils ne sont ni dirigeants ni exécutants. Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet ont introduit une nouvelle dimension dans leur ouvrage à succès La France sous nos yeux, en insistant sur la consommation : la classe moyenne ne passe pas par le hard-discount ni par le premium. Elle se transforme dans ses constituants, ses aspirations et ses modes de vie, mais demeure la classe centrale en France.

“Dans les choix politiques, le niveau de revenu peut jouer, notamment lors de l’élection présidentielle, puisque la question fiscale se pose, mais c’est l’origine du revenu qui est décisive.”
— Jérôme Sainte-Marie

Comment se positionne cette classe moyenne dans le vote ? Rejoint-elle plutôt le bloc populaire ou le bloc élitaire ? 

J. S.-M. : Les deux pôles évoqués structurent la vie sociale française sans en épuiser la diversité. Ainsi, dans Bloc contre bloc (Les Éditions du Cerf, 2019), je reviens sur la notion de classe sociale, définie par l’origine des revenus beaucoup plus que leur niveau. À salaire constant, vous n’avez pas les mêmes comportements politiques si vous tirez vos revenus de la fonction publique ou d’une entreprise privée. Si vous êtes dans la fonction publique, vous serez prudent à l’égard d’une manifesta tion motivée par un problème fiscal, comme les “ gilets jaunes”. Inversement, les mobilisations pour les professeurs, en janvier dernier, n’ont pas rencontré un accueil populaire.

Il n’y a pas de convergence des luttes entre des classes sociales qui ont des points de vue très différents. Je différencie aussi les 16 millions de retraités, qui représentent un tiers des inscrits, car je crois qu’on arrive à une différence de statut qui les isole du reste de la population. Cette gauche, dont le noyau dur serait les enseignants, et cette droite, majoritairement retraitée, représentent électoralement d’abord les classes moyennes, mais elles sont soumises à des tensions très fortes. Enfin, l’analyse de l’origine du revenu et donc des chiffres du patrimoine et de l’héritage prouve que notre société n’est pas en voie de moyennisation ni d’archipélisation, mais bien de polarisation. 

Manifestation de gilets jaunes à Paris le 12 janvier 2018 (Crédits : Birdog Vasile / Radu / Shutterstock)

J. D. : Les classes sociales avaient été enterrées à la fin du XXe siècle. Auparavant, à Sciences Po, lorsque Henri Mendras évoquait la “moyennisation” de la société, c’était pour évoquer l’extension de la classe moyenne. Depuis, on annonce son extinction. Je crois que Marx s’est trompé en estimant que les classes moyennes étaient inéluctablement en voie de prolétarisation, ce qui les mènerait vers une confrontation radicale avec la bourgeoisie et à la mise en place d’une grande transformation communiste. Point essentiel, l’identification : trois Français sur cinq disent appartenir à la classe moyenne. Les classes sociales ne s’apprécient pas uniquement par leurs sources de revenu, mais par le niveau de ces revenus, leur identification subjective, leur mode de consommation et par leur localisation sur le territoire. 

J. S.-M. : Dans les modes de consommation, le niveau de revenu joue énormément. Dans les choix politiques, il peut également jouer, notamment lors de l’élection présidentielle, puisque la question fiscale se pose, mais c’est l’origine du revenu qui est décisive.

Jérôme Sainte-Marie, vous dites que les blocs élitaire et populaire remplacent progressivement le clivage gauche-droite. Historiquement, on percevait la gauche comme représentant les classes populaires. Aujourd’hui, de quel bloc font partie les électeurs de gauche ? L’extrême droite fait-elle partie du bloc populaire ?

J. S.-M. : Trois notions se superposent ; les catégories sociales de l’Insee, la classe sociale et j’emprunte enfin la notion de bloc historique comme produit politique à Antonio Gramsci. Une classe sociale existe en soi si l’on y croit, alors qu’un bloc se construit avec ces éléments et une formule politique, une idéologie. À partir de 2016, il s’est formé autour d’Emmanuel Macron un bloc historique : le bloc élitaire. Il est constitué d’une partie des élites réelles possédant les médias et les moyens de production et de la classe managériale, composée des cadres du public et du privé. Par exemple, en 2017, 50 % des professeurs ont voté dès le premier tour pour Emmanuel Macron et aujourd’hui, près de la moitié des cadres le choisiraient également au premier tour.

Dans un “ vote de paille” réalisé auprès d’élèves de grandes écoles de commerce en 2017, Macron rassemblait pratiquement la moitié des votes pour le premier tour, Marine Le Pen 2 %. L’idéologie de ce bloc élitaire est le libéralisme pro-européen et sa forme politique est La République en marche. Le vote du bloc populaire, aujourd’hui orienté vers le courant nationaliste, pourrait aller à Marine Le Pen. Les ouvriers et employés représentent 47 % de la population active. Avec les petits indépendants, ils ont le même revenu, se marient ensemble, héritent peu. Ils n’accumulent pas et, tout en travaillant, demeurent dans la vulnérabilité financière. En 2017, ce sont eux qui ont voté Marine Le Pen, elle a ainsi obtenu au second tour 56 % du vote ouvrier. Ces niveaux seraient bien plus importants en 2022.

“À mon sens, les classes sociales n’ont pas disparu. Le vocabulaire s’est transformé, mais l’existence d’un prolétariat, d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie me semble tout à fait repérable aujourd’hui.”
— Julien Damon

Et Jean-Luc Mélenchon, se positionne-t-il dans ce bloc populaire ? 

Manifestation de gilets jaunes à paris en janvier 2019 (Crédits : Olivier Ortelpa/Shutterstock)

J. S.-M. : Dans les catégories actives modestes, Jean-Luc Mélenchon, qui faisait autrefois un score moyen un peu supérieur à 20 %, a aujourd’hui beaucoup reculé. L’effondrement de La France insoumise est d’abord celui de l’adhésion populaire puisqu’aujourd’hui, le vote ouvrier pour Jean-Luc Mélenchon est souvent inférieur à celui qu’obtiendrait Emmanuel Macron. 

J. D. : Deux remarques. Pendant 10 ans, j’introduisais, en grand amphi, un cours à Sciences Po en demandant : “Qui est riche dans la salle ? “. Bon an mal an, vous aviez une quinzaine de personnes qui levaient la main. ”Qui est pauvre ? “ : même résultat. “Qui est de classe moyenne ?”  : une très grande majorité. Les étudiants de Sciences Po sont convaincus d’appartenir à la classe moyenne. Ce décalage est énorme. Il faut observer d’où l’on vient, mais aussi où l’on est. Quand on est à Sciences Po, on compte parmi les 1 % de jeunes qui sont dans de très grandes écoles ! Ensuite, je suis assez réservé sur la thèse très répandue de la “démoyennisation”. Il est exact que les niveaux de vie sont de plus en plus polarisés dans les autres pays de l’OCDE, mais en France, l’étude de l’évolution des niveaux de vie montre que cette démoyennisation n’existe pas. Notre État-providence, le plus dense au monde avec 33 % de PIB alloué à la protection sociale, a ses vertus et ses défauts. Mais il permet à la classe moyenne, entre autres choses, de rester relativement stable. 

J. S.-M. : Le système de redistribution français, tellement attaqué, fonctionne en effet remarquablement. Le niveau de revenu se maintient, même dans des conditions exceptionnelles comme celles que l’on traverse depuis deux ans. Mais la propriété connaît des phénomènes grandissants de concentration et de reproduction du patrimoine. Le rapport du Conseil d’analyse économique sur l’héritage montre à quel point sa part dans le patrimoine a progressé. Or, le patrimoine permet aussi d’accéder à la privatisation, qui n’est pas simplement une optimisation du système économique, mais un transfert de richesses du public vers le privé. De même, à niveau de revenu égal, être propriétaire ou locataire de son logement change la donne et cette variable permet de comprendre par exemple le vote de gauche des centres-villes. Notons que la spéculation immobilière dans les métropoles produit plutôt un vote de gauche et écologiste, car il y a toute une catégorie sociale de classe moyenne qui n’arrive plus à accéder à cet attribut social essentiel qu’est le statut de propriétaire et qui en conçoit quelque déception. 

J. D. : C’est la thèse de Thomas Piketty – le propriétarisme ou le retour du patrimoine. Il s’appuie notamment sur l’indice de Gini, qui permet de calculer, entre 0 et 1, le niveau de distribution des revenus, totalement stable en France depuis des décennies. L’écart entre le niveau de revenu des 10 % les plus aisés par rapport aux 10 % les plus défavorisés est de 1 à 3, alors qu’il est de 1 à 15 pour le patrimoine ! Si on ne prend pas ces deux dimensions en compte lorsque l’on étudie les disparités de la société française, on ne comprend absolument rien. 

Pour en revenir à la question de l’élection présidentielle, le duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen annoncé n’a-t-il pas été ébranlé par la percée d’Éric Zemmour dans les sondages ? Où se positionne le candidat entre ce bloc populaire et ce bloc élitaire, puisqu’il va chercher, dans les élites, des personnes dont les idées sont proches de celles de Marine Le Pen  ? 

J. D. : Je dirais que la question que vous posez s’inscrit plus dans cet axe national-libéral théorisé par Jérôme Sainte-Marie. Autour d’Emmanuel Macron se forme le bloc libéral, et autour d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen le bloc national. 

J. S.-M. : Éric Zemmour n’est pas du tout un leader populiste tel qu’Emmanuel Macron essaie de le théoriser dans son opposition entre progressisme et populisme, en le différenciant du clivage gauche-droite. Il se veut le point de jonction entre le Rassemblement national et la droite classique, dans le cadre du clivage ancien. Ses propositions, son projet, son environnement sont issus des classes dominantes, auxquelles il souhaite atteler le vote populaire et celui des classes moyennes. En cela, je crois qu’il n’a strictement rien à faire avec le bloc populaire. 

J. D. : Mais qui incarne les bases idéologiques de la gauche ? 

J. S.-M. : Dans le bloc élitaire, il y a beaucoup de libéraux de gauche. La gauche que j’ai connue à Sciences Po est au pouvoir. En gros, jeunes, ils étaient plutôt rocardiens, ils sont devenus strauss-kahniens, ils sont désormais macronistes. Cette gauche libérale européenne, composée de classes moyennes supérieures, a voté Macron, comme l’ont fait 47 % des électeurs de François Hollande au premier tour, en 2012. Cette gauche constitue un des aspects du bloc élitaire et souligne la convergence, sans précédent depuis la guerre, des élites sociales, culturelles et institutionnelles.

“Éric Zemmour n’a rien à faire avec le bloc populaire (...). Ses propositions, son projet, son environnement sont issus des classes dominantes auxquelles il souhaite atteler le vote populaire et celui des classes moyennes.”
— Jérôme Sainte-Marie

J. D. : Au regard de vos analyses, peut-on dire que de nombreuses personnes au pouvoir sont historiquement passées par la gauche, mais que les idées de droite nourrissent le débat public ?

J. S.-M. : Pas du tout. Je prends au sérieux le projet d’Emmanuel Macron qui me paraît – d’un point de vue si j’ose dire technique – à la fois spécifique, cohérent, efficace et moderne. Il a su rassembler durablement la France qui a voté « oui » en 2005 par adhésion et non par rejet. Confronté à un système gauche-droite devenu dysfonctionnel pour mener les réformes, comme les deux quinquennats précédents l’avaient illustré, ils ont réuni leurs forces. Signe de l’hégémonie du progressisme, lors du vote de confiance du 4 juillet 2017, les groupes LR et PS se sont majoritairement abstenus, car ils ne parvenaient pas à s’opposer. Aujourd’hui, un bon tiers des électeurs de gauche et des électeurs de droite sont favorables à la politique de l’exécutif, ce qui place la campagne des partis traditionnels dans une position délicate. La persistance de deux clivages sans rapport évident l’un avec l’autre aboutit à la complexité actuelle du paysage politique. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.

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