Les écrivains de Sciences Po morts pour la France
Dans le numéro 28 du magazine Émile, les historiens Pascal Cauchy et Emmanuel Dreyfus ont consacré leur chronique littéraire aux hommes de lettres passés par la rue Saint-Guillaume et morts pendant la guerre.
Par Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy
Ary-Henri Chardon, Étienne de Fontenay, Joseph Hudault, Pierre Leroy-Beaulieu, Henry de Barrès, Paul d’Ivoi, Raymond Cahu, Robert Dubarle, André Fernet, Paul Feuillâtre, Jean Bayet, Pierre Quentin-Bauchart, Henri Vimard, Claude Casimir-Perier, Louis Salaun, Georges Weil, Henri Bazire, Paul Verlet, André-Marie Eon.
Qui se souvient d’eux aujourd’hui ? Entre 1924 et 1926 paraissent les cinq volumes de l’Anthologie des écrivains morts à la guerre. Chaque homme de lettres recensé a droit à une notice, rédigée quelquefois par un ami ou un maître. Il y a une ou deux pages écrites par eux aussi, et cela fait quelques centaines de noms. Parfois, la notice indique qu’il a fait les Sciences Politiques. Dans le hall du 27 de la rue Saint-Guillaume, il y a une grande plaque, un peu mangée par une tache brune, dont les lettres dorées s’effacent. Sur le mémorial de papier et sur celui de marbre, on retrouve certains noms, d’autres qui devraient y figurer n’y sont pas ; nous avons trouvé 19 écrivains de Sciences Po morts pour la France, et il en existe sans doute d’autres.
La gloire littéraire n’en a retenu aucun. Ni Guillaume Apollinaire, ni Charles Péguy, ni Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes, ni Louis Pergaud, celui de La Guerre des Boutons, n’ont fait Sciences Po. S’ils avaient vécu, quelle aurait été leur œuvre ? Ils sont morts jeunes, mais rarement très jeunes : pour la plupart, ils ont fini leurs études, ont fait leur service, ont été mobilisés et sont devenus officiers. Ils ont préparé le concours du corps diplomatique ou celui du Conseil d’État, ils ont été journaliste, avocat, fonctionnaire de l’administration coloniale ou des Beaux-Arts, conseiller de Paris ou député – Pierre Leroy-Beaulieu, Robert Dubarle.
Ils ont été républicains, pour le gouvernement, ou membres de l’Action française. Ils ont écrit des romans, Le Pavillon aux livres (Joseph Hudault) ; des nouvelles – L’Enfant de la clique, par Paul d’Ivoi ; des poèmes – Les Voix de la forêt, par Ary-Henri Chardon, Le Jeu de l’amour et du désespoir, par Paul Feuillâtre, Le Remords (André-Marie Eon) ; des pièces de théâtre à succès comme La Maison divisée, d’André Fernet ; des essais – Les Nouvelles Sociétés anglo-saxonnes, de Pierre Leroy-Beaulieu ; L’Administration centrale des colonies britanniques, par Raymond Cahu, Les Méfaits de l’État industriel, par Robert Dubarle, Comment peut-on assurer à la France la suprématie de l’Atlantique : Brest-Transatlantique, par Claude Casimir-Perier, Essai sur l’organisation de l’Indo-Chine par Louis Salaun, Le Pangermanisme en Autriche, par Georges Weil ; des livres d’histoire, Les Richesses d’art de la Ville de Paris, par Jean Bayet, Lamartine homme politique, par Pierre Quentin-Bauchart ; des articles, « L’idée républicaine en Europe », par Henry de Barrès, « Un centre industriel en Pologne : Lodz », par Henri Vimard ; des lettres de guerre, « Les réflexions d’un combattant », par Étienne de Fontenay, « La messe de minuit dans la tranchée », par Henri Bazire…
Ils avaient parfois un nom, celui d’un président du Conseil ou de la République, d’un romancier d’aventure, du directeur de l’École, ils n’ont pas eu le temps de se faire un prénom, si ce n’est peut-être le conseiller municipal du quartier des Champs-Élysées, Pierre Quentin-Bauchart, dont une rue porte le nom.
lls sont souvent morts lieutenants ou capitaines, aux alentours de 30 ans, à la tête de leur compagnie, près de petits villages inconnus – Beuvraignes, Bouchavesnes-Bergen, Limey, Flirey, Berny-en-Santerre, Souain, Crouy, Betz… ou dans le ciel.
Mais peut-être, en une page, est-ce un poète qui peut le plus nous toucher et nous faire ressouvenir des disparus, les 19 écrivains de Sciences Po morts pour la France, les centaines de Sciences Po, les centaines d’écrivains et les millions d’autres.
Extraits
Paul Verlet, blessé en 1916, mort des suites de ses blessures en 1923, était poète.
Les esquisses d’un blessé
De la boue sous le ciel, esquisses d’un blessé
Où suis-je ? Au long des murs, l’âme de la vieillesse
Rit, se tord, fantastique et fuit mystérieuse…
Ah ! Ce goût écœurant du sang ! Encore mon sang !
Pourtant j’aimais tant vivre et je n’ai que 20 ans
Seigneur, mon Dieu, Seigneur, je crois que je vivrai !
Oui, ma poitrine brûle et j’ai bien mal, c’est vrai…
Je vivrai. Je vivrai !… Vouloir, c’est déjà vivre !…
Ambulance
Je suis dans mon lit blanc, vous lisez un roman.
Le numéro dix-huit se plaint très doucement…
Bercé par votre voix, mon infirmière blonde,
Je sens monter en moi, comme un hymne profond,
L’ivresse d’être là, dans la paix qui m’endort,
De manger, de chanter, de redevenir fort !
De ce roman d’Ohnet, je ne sais qu’une chose :
Il a pris le parfum de votre bouche rose
Poème pour les morts et pour les vivants
Ô morts qu’ils oublieront – c’est la loi qu’on oublie,
Et les morts sont si loin pour vaincre encore la vie ! –
Chevaliers d’idéal jetés aux quatre vents,
Vous emportez au ciel l’essence des vivants
Vous dont chaque agonie est un peu de la nôtre,
Qui ne possédant rien, sauviez le bien des autres,
Extrait des forts, chairs qu’on tria, mâles puissants,
Puisqu’il faut à la terre aussi le meilleur sang,
Dont le corps de jeunesse est un tas d’herbe verte,
Vous les morts de l’esprit, vous les plus dures pertes,
Hélas ! vous les seuls morts qu’on ne refera pas (…)
L’héroïsme sublime et la beauté des armes
C’est crever dans la boue, et blaguer dans les larmes,
C’est n’avoir dans son trou pour honneur et pour croix
Que la terre anonyme et que des croix de bois.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.