Entretien de rentrée avec Mathias Vicherat
Parcoursup, évaluation de la réforme des admissions, lancement de l’Institut pour les transformations environnementales, raison d’être… Le directeur de Sciences Po Mathias Vicherat revient, pour Émile, sur les nouveautés de l’école en cette rentrée 2023-2024.
Propos recueillis par Maïna Marjany
À la rentrée, Sciences Po a accueilli une nouvelle promotion sélectionnée via Parcoursup. L’appel d’air de la première année a-t-il ralenti ?
En 2021, date de la réforme des admissions, nous avons assisté à un doublement du nombre de candidats. C’était normal, puisqu’il s’agissait d’une nouvelle manière d’entrer à Sciences Po. Depuis, cela s’est régulé, mais on constate tout de même une augmentation de plus de 60 % de candidats par rapport à la période antérieure à notre entrée sur Parcoursup. Nous avons constaté que le niveau général des candidats avait augmenté cette année ; la note minimale des admis a été supérieure d’un point par rapport à l’année dernière.
Trois ans après la mise en place de la réforme des admissions, quel bilan en dressez-vous ?
La réforme, dans son ensemble, est très bonne puisqu’elle permet de conjuguer deux impératifs : l’excellence – 95 % des admis ont eu la mention « très bien » au bac – et la poursuite de l’ouverture sociale et géographique. Le taux de boursiers était de 24 % avant la réforme, il est aujourd’hui de près de 30 %. Cette sélection via Parcoursup, sans épreuve écrite, permet des phénomènes de désinhibition. La diversification est également géographique. Cela est lié à Parcoursup, mais aussi à notre campagne de communication et de présentation de Sciences Po en région, ainsi qu’à un élargissement des Conventions éducation prioritaire (CEP), puisqu’on est passés de 100 à 198 lycées en trois ans, couvrant la France entière, notamment en zone rurale et dans les territoires ultra-marins. Cette année, les admis sont ainsi originaires de plus de 700 lycées. Toutes les régions et académies de France métropolitaine sont représentées ainsi que quatre des cinq régions et académies d’outre-mer. Nous sommes allés chercher l’excellence partout. En revanche, avec le recul offert par trois campagnes d’admission depuis la réforme, j’ai souhaité qu’en soit faite une évaluation. C’est le sociologue Marco Oberti qui mène ces travaux. Il nous remettra prochainement ses conclusions.
Le retour d’une épreuve écrite est-il envisagé, comme nous avons pu le lire dans la presse ?
J’ai aussi lancé un groupe de travail sur la question : l’idée n’est pas de prévoir un retour au traditionnel concours, mais de se poser la question de savoir si on a besoin d’une épreuve écrite et sous quelles modalités. Initialement, nous devions pouvoir nous appuyer sur les notes du bac, en plus du contrôle continu, mais le report de ce dernier de mars à juin change la donne. Faut-il, en substitution, avoir une épreuve écrite ? Les conclusions seront remises mi-décembre.
Vous avez aussi annoncé une ouverture de Sciences Po à des lycées professionnels. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En fait, c’est lié au parcours d’un jeune qui avait eu 19/20 à son bac pro et dont j’ai appris qu’il voulait passer Sciences Po. On m’a indiqué que le règlement des admissions l’interdisait. Ce qui m’a évidemment choqué ! Dans un premier temps, j’ai souhaité remettre en cause le règlement des admissions pour que les lycéens de filières professionnelles puissent présenter Sciences Po, comme c’était déjà le cas des IEP de région, et ça a été voté. Ensuite, il y a un principe de réalité : dans les lycées professionnels, les élèves sont moins préparés à intégrer Sciences Po que dans les lycées généraux.
Nous allons donc lancer, cette année, une expérimentation dans trois lycées déjà inscrits dans le dispositif des CEP. Quinze lycéens de bac pro vont ainsi pouvoir intégrer le dispositif des CEP, afin de les accompagner pour les préparer à présenter l’entrée à Sciences Po. C’est un dispositif qui n’est pas quantitativement important, mais qui envoie un signal fort. Je crois beaucoup aux erreurs d’orientation et au fait qu’il puisse y avoir, dans les lycées professionnels, des élèves qui pourraient entrer à Sciences Po en étant accompagnés et aidés.
Sciences Po a également démarré cette rentrée en arborant sa nouvelle raison d’être. Quelle en est la genèse ?
J’avais connu, dans des expériences professionnelles antérieures, la puissance des raisons d’être, notamment chez Danone et la SNCF. C’est un processus qui permet de se demander « à quoi on sert » de manière claire et en une phrase. J’ai souhaité que ce travail puisse être fait à Sciences Po.
On a travaillé sur différentes hypothèses que nous avons ensuite soumises à un vote, auquel 7 000 personnes environ ont participé (étudiants et alumni, professeurs et salariés de Sciences Po). Sur les 7 000 votes, il y a eu une majorité de votes d’alumni. Ils se sont montrés très engagés sur le sujet et en ont compris l’importance. La raison d’être « Comprendre son temps pour agir sur le monde » a été retenue. Je pense qu’Émile Boutmy, même si je ne veux pas parler en son nom, aurait pu se retrouver dans cette raison d’être. Lors de la création de l’École libre des sciences politiques, il voulait comprendre son temps pour agir sur la France (son horizon, en 1872, était de reconstruire le pays intellectuellement après la défaite contre la Prusse). Nous sommes simplement passés de la France au monde.
Cette raison d’être est révélatrice de quelque chose que nous sommes les seuls à offrir dans le paysage universitaire français, et même international. L’approche interdisciplinaire, d’abord, qui nous caractérise. Aujourd’hui, on ne peut pas comprendre son temps si on ne fait que du droit, que de l’économie, que de la sociologie, que de la littérature… Les temps dans lesquels nous vivons sont d’une réelle complexité, il faut donc croiser les disciplines pour les comprendre. En plus de cela, Sciences Po a une dimension pratique, professionnalisante, elle forme à l’action. Beaucoup d’universités sont essentiellement sur la compréhension du temps, l’étude d’une ou de plusieurs matières. D’autres, comme les écoles d’ingénieurs ou de commerce, sont sur le volet « agir », avec des cours pratiques. Mais peu d’institutions réunissent à la fois une compréhension augmentée et interdisciplinaire de l’époque tout en proposant une approche professionnalisante. C’est ce que nous faisons à travers nos écoles. Cette raison d’être correspond à la fois à nos racines et à l’ambition que nous continuons d’avoir sur le plan pédagogique et académique.
Comment cette raison d’être se traduit-elle concrètement ?
En parallèle de la définition de cette raison d’être, nous avons travaillé à l’élaboration d’une stratégie pour Sciences Po à l’horizon 2030. Cette stratégie a été pensée avec toutes les directions et validée en conseil d’administration. La raison d’être et la stratégie doivent se répondre.
Autre nouveauté, l’Institut pour les transformations environnementales vient d’être officiellement lancé, début novembre. De quoi s’agit-il ?
Depuis plusieurs années, de nombreuses initiatives foisonnent à Sciences Po, mais je souhaitais qu’on passe du centrifuge au centripète, c’est-à-dire qu’on adopte une approche coordonnée et cohérente dans ce domaine. À l’image de ce qu’a fait Columbia en créant une climate school.
Être à la pointe sur ces sujets repose certes sur des raisons éthiques, mais c’est également une exigence professionnelle indispensable. Demain, que vous soyez journaliste, fonctionnaire, consultant ou cadre dans une entreprise, être formé aux enjeux environnementaux sera absolument crucial, ce sera un élément distinctif sur le marché du travail. Dans l’enquête menée auprès des jeunes diplômés, près de 40 % déclarent travailler dans des missions RSE ou qu’il y a dans leur fiche de poste une dimension RSE. Avec un chiffre pareil – et là, je ne parle pas de doctrine ni d’idéologie –, il semble indispensable de former les étudiants à ces enjeux.
Nous avons ainsi lancé, en janvier dernier, un cours obligatoire de 24 heures pour les étudiants en première année de Culture écologique, et j’ai demandé à tous les masters que les transformations environnementales soient intégrées dans leurs maquettes pédagogiques. Nous avons également un plan de recrutement qui va nous positionner comme première université d’Europe sur ces enjeux. Nous avons déjà recruté 10 post-doctorants grâce au fonds Latour, mais aussi une quarantaine de doctorants qui travaillent sur des sujets environnementaux.
Nous sommes donc très bien engagés et je souhaitais qu’on puisse avoir une dimension cohérente et coordonnée de toutes ces ambitions. C’est la raison pour laquelle nous avons créé cet institut, qui sera dirigé par Charlotte Halpern et par des grands noms de l’environnement, que ce soit en matière scientifique ou d’activisme.
Je suis par ailleurs très heureux du travail du groupe professionnel Environnement et Développement durable de Sciences Po Alumni, avec lequel nous collaborons et qui aura une place dans l’Institut pour les transformations environnementales. Il est composé de professionnels qui connaissent les enjeux des transformations environnementales au sein des entreprises, je souhaite donc m’appuyer sur les alumni pour avancer dans ce domaine.
Dans ce numéro d’Émile, nous consacrons un grand dossier à l’engagement. Comment définiriez-vous celui des étudiants de Sciences Po aujourd’hui ? De quelle manière l’école l’accompagne-t-elle ?
L’engagement fait, en quelque sorte, partie de « l’expérience Sciences Po ». Les étudiants organisent ou assistent à de grandes conférences, s’engagent dans des associations ou des partis… Quand j’étais étudiant à Sciences Po, l’engagement était déjà extrêmement présent, mais il a évolué. À mon époque, il était davantage principiel. Ce qui change fondamentalement aujourd’hui, c’est qu’il y a de plus en plus d’engagements pour des causes tangibles et concrètes. L’étude « Une jeunesse engagée », que nous avons publiée l’année dernière, montre que 36 % des étudiants de l’école sont dans une association de solidarité à Sciences Po. C’est une multiplication par trois en 20 ans.
Le parcours civique est, d’une certaine manière, l’institutionnalisation d’une forme d’engagement non partisan. En Bachelor, les étudiants doivent s’investir dans une association, une ONG ou une entreprise d’économie sociale et solidaire pendant deux ans. Ils doivent obligatoirement être en contact avec le public, c’est une expérience importante dans leur parcours académique et citoyen.
Je souhaiterais également souligner que l’objectif de Sciences Po est d’accompagner ses étudiants dans les engagements qu’ils affectionnent, mais certainement pas de les endoctriner. Notre ambition est de transformer les convictions en capacité d’action, à travers le cadre et le programme pédagogique que nous leur proposons.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.