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L’exil en dialogue : regards croisés de Polina Panassenko et Sabyl Ghoussoub

À l’occasion de la rentrée littéraire, Sciences Po Alumni a réuni deux écrivains dont les romans respectifs, primés en 2022, viennent de sortir en poche (Points) : Polina Panassenko, lauréate du Fémina des Lycéens pour Tenir sa langue (Éditions de l’Olivier) et Sabyl Ghoussoub, qui a remporté le prix Goncourt des Lycéens pour Beyrouth-sur-Seine (Stock). Chacun à leur manière, les romanciers croisent des thèmes communs : exil, langage, double culture…

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Ryan Tfaily


Deux livres qui évoquent l’exil

Polina est née dans une famille russe exilée en France après la chute de l’URSS. Quand les Panassenko sont naturalisés, le prénom de Polina est francisé en Pauline. Quelques années plus tard, le lecteur la retrouve au tribunal de Bobigny, où elle tente de récupérer son prénom de naissance. Un parcours du combattant, point de départ d’une réflexion autour de la langue et de la culture.


Sabyl Ghoussoub narre ici l’exil de ses parents libanais partis de leur terre natale, en 1975, pour venir vivre en France. Alors que la guerre civile éclate dans leur pays d’origine, la famille vit le conflit à distance, tiraillée entre l’angoisse pour ses proches restés là-bas et le confort de son quotidien parisien. Ce contraste saisit l’auteur, qui s’interroge sur son rapport au Liban et le lien qu’il tente de garder avec lui.


Dans vos romans respectifs, la question de la langue occupe une place prépondérante. Pourquoi celle-ci est-elle aussi chargée symboliquement dans les exils de vos familles ? 

Polina Panassenko : Ce n’est pas pour rien que mon roman porte ce titre. Tenir sa langue, c’est d’abord faire attention à ne pas mélanger la langue d’origine, le russe, et la nouvelle langue. Pour Polina, comme pour les enfants qui arrivent de l’étranger, l’enjeu de l’exil est celui de la trahison. L’enfant doit apprendre une nouvelle langue, sans oublier sa langue d’origine.

Polina Panassenko (Crédits : Patrice Normand)

Dans mon livre, la mère de Polina est une sorte de sentinelle de la langue, elle veille sur elle et est habitée par la peur de son oubli. Mais tenir sa langue, c’est aussi faire de la place pour « une langue bâtarde », ces mots mutants nés de la copulation entre le russe et le français. Ces mots en disent souvent long sur l’état d’esprit de celui qui les prononce.

Dans le livre, je raconte que la mère de Polina, quand elle annonce à sa fille qu’elle va aller à la maternelle, dit « maternelletchik ». Or, en russe, le suffixe « tchik » sert souvent à adoucir des mots. Polina sait qu’il faut se méfier quand elle entend ce « tchik ». Et on verra qu’elle a eu raison d’être méfiante…

Sabyl Ghoussoub : Mon roman commence par les propos de mon père qui me demande : « Tu veux que je te raconte ma vie en français ou en arabe ? ». J’ai écrit mon livre en français, mais en fait, je me rends compte que j’ai beaucoup traduit de l’arabe : des discussions avec mes parents aux films que j’ai regardés. Le français et l’arabe qui se mélangent, c’est quelque chose de très commun au Liban.  Et dans la famille, il y a des choses qui ne se disent qu’en arabe. La guerre, certains événements graves, les larmes… Tout cela ne se raconte qu’en arabe. C’est inexplicable, mais le français a du mal à venir dans ces moments-là.

À l’inverse, il y a des choses, au Liban, qui ne peuvent se dire qu’en français. On a plus de liberté politique quand on écrit en français qu’en arabe. Et mon livre peut sûrement être étudié dans des écoles francophones, alors que certains passages bloqueront dans des écoles arabophones. 

Un autre thème commun, dans vos deux ouvrages, est celui du prénom. Là encore, y a-t-il une forme de nœud symbolique qui se cristallise sur cette question ? 

P. P. : Le prénom, c’est un point de départ, c’est le point d’achoppement entre le personnel et le collectif. Ma narratrice souhaite, 20 ans après s’être fait franciser son prénom, retrouver celui de départ. Elle aurait pu se faire appeler Polina dans la vie, par ses proches ; mais elle choisit la voie d’une demande juridique. Pourquoi une telle importance donnée au prénom ? J’ai l’impression que c’est une spécificité française. La juge perçoit le prénom étranger comme une menace pour la langue française. Ce que je trouve fascinant, c’est qu’entre Polina et Pauline, il n’y a que quelques lettres de différence ; on pourrait se dire que c’est insignifiant. 

S. G. : Honnêtement, je comprends ta narratrice. Et je me reconnais dans son combat. Si mon prénom avait été francisé, j’aurais aussi voulu retrouver mon prénom d’origine. En France, cette question est régulièrement posée. Je comprends totalement que les parents veuillent donner un prénom d’origine, car c’est une immense richesse. Pour mon père, c’était une obsession. Et il me l’a transmise : mes enfants auront des prénoms arabes. C’est curieux, tout de même, cette peur de trahir, cette culpabilité à s’éloigner de ses origines. Et cette honte qui se reporte sur des choses comme la langue, le prénom.  

P. P. : Totalement. Cette obsession de ne pas trahir, je l’ai bien retrouvée dans ton livre. Tu évoques un autre enjeu qui me parle beaucoup : la question de l’enterrement et de la tombe. En ce qui me concerne, j’ai déjà regardé les prix des concessions en Île-de-France. Parce que je me suis déjà demandé, si je mourais dans trois jours, où je serais enterrée. C’est un vrai enjeu dans le vécu de l’exil. Et je ne sais toujours pas… 

Sabyl-Ghoussoub (Crédits : Patrice Normand)

Justement… Pour vous, Sabyl, l’enterrement fait partie de cette grande inconnue de l’exil.

S. G. : Oui, et comme pour Polina, il n’y a pas de réponse. Mon père m’a dit qu’il ne voulait même plus être enterré au Liban, tellement il est dégoûté par le pays. Ma mère souhaite être incinérée, ce qui n’est pas possible si elle meurt au Liban. On pense à des détails pratiques, des choses basiques qui nous rattrapent. Cette prévision de l’enterrement, je ne sais pas ce que ça raconte. Parfois, j’ai envie de me dire qu’on s’en fiche, que les gens font comme ils veulent. 

Polina, vous écrivez, dans votre livre : « J’ai le patriotisme qui me pousse. » Qu’est-ce que cela veut dire ?

P. P. : Le patriotisme me pousse comme d’autres parties du corps à l’adolescence. Il vient combler un manque, après la disparition de ma mère. Toujours avec cette peur d’oublier le pays d’origine, de trahir. C’est un patriotisme d’office de tourisme, qui se traduit par des comportements très caricaturaux ; l’achat de poupées russes, des drapeaux affichés dans la chambre… Il y a aussi le poids du grand-père, qui s’est engagé contre les nazis. Comment Polina peut-elle reproduire de tels actes héroïques ? C’est impossible, alors elle dépose des preuves d’amour comme elle peut. Elle élabore un code personnel d’honneur patriotique. Par exemple, elle s’inflige de ne pas nouer de relations amoureuses avec des Français, ou bien d’y mettre un terme après les vacances. 

S. G. : À nouveau, je me reconnais dans ce que tu racontes. J’avais 17 ans, quand Israël est entré en guerre contre le Liban. J’étais à Châtelet avec mes drapeaux. J’éprouvais ce sentiment de culpabilité et d’impuissance, de ne pas en faire assez. Je me dis alors que je veux partir au Liban, combattre là-bas. Cette culpabilité, je l’éprouve toujours quand j’observe de loin un Liban en crise. Je me dis que je suis chanceux, que ma famille vit sans argent. C’est toujours la même impression de trahir.  Le « patriotisme qui me pousse », c’est aussi quand des gens m’expliquent le Liban et sa réalité. Je peux me mettre en colère, devenir bête. Ma libanité ressort violemment. Maintenant, j’essaie de me taire et d’écouter. De loin, le patriotisme est rarement sain. On idéalise souvent des souvenirs, des bribes d’enfance.

Dans la trajectoire de l’exil enfin, il y a cette prégnance du noyau familial. Pour les exilés, la famille semble prendre une importance suprême…

S. G. : Oui, pour ceux qui ont dû s’exiler, il n’y a que la famille. Quand mes parents sont arrivés en France, ils ne parlaient pas le français. Pour l’action la plus basique, comme trouver un médecin, la famille était la seule ressource disponible. D’où la nécessité d’avoir un clan si soudé, pour que tout tienne. Au Liban, où l’État est failli, il y a quelque chose d’encore plus fort dans le lien familial. Car la famille devient la « Sécurité sociale » des gens. C’est ce qui permet aux personnes de survivre.

D’ailleurs, vous choisissez d’écrire sur la famille, et non sur la révolution de 2019 au Liban…

S. G. : Je voulais écrire sur le Liban, mais toujours avec cette question : quand on est loin du pays, qu’est-ce qu’on écrit ? Au début, je voulais parler de la révolution de 2019. J’y suis même allé. Mais je me suis rapidement dit que je ne vivais pas là-bas, que c’était à quelqu’un d’autre de le faire. J’ai eu l’idée d’écrire sur la famille Joumblatt, une dynastie de la vie politique libanaise, responsable de la crise que traverse le pays. Mais je n’avais pas envie de romantiser ces personnages. Je suis donc revenu à la chose la plus intime : les parents. Je crois qu’on peut raconter un pays à travers un micro-cas. Ce sont toutes ces petites histoires qui font un pays. 

Et pour vous Polina, la famille est-elle un safe space dans le roman ? 

P. P. : Je dirais plutôt que c’est l’absence de famille. J’ai été élevée dans l’idée qu’en France, comme il n’y a pas la famille, personne ne m’aidera jamais. Même mes amis n’étaient pas considérés comme des gens sûrs et dignes de confiance. J’ai d’ailleurs longtemps trouvé cela insultant. Chez mes parents, il y avait cette idée que la famille allait nous suivre à la vie à la mort. Alors que l’amitié leur semblait moins sûre. C’est un rapport générationnel. Quand quelqu’un était envoyé au camp, toute la famille autour pouvait subir le même sort. Ce lien physique a malheureusement été gravé par la peur, le sang.  

Cet entretien croisé a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.