Jeunesse américaine : quel(s) engagement(s) ?

Jeunesse américaine : quel(s) engagement(s) ?

Traversons l’Atlantique pour élargir nos perspectives. Le politologue et président de Sciences Po Alumni Pascal Perrineau analyse les ressorts de l’engagement politique et associatif des étudiants américains.

Par Pascal Perrineau (promo 74)

La doxa véhicule souvent l’image largement fausse d’une jeunesse américaine éloignée de la politique et de l’action collective. Or les enquêtes réalisées auprès de cette jeunesse, comme l’expérience que j’en ai depuis de nombreuses années en enseignant chaque été, pendant deux mois, sur un campus nord-américain, font découvrir le profil de jeunes intéressés par l’action politique et sociale même si, comme beaucoup de jeunesses du monde, ils ressentent le monde politique comme un univers relativement éloigné de leurs préoccupations.

Les enquêtes nord-américaines les plus récentes montrent une jeunesse de la génération Z (18-24 ans) et de millennials (25-40 ans) impliqués (1). Ils vont peser de manière de plus en plus décisive et les 9-40 ans d’aujourd’hui seront en 2028 plus de 54 % de l’électorat américain. Aucune force politique ne peut entrer dans l’avenir en ignorant ce profond renouvellement démographique.

Aux élections de mi-mandat de 2022 en Caroline du Nord, la génération Z s’est mobilisée, permettant une bonne performance des démocrates. (Crédits : Wileydoc/Shutterstock)

Le clivage générationnel de la société américaine

Dans les élections de mi-mandat de 2022, ils se sont engagés avec ferveur et ont permis la bonne performance des démocrates. La participation électorale des jeunes Américains a été plus haute que d’habitude, particulièrement dans les États où les résultats étaient serrés (Arizona, Géorgie, New Hampshire, Nevada, Pennsylvanie). Sur fond de crainte de l’avenir, d’inquiétude pour le futur de la société américaine et bien sûr de la planète, la génération Z s’est mobilisée. Cela s’est fait principalement en faveur des démocrates : 77 % des jeunes de 18-24 ans qui sont allés voter aux élections de midterm ont choisi ce parti, 56 % des millennials ont fait de même. En revanche, dans les générations de 45 ans et plus, le parti républicain a triomphé en remportant 56 % des suffrages. Un fort clivage générationnel traverse la société américaine. Ce dernier se renforce avec l’origine ethnique et le genre.

Le tropisme démocrate est encore plus marqué chez les Afro-Américains et chez les Hispaniques. Si 58 % des jeunes Blancs (18-29 ans) ont choisi le parti démocrate, ce sont 89 % des jeunes Afro-Américains et 68 % des jeunes Hispaniques qui ont fait de même. Cette domination démocrate est encore accentuée chez les femmes : 65 % des jeunes femmes blanches ont voté démocrate ; 89 % des jeunes Afro-Américaines et 80 % des jeunes Hispaniques.

Depuis l’élection de Donald Trump, en 2016, cette tendance n’a cessé de se confirmer. En 2020, plus de 60 % des 18-29 ans ont voté pour Biden (51 % dans l’ensemble de l’électorat). En revanche, chez les plus de 65 ans, Joe Biden n’a rassemblé que 48 % des suffrages.

L’avortement et les questions d’inclusion : des causes qui mobilisent 

Ce phénomène de soutien massif des jeunes au parti démocrate est renforcé par celui des jeunes générations aux enjeux sociaux de l’avortement et de l’inclusion, qui sont souvent à l’agenda. Même les jeunes électeurs républicains sont sur ces sujets plus proches du parti démocrate que de leur propre camp. 

On le constate sur les campus, où les étudiants sont fortement mobilisés par les atteintes au droit à l’avortement et les questions raciales. Ces jeunes vivent dans un écosystème informatif essentiellement digital et très éloigné de la télévision, de la radio et de la presse écrite. Les médias sociaux TikTok et YouTube sont beaucoup plus importants que Fox News ou les talk radios. Ainsi, 81 % des jeunes de 18 à 29 ans utilisent les médias sociaux digitaux pour s’informer (contre 25 % des plus de 65 ans et 41 % des 50-64 ans). 

Les planètes politiques et culturelles des jeunes générations et des générations plus âgées semblent de plus en plus diverger. La société américaine est de plus en plus divisée politiquement et ce clivage politique est de plus en plus générationnel. On le ressent sur les campus américains, où les jeunes républicains sont souvent très minoritaires (ou silencieux) et ont du mal à s’exprimer. Le monde de la jeunesse éduquée semble de plus en plus coupé d’une certaine Amérique profonde où les thématiques républicaines d’ordre, de conservatisme sociétal, d’hostilité à l’intervention de l’État sont beaucoup plus présentes.

Manifestation et grêve à l’Université de Californie, le 16 novembre 2022 (Crédits: David Kn/Shutterstock)

À la racine, un engagement associatif précoce

Cette implication politique et électorale des jeunes Américains a été précédée et s’accompagne d’un engagement associatif pluriel, actif et sociétal. Alexis de Tocqueville avait déjà repéré en 1840, dans De la démocratie en Amérique, la fibre associative du peuple américain et son rôle socialisateur décisif : « Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît. » 

Une étude qualitative réalisée auprès de mes étudiants américains m’a fait découvrir ces racines de leur citoyenneté politique. Ceux-ci sont, dès l’école, fortement interpellés pour s’engager dans des activités non seulement sportives, mais aussi sociales et communautaires. L’école et les églises sont actives sur ce terrain et entretiennent une forte tradition associative. Dès le lycée, pour construire un CV (build your resume), les parents et les enseignants encouragent les élèves à participer aux associations et aux activités extrascolaires. Celles-ci sont très diverses (arrachage des mauvaises herbes dans une ferme biologique, girl scout accompagnant les personnes âgées dans des activités ludiques, bénévolat dans des refuges pour sans-abri, participation aux projets locaux de lutte contre l’analphabétisme…). Cet engagement sociétal précoce trouve également son extension au travers des diverses églises et entreprises de solidarité que celles-ci mettent en œuvre au plan local. 

Étudiants et travailleurs participent à une manifestation sur le campus de l’Université de Californie à Los Angeles, le 15 novembre 2022, à l’occasion d’une grève générale pour un salaire équitable et de meilleures conditions de travail. Un mouvement emmené par le Syndicat des travailleurs unis de l’automobile (UAW) ayant mobilisé près de 48 000 membres du corps universitaire. (Crédits : Ringo Chiu/Shutterstock)

C’est au fond sur ce terrain relativement dense d’engagements précoces et pluriels que se développe la fibre civique des jeunes Américains. L’engagement plus strictement politique se révèle ensuite lors du passage à l’université. Les universités américaines ne sont pas le lieu de l’apathie de l’engagement. Le nombre d’associations politiques et parapolitiques sur les campus est relativement élevé. Il peut prendre un visage plus diversifié que sur nombre de campus européens. Les bases religieuses, sexuées, ethniques sont mobilisées aux côtés des fondements politiques traditionnels. Cela produit une tonicité du débat public qu’on ne trouve pas toujours en France. 

La politique américaine devra compter avec cet empowerment de nombre de jeunes : 76 % des jeunes Américains croient que les « jeunes ont la capacité de changer le pays », 77 % sont persuadés qu’il y a des voies pour qu’ils puissent s’engager. Dans la pratique, un tiers de cette jeunesse a déjà signé une pétition ou pratiqué un boycott, 15 % ont participé à une marche ou à une manifestation et 28 % sont ouverts à une telle éventualité.

Il ne faut pas désespérer de cette jeunesse trop souvent représentée comme repliée sur ses intérêts privés et éloignée de toute forme d’engagement. Cependant, dans cette société clivée qu’est devenue la société américaine, la jeunesse l’est aussi et les jeunes engagés des campus sont bien loin des jeunes au travail ou des jeunes en difficulté, qui sont davantage silencieux et porteurs d’orientations parfois très éloignées de celles de la jeunesse des campus. Les étudiants américains, tout comme les étudiants français doivent parler à tous les jeunes et ne pas s’enfermer dans une « bulle cognitive » trop confortable. 

(1) “How younger voters will impact elections; Younger voters are poised to upend American Politics”, Brookings, 27 février 2023 ; “Youth Are Interested in Political Action, but Lack Support and Opportunities”, Circle à Tufts University, 30 janvier 2023.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.



Un institut pour valoriser l’engagement sociétal des jeunes

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