Les révolutions silencieuses du marché du travail en Afrique
Avec 200 millions d’habitants âgés de 15 à 24 ans, les économies africaines peinent à fournir assez d’emplois à la jeunesse. Une situation qui n’a rien d’une fatalité, comme le montrent les initiatives pour faciliter l’emploi des jeunes qui se multiplient à plusieurs échelles en Europe et en Afrique.
Par Tala Fadul, membre du Cercle Afrique de Sciences Po Alumni
« De nombreuses entreprises ont des difficultés chroniques à recruter sur le continent africain ». Ce constat que dresse Guillaume Koukoui (promo 22) a de quoi surprendre, au vu du taux de chômage d’environ 60% parmi les jeunes en Afrique. Modérateur de la conférence inaugurale de l’Africa Careers Fair, qu’organise chaque année Sciences Po Carrières avec la Fondation Mastercard et le Cercle Afrique de Sciences Po Alumni, ce jeune franco-béninois en poste à l’Ambassade du Bénin à Paris connaît bien son sujet.
C’est dans le sillage de ces difficultés de recrutement que d’actuels et anciens étudiants de Sciences Po innovent et cherchent des solutions adaptées au continent. Sérine Idrissi (promo 24) a cofondé la startup Nyota (partenaire de l’Africa Career Fair), une bibliothèque de CVs qui aide les entreprises à recruter parmi un vivier d’étudiants ou jeunes diplômés en Afrique et à l’international. Elle affirme, non sans cacher son enthousiasme : «L’engouement pour notre solution est réel ! Les entreprises étaient vraiment dans l’attente d’un outil pérenne, simple d’utilisation et compétitif pour ne plus perdre du temps – et de précieuses ressources – dans leur recrutement sur le continent. Du côté des candidats, nous avons aussi vocation à devenir un média qui leur permette de s’informer : économie, marché de l’emploi, culture… et de s’inspirer auprès de professionnels en poste sur le continent ! »
Spécifiquement pensée pour le continent africain, la plateforme est un exemple parmi d’autres des mutations qui traversent un marché du travail de plus en plus compétitif en Afrique. Cinq des dix économies mondiales à la plus forte croissance attendue pour 2023-2024 sont africaines selon la Banque africaine de développement (Rwanda, Côte d’Ivoire, Bénin, Ethiopie, Tanzanie). Cette situation incite les étudiants africains en Europe à s’installer, une fois diplômés, dans leur pays d’origine ou ailleurs sur le continent. Selon l’Agence française de développement, en 2019, 70% des étudiants africains en MBA voulaient ainsi rentrer en Afrique après leur diplôme. Un retour au pays appuyé par de plus en plus de gouvernements africains, comme celui du Ghana, qui a déclaré 2019 « l’année du retour » de la diaspora, générant de nombreux revenus touristiques et fiscaux.
Nouvelle donne post-Covid
La pandémie de Covid-19 a autant bouleversé le marché du travail qu’accéléré des phénomènes à l'œuvre. La généralisation du télétravail a permis de mettre en contact des entreprises occidentales ou des pays émergents avec une main d'œuvre africaine connectée et compétente, dont une partie a pu se former en ligne via les programmes diplômants de e-learning d’universités du monde entier. De plus en plus d’étudiants sur le continent profitent ainsi des formations à distance des universités internationales.
Au-delà de ses offres en ligne, plusieurs écoles françaises ont développé une stratégie précise pour renforcer leurs liens avec le continent. C’est bien sûr le cas de Sciences Po qui multiplie les initiatives en lien avec le continent africain et qui a ouvert un bureau à Nairobi, mais aussi de HEC Paris, qui dispose depuis 2018 d’une représentation en Côte d’Ivoire.
Plusieurs pays africains ont su tirer parti de cette situation, comme le Kenya, où la fourniture en électricité est constante et la connectivité à internet bonne sur la majorité du territoire. Un terreau fertile dans le secteur des nouvelles technologies. « Les jeunes qualifiés n’ont pas assez d’opportunités mais représentent une main d'œuvre bon marché pour des entreprises étrangères », explique l’avocate kényane Purity Syokwaa Wambua, spécialiste des questions numériques.
Des géants, mais pas que
Déjà présents sur le continent, les géants du numérique y ont renforcé leur présence depuis 2020, alors même que les suppressions de postes se comptent en milliers dans les autres implantations des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Un signal de confiance envoyé à d’autres plus petites entreprises, qui viennent s’installer dans le sillage de ces géants.
« Nous sommes passés d’un effectif de 100 à 500 personnes entre 2020 et 2022. Notre petite équipe de départ s’est agrandie petit à petit, en recrutant auprès des entreprises kényanes », raconte Abhishek, ingénieur au siège de Microsoft à Nairobi. « En 2019, la scène tech ici était surtout dominée par des petites startups qui essayaient de se lancer dans des marchés encore non-explorés, et par des emplois de développeurs à distance pour des entreprises à l’étranger », raconte celui qui a également commencé au sein d’une startup avant son recrutement à Microsoft.
La présence de ces groupes touche l’ensemble du secteur au Kenya : « Cela permet aux développeurs de monter en compétence car ils travaillent sur des projets dans le monde entier et se confrontent à des défis gigantesques », explique Abhishek. « Cela nous pousse à aider en retour la communauté des développeurs. Je connais certains d’entre eux qui partagent leur expérience sur Youtube ou Twitch, ou sur des plateformes open-source ».
S’adapter aux nouveaux équilibres
Le brouillage des frontières amené par cette nouvelle donne demande une capacité d’adaptation croissante, tant du côté des employeurs que de leurs recrues. « Soyez curieux non seulement sur ce que vous faites, mais aussi sur les personnes que vous rencontrez et leur culture », prévient Justine Usabyimana, associée chez McKinsey et intervenante lors de la table-ronde de l’Africa Careers Fair. « Même si vous travaillez dans le secteur bancaire, on ne travaille pas dans une banque au Nigeria de la même manière qu’à Casablanca ou Nairobi ». Des différences culturelles qui façonnent un rapport différent au travail, notamment dans l’économie informelle, qui emploie 94,8% des 15-24 ans en Afrique.
Le droit du travail peine à suivre le rythme des avancées technologiques, et les jeunes diplômés ne connaissent pas systématiquement leurs droits. « À la table des négociations, les candidats ne savent pas toujours en détail ce qu’on attend d’eux dans leur futur emploi », développe Purity Syokwaa Wambua depuis Nairobi. « Le droit du travail, dont le dernier amendement remonte à 2007, n’a toujours pas été mis à jour pour prendre en compte les évolutions liées au numérique. »
Outre les formes précaires et possiblement dangereuses de l’économie informelle, une partie représente des personnes travaillant à leur compte, et la jeunesse africaine voit dans ces formes d'auto-entrepreneuriat une manière de travailler à son rythme dans un projet personnel qui ne requiert pas nécessairement de diplôme.
Signe de temps changeants, le nouveau président kenyan William Ruto s’est fait élire l’année dernière en promouvant l’ingéniosité des jeunes « hustlers » (qu’on pourrait traduire en français par « débrouillards »), qui se construisent une ascension sociale par eux-mêmes. Une manière de s’adapter aux failles du marché de l’emploi, qui poussent les jeunes à sortir des formes encadrées du travail au profit de formules alternatives.
3 questions à… Chloé Bertrand
Dans la plupart des pays africains, le service public de l’emploi s’avère encore peu adapté au marché du travail, ouvrant la place à des initiatives privées. Émile a rencontré Chloé Bertrand (promo 21), fondatrice en avril 2021 d’Afrorama, une encyclopédie de l’Afrique en ligne proposant un job board hebdomadaire pour partager les opportunités professionnelles sur le continent africain.
Comment est né Afrorama, et l’idée du job board ?
Après une licence à SOAS à Londres, pendant laquelle j’avais accès à une vaste bibliothèque et aux archives britanniques, je me suis rendue compte de la rareté des ressources disponibles au public et j’ai décidé de partager mes notes personnelles sur des sujets divers et variés. La création d’Afrorama en avril 2021 coïncide aussi avec la déclaration de l’Union Africaine qui désigne 2021 comme l’année « pour les arts, la culture et le patrimoine ». De la culture, en passant par l’histoire, la technologie et l’artisanat africain, Afrorama veut être une encyclopédie de l’Afrique mettant en lumière les Africains de première génération. Il s’agit donc de promouvoir des talents présents sur le continent et issus de celui-ci.
Quant au job board, l’idée m’est venue pendant le confinement. En passant du temps sur LinkedIn, j’ai vu se développer des job boards par secteur ou région, mais très peu d’offres sur le continent africain figuraient dans ceux-ci. J’ai donc voulu être une « job fairy » pour le continent, en recensant les offres que je voyais ou qui étaient partagées autour de moi.
Aujourd’hui, nous tentons d’élargir cette plateforme en proposant aux entreprises de partager leurs offres en échange d’une contribution financière ; mais nous avons aussi pour projet d’étendre le job board en ouvrant un site internet. Beaucoup d’Africains ne sont pas sur LinkedIn, et l’idée est ici de l’étendre à un site web et un bot WhatsApp dédiés.
Identifiez-vous des tendances sur le continent, ou des changements sur le marché de l’emploi ?
Au niveau des tendances, si je devais vraiment généraliser – même si je pense que je ne devrais pas le faire – je dirais que quand j’ai commencé à publier les job boards pendant le confinement, naturellement, il y avait beaucoup d’offres liées à l’humanitaire et particulièrement en Afrique de l’Ouest, avec aussi des offres sur tout le continent. Maintenant, je pense qu’il y a plus d’opportunités liées à la tech et au social impact. Mais je pense que c’est difficile d’en tirer des conclusions. Évidemment, ce que je vois est lié à mon réseau, donc ça peut avoir un impact sur mon analyse.
Les pays ne sont pas tous autant représentés. Il y a beaucoup d’offres en Afrique du Sud, en Afrique de l’Ouest, d’opportunités de stage basées en Europe ou aux États-Unis mais en lien avec l’Afrique et pour la plupart en télétravail. Dans le job board – et avec Afrorama –, on va toujours essayer d’améliorer la présence d’autres régions comme la Corne de l’Afrique. À titre d’exemple, je n’ai partagé qu’une seule opportunité en Guinée Equatoriale à ce jour.
Quels sont, selon vous, les freins majeurs au développement et à la pérennisation de ce type d’initiative ?
Des encyclopédies de l’Afrique, il en existe depuis longtemps mais jamais aussi exhaustives. Avec l’ère Covid, les événements qui ont suivi le meurtre de George Floyd, et peut-être aussi après la déclaration de l’UA dont je parlais, nous avons vu une multiplication des initiatives afro-enthousiastes. Le plus gros problème aujourd’hui concerne le financement de ces projets, et l’obtention de subventions de long terme qui permettent d’appréhender le futur plus sereinement. Ces subventions manquent à Afrorama, un accompagnement financier est donc nécessaire, mais aussi un partage des meilleures pratiques et des conseils de la part d’initiatives plus anciennes comme le Cercle Afrique de Sciences Po Alumni par exemple.