Le droit à l’épreuve de l’évolution de la famille
Le modèle familial évolue. Mariage, PACS ou concubinage, séparation et divorce, familles recomposées, monoparentalité, mobilité internationale ou couples binationaux sont autant de chausse-trappes et d’enjeux que notre droit civil bicentenaire, dont les fondements ont été édictés sous Napoléon, doit accompagner. Éclairage sur les familles ouvertes à l’international avec Yann Moreau-Cotten et Amaury Guilloteau, notaires de l’étude Affidavit, à Paris.
Les notaires français sont-ils souvent confrontés aux problématiques internationales ?
Amaury Guilloteau : La mobilité croissante des personnes est un fait que les notaires constatent au quotidien. En 2015, on estimait par exemple le nombre de successions internationales, c’est-à-dire pour lesquelles le défunt, un héritier et/ou une partie du patrimoine relèvent d’au moins deux juridictions, à 450 000 par an dans l’Union européenne, soit une succession sur 10. Et nous n’évoquons même pas les divorces ! Le notaire, en tant que conseil des familles, est donc en première ligne sur ces questions internationales.
Yann Moreau-Cotten : Ce constat implique une grande évolution de notre pratique. Nous devons aujourd’hui parfaitement maîtriser les règles de conflits de lois, les problématiques fiscales transfrontalières et, surtout, nous assurer de l’efficacité de nos actes à l’étranger. On ne mesure pas suffisamment les risques auxquels s’exposent les Français expatriés ou ayant des actifs à l’étranger : ils peuvent en effet voir toute leur planification patrimoniale remise en cause par le simple fait de déplacer leur domicile, d’adopter une nouvelle nationalité ou simplement de détenir un bien à l’étranger.
Quels sont ces risques ?
Y. M.-C. : Ils sont multiples et concernent notamment le régime matrimonial, le droit applicable à la succession ou encore la fiscalité. Prenons l’exemple d’un couple de Français qui envisage de se marier avant de s’installer à Londres. Quel régime matrimonial choisir ? Depuis 2019, un règlement européen prévoit qu’à défaut de contrat, les époux sont soumis au régime matrimonial légal du pays de leur première résidence habituelle commune après le mariage. Nos deux Français se verront donc appliquer le droit anglais. Cet état de fait, inattendu pour les époux, peut s’avérer problématique, en cas de retour rapide en France, par exemple. Dans un tel cas, il est donc fortement recommandé de signer un contrat de mariage : cela permettra de fixer la loi applicable et de choisir le régime matrimonial le mieux adapté à la situation des époux.
A. G. : Attention, toutefois, ce contrat pourrait ne pas être reconnu si le divorce était porté devant un juge britannique : il est donc souhaitable d’établir un acte transnational en intégrant, dans le contrat de mariage de droit français, des éléments de droit anglais. Cela suppose une véritable collaboration entre le notaire français et des avocats britanniques familiers de ces problématiques.
De quels outils disposez-vous pour répondre aux différentes situations de familles naviguant entre plusieurs pays ?
A. G. : Divers règlements européens sont venus encadrer les conflits de lois. Ainsi, le règlement « Successions » constitue une avancée majeure dans le cadre de l’harmonisation européenne et de la planification transnationale. Il fixe une règle unique pour la plupart des pays de l’Union européenne (2) : la succession est, en principe, réglée par la loi de la dernière résidence habituelle du défunt. Par ailleurs, ce règlement permet à toute personne de désigner la loi de sa nationalité pour régir l’ensemble de sa succession : cette possibilité offre, outre la sécurité, de nombreuses pistes de planification. Un Français, marié en séparation de biens, vivant avec sa famille en Allemagne, aura la faculté de se placer sous la loi française, au lieu du droit allemand, applicable par principe.
Y. M.-C. : Un choix de loi n’est pas sans incidence. Dans notre exemple, les règles allemandes et françaises prévoient toutes deux une répartition du patrimoine successoral entre le conjoint et les enfants. Cependant, la part minimale – la réserve héréditaire – à laquelle certains héritiers (les enfants et le conjoint, notamment) peuvent prétendre, varie d’un droit à l’autre. En fonction de ses objectifs de transmission, la personne concernée pourra donc se placer, selon le cas, soit sous le droit français, soit sous le droit allemand. Attention, toutefois, ce choix de loi applicable ne concerne que les aspects juridiques, pas les aspects fiscaux. La liberté a des limites !
S’agissant justement de la fiscalité : quels points méritent une attention particulière ?
A. G. : Les situations familiales internationales impactent à fortiori la fiscalité des transmissions. Chaque État fixe librement le champ territorial de son imposition selon des critères qu’il définit : le domicile de celui qui transmet ou qui reçoit, le lieu de situation des actifs, la nationalité, etc. Compte tenu de ces différents critères, certaines transmissions peuvent ainsi se retrouver imposables dans plusieurs États en même temps : ce sont les fameuses doubles impositions. La France a conclu diverses conventions bilatérales en matière de droit de succession et, plus rarement, de droit de donation, afin de les éviter. Mais là aussi, les familles doivent se montrer très prudentes et bien s’informer en amont de toute opération.
Comment faire pour planifier au mieux une succession internationale ?
Y. M.-C. : Les maîtres-mots en la matière sont l’anticipation, la collaboration et l’actualisation. Une planification réussie suppose d’anticiper – par la rédaction d’un testament, notamment – et de saisir les opportunités, comme la donation exonérée. Pour les familles en situation transfrontière, seule une collaboration étroite entre juristes/fiscalistes français et étrangers permet d’organiser les opérations juridiques familiales de manière sereine et sécurisée. Enfin, cela suppose aussi de suivre les évolutions fiscales et législatives et d’actualiser sa stratégie tout au long de sa vie, en fonction des évolutions de sa famille et de son patrimoine.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.
2. Le règlement est applicable dans toute l’Union européenne, à l’exception de la République d’Irlande et du Danemark.