Berlusconi : quel héritage pour la politique italienne ?
Adulé par une partie de la population italienne, largement critiqué par la scène politique française et internationale, Silvio Berlusconi a indéniablement marqué l’histoire de son pays. Quelles sont les conséquences de son décès sur la politique italienne ? Quel héritage a-t-il légué ? Émile s’est entretenu avec deux grands spécialistes de l’Italie contemporaine. Marc Lazar est professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et titulaire de la Chaire Relations franco-italiennes pour l’Europe à la Luiss Guido Carli (Rome). Giovanni Orsina est professeur d'histoire contemporaine et directeur de la School of Government à l'université Luiss Guido Carli. Il a également été professeur invité à Sciences Po.
Propos recueillis par Camilla Pagani (promo 09)
Silvio Berlusconi a occupé la scène politique italienne pendant plus de 30 ans. Avec sa disparition récente, quel héritage politique laisse-t-il ?
Marc Lazar : Silvio Berlusconi, qu’il soit au pouvoir – à trois reprises – ou dans l’opposition, a en effet profondément marqué l’Italie pendant trois décennies, il a même constitué une forme d’obsession avec un fort antagonisme entre les Italiens qui l’appréciaient voire l’idolâtraient et ceux qui le rejetaient et même le détestaient.
Que laisse-t-il derrière lui ? Il a révolutionné la communication politique. D’abord avec sa fameuse déclaration vidéo du 26 janvier 1994, passée en boucle sur ses chaînes de télévision, dans laquelle il s’adressait directement aux Italiens en neuf minutes pour leur annoncer son entrée en politique. La mise en scène était soignée et le message clair. C’était une innovation complète qui mettait un terme définitif à la propagande classique des partis politiques jadis puissants mais alors en pleine décomposition. Silvio Berlusconi a ainsi réalisé la personnalisation et la médiatisation de la politique italienne qui continue de plus belle de nos jours. Par ailleurs, il a modifié le langage de la politique en le rendant plus simple et concret, rompant ainsi avec le « politichese » dont parlait Pier Paolo Pasolini, si abscons et incompréhensible.
D’un point de vue politique, Berlusconi n’a pas hésité à se présenter comme étant de centre droit. De la sorte, il a réhabilité le mot « droite » qui était associé jusqu’ici aux néofascistes. Il s’est allié à la Ligue du Nord, qui s’appelait ainsi à l’époque, et aux néofascistes du Mouvement Social italien, qui en ont profité pour se transformer en parti post-fasciste, et pour certains de ses dirigeants à progressivement se défasciser. Il est donc l’inventeur et le maître d’œuvre de cette coalition de centre-droit aujourd’hui de droite-centre, emmenée par Giorgia Meloni, qui persiste donc et qui constitue une redoutable machine de guerre pour emporter les élections.
Enfin, au fil des années, par les politiques mises en place comme Président du Conseil, dans ses innombrables discours et déclarations, par ses attitudes il a contribué à accentuer la défiance historique de nombreux Italiens envers l’État, à promouvoir un individualisme débridé, à accentuer le rejet viscéral des impôts de la part de certaines catégories sociales et à favoriser la personnalisation à outrance de la politique où la personnalité d’un candidat, son image, son gestuel, son comportement, ses petites phrases comptent davantage que ses idées et son programme.
Giovanni Orsina : Je pense également que l’héritage de Berlusconi se concentre autour de trois éléments : la révolution dans la communication politique, la construction d'une alliance de centre-droit (voire même la découverte d'un électorat de centre-droit), une relation différente entre les Italiens et les institutions. Sur ce dernier point, mon avis diffère légèrement de celui de Marc Lazar : je ne crois pas que l'enjeu se trouve dans l'individualisme ou l'hostilité vis-à-vis de l'imposition fiscale, mais dans le refus d'imaginer que la classe politique et les institutions publiques soient meilleures que les Italiens et détiennent le devoir de les éduquer. La pédagogie politique et institutionnelle, qui a été un élément constant dans l'histoire de l'Italie, est finie avec Berlusconi – pour le meilleur comme pour le pire.
Berlusconi a été un personnage très important, qui a agi à l'intérieur d'un contexte historique l'ayant considérablement conditionné. Or, il faudrait comprendre dans quelle mesure certaines filiations peuvent être attribuées à son époque ou à lui directement. La primauté du leadership par exemple, l'évolution du langage politique, le refus de la pédagogie politique : après Tangentopoli [système de corruption généralisé répandu en Italie dans les 1980 et dénoncé par le parquet de Milan au début des années 1990, NDLR], il est difficile de ne pas penser que tout cela serait arrivé de toute manière, peut-être sous des formes et avec des temps différents, même sans Berlusconi.
Peut-on parler de berlusconisme ?
M.L. : Oui, on peut parler de berlusconisme lié au style particulier du Cavaliere consistant à se présenter comme un outsider en politique, d’où ses provocations, ses plaisanteries, ses facéties et, dans le même temps, à ériger sa propre statue du plus grand homme d’État que l’Italie n’a jamais connu.
Et comment définir le berlusconisme ? Pourra-t-il continuer à exister sans Berlusconi ?
M.L. : Le berlusconisme associait au départ le libéralisme – jamais véritablement mis en pratique une fois Berlusconi arrivé à la Présidence du Conseil –, l’éloge de la liberté individuelle entendue comme la possibilité d’agir en s’affranchissant des règles et des lois, la volonté de réaliser la modernisation de l’Italie, la défense des traditions – la famille et la religion –, la référence à l’Europe, la fierté nationale, les promesses de bien-être et d’accès de tous et de toutes à la consommation.
Pour exister, le berlusconisme se définissait par la dénonciation incessante de multiples ennemis. Les communistes n’existaient plus mais il réactiva la mémoire anticommuniste encore toute fraîche. Selon lui, la gauche demeurait éternellement communiste et était synonyme d’État envahissant, d’impôts massifs, de juges « rouges » et partiaux qui le persécutaient et qui, expliquait-il, s’en prendraient ensuite à tous les Italiens. La gauche était présentée comme triste, pessimiste, sinistre, tandis que lui, aidé par ses télévisions, prétendait incarner la joie de vivre, l’optimisme, la réussite matérielle, la jouissance au détriment du corps des femmes réduits à de simples objets sexuels pour le plaisir masculin.
G.O. : Le berlusconisme, axé sur la capacité de la société civile italienne à agir et grandir de façon autonome, avec le moins d'État possible, est l'héritier du climat optimiste et libéral des années 1980 et 1990. Lorsque Berlusconi arrive au gouvernement de manière stable en 2001, cette période touchait déjà à sa fin. De ce fait, le Cavaliere a dû réadapter sa propre rhétorique politique à un nouveau climat, en prenant des accents plus conservateurs et moins libéraux.
M.L. : Ses victoires soulevèrent de multiples problèmes liés à son conflit d’intérêt entre ses affaires privées et son rôle institutionnel de chef de gouvernement qui l’amena à faire adopter des lois ad personam. Forza Italia oscillant entre 21 % et 29 % des suffrages eux élections législatives, attira des artisans, des commerçants, des chefs de petites entreprises, des femmes au foyer, des catégories populaires du sud de la péninsule, des catholiques et les téléspectateurs fascinés par ses chaînes. Le déclin s’amorça à partir de 2011 et aujourd’hui Forza Italia ne recueille que 8% des suffrages. Son avenir est incertain car c’est un parti personnel ne dépendant que de son géniteur. Sans lui, le berlusconisme en tant que tel ne peut pas perdurer, en revanche son héritage, comme un astre mort, irradie encore.
G.O. : Non seulement j'estime que le berlusconisme sans Berlusconi est impossible, mais également que le berlusconisme est mort en réalité il y a plus de 20 ans et que la politique italienne a eu Berlusconi, même au gouvernement, sans pour autant un berlusconisme. Aujourd'hui Meloni reprend beaucoup d'éléments de Berlusconi : l'unité du centre-droit, le refus de la pédagogie politique, l'importance du leader. Toutefois, l'âme du berlusconisme n'était pas tant dans ces éléments, que dans l'optimisme. Et ce dernier est presque absent aujourd'hui en Italie et dans le monde.
Comment Berlusconi était-il perçu en France et plus généralement en Europe ?
M.L. : Pour ce qui concerne la France, à part une infime minorité de personnes de droite, la perception de Berlusconi a été majoritairement négative. Surtout à gauche, chez les intellectuels et dans la plupart des médias. Il était d’abord associé à la télévision commerciale qui en 1986 avait tenté de s’implanter en France avec La 5, qui échoua six ans plus tard. Il était accusé de produire et de diffuser des programmes de mauvaise qualité et d’avoir contribué à la « mort du cinéma italien » selon une formule en vogue.
Lorsqu’il se lança en politique en 1994, c’est son alliance avec le Mouvement Social italien qui deviendra rapidement Alliance nationale qui lui est reproché. Il fut accusé d’avoir ainsi légitimé les fascistes comme, par la suite, d’avoir banalisé et édulcoré le fascisme. Sa victoire aux élections de 1994 a été attribuée à son argent, au fait qu’il possédait le club de football du Milan et surtout qu’il possédait la moitié du paysage audiovisuel italien. Un concept fut vite forgé par certains pour tenter de comprendre ce qui apparaissait alors comme un phénomène inédit et inquiétant, celui de télécratie. C’est donc parce qu’il posséderait des chaînes de télévisions que Il Cavaliere l’emporterait de manière irrésistible. Cette notion connut son heure de gloire avant de s’éclipser assez vite lorsque le même Berlusconi fut battu deux fois par une coalition de centre gauche emmenée par un homme qui n’était en rien télégénique, Romano Prodi.
Berlusconi fut aussi très souvent présenté comme un danger pour la démocratie italienne à cause de son conflit d’intérêt, de son aspect populiste, de sa vulgarité ou encore de ses attaques contre les journalistes qui ne lui plaisaient pas. Plus tard, les révélations sur sa vie privée, ses rapports avec les femmes, les diverses affaires pour lesquelles il était poursuivi par la justice, ses innombrables déclarations à l’emporte pièces détériorèrent encore son image et sa réputation.
Parallèlement il fut présenté comme un dirigeant imprévisible, peu sérieux, non fiable surtout quand en 2003, contre la majorité de l’opinion de son pays, il soutient la guerre américaine en Irak et s’opposa donc à la position prise par le Président Chirac, avec lequel les relations n’étaient pas bonnes.
En somme, Silvio Berlusconi était considéré comme incompétent. Cela fut flagrant et insultant pour l’Italie au sommet européen de Nice en octobre 2011, en pleine crise des dettes souveraines, lorsque le président Nicolas Sarkozy et la chancelière Angela Merkel émirent quasiment un ultimatum au Président du Conseil italien afin qu’il assainisse au plus vite les comptes publics tout en esquissant un sourire complice entre eux et moqueur suite à la question d’une journaliste qui leur demandait s’ils faisaient confiance à celui-ci.
G.O. : À l'étranger, Berlusconi n'a jamais été compris, malgré les efforts pour effectuer une vraie analyse menée par certains chercheurs (parmi lesquels Marc Lazar, en France). En général à l'étranger – et surtout dans le monde anglo-saxon –, l'Italie politique n'est pas comprise : trop compliquée, trop machiavélique. Il est plus simple de répéter de façon mécanique trois ou quatre stéréotypes dans lesquels les lecteurs des journaux peuvent s'y retrouver aisément. En plus de la simplification des journalistes s'est rajouté leur parti pris : les correspondants étrangers lisent l'Italie à travers les pages du Corriere della sera et Repubblica, ayant tous les deux contribué à transmettre une idée caricaturale du pays en général et de Berlusconi en particulier. Ainsi la figure historique la plus importante d'Italie des cinquante dernières années, et une des plus remarquables au niveau mondial, une vraie incarnation du climat historique des années 1980 et 1990, un personnage unique pour ses succès entrepreneuriaux, sportifs et politiques, a été résumé dans le « bunga bunga ». Rarement dans ma vie j'ai assisté à une si grande défaite des médias et du monde académique et intellectuel.
Comment voyez-vous l'avenir de son parti Forza Italia et du centre-droit en Italie ?
M.L. : Il sera difficile pour Forza Italia de survivre à son fondateur. Si Giorgia Meloni continue de se recentrer, d’apparaître comme une dirigeante désormais pro-européenne, elle pourra espérer attirer vers elle des électeurs berlusconiens mais aussi des membres de ce parti qui voudront sauver leurs postes. C’est loin d’être gagné car Giorgia Meloni n’a nullement renoncé à ses positions souverainistes, à ses orientations politiques et idéologiques de droite radicale, qui peuvent froisser une partie des électeurs et des responsables modérés de Forza Italia. Elle n’a sans doute pas intérêt, pour le moment du moins, à lancer une OPA sur le parti pour fonder un grand parti de droite, ce qui pourrait provoquer des crispations et des réactions de défense identitaire chez ses sympathisants. De sorte que elle préféra sans doute continuer de diriger la coalition avec, en son sein, le parti Forza Italia, amoindri, satellisé mais utile pour maintenir un lien avec l’électorat du centre qui continue de se méfier quelque peu d’elle.
G.O. : En fin de compte, Forza Italia pourrait survivre. Certainement, le parti devra trouver une nouvelle raison d'être, étant donné que, jusqu'à présent, c’était d'être le parti de Berlusconi. Il a un point fort sur lequel il peut s'appuyer: il est le membre italien du Parti populaire européen. Cela peut l'aider aux urnes et peut induire Giorgia Meloni à le sauvegarder, car il pourrait lui être utile. Cela dit, il est difficile de faire des prévisions à long terme. Le parti cherchera à arriver intègre aux élections européennes de 2024 et à obtenir le meilleur résultat possible. Il devrait réussir à tenir jusqu'à ce moment-là, à moins qu'il ne commence à tomber dans les sondages. Après cette date, tout dépendra des résultats de Forza Italia, mais aussi de la situation politique générale italienne et européenne. Les élections européennes sont les Colonnes d'Hercule au-delà desquelles il est impossible de faire des prévisions.
La présidente du Conseil Giorgia Meloni s'est récemment entretenue avec le Président Emmanuel Macron lors d'une visite officielle en France. Comment voyez-vous leur relation ? Y a-t-il un terrain d'entente possible entre ces deux adversaires politiques ? Et comment évoluera-t-il leur relation en vue des élections européennes de 2024 ?
M.L. : Après quelques mois de polémiques et de sautes d’humeur, désormais entre les gouvernements Macron et Meloni, nécessité fait loi et le principe de la realpolitik l’emporte. Ils ont en effet de fortes divergences politiques mais les relations bilatérales sont trop importantes en matière économique : la France et l’Italie sont les deuxièmes partenaires commerciaux. Des liens de toute nature sont tissés entre les deux pays.
En outre, au niveau européen, comme cela a été souligné par la présidente du Conseil et le Président de la République, les intérêts sont convergents pour obtenir une renégociation des critères du Traité de Maastricht, soutenir le peuple ukrainien, établir une défense européenne, construire l’autonomie stratégique, agir de manière coordonnée en Méditerranée etc. Certes, entre les deux chefs de gouvernement et d’État, ce n’est pas la lune de miel qui existait entre Mario Draghi et Emmanuel Marcon, mais le travail s’effectue de même qu’entre la plupart des ministres.
En revanche, dans la perspective des élections européennes de l’an prochain, Frères d’Italie et Renaissance se livreront à une compétition acharnée car leurs conceptions de l’Europe ne sont pas les mêmes, mais aussi pour des raisons de politique interne. Reste à savoir si cette rivalité rejaillira sur les coopérations intergouvernementales ou si les deux domaines, celui du bilatéralisme institutionnel, celui de la compétition politique, resteront cloisonnés.
G.O. : Nec tecum nec sine te vivere possum. Comme l'a très bien dit Marc Lazar, les deux sœurs latines ont trop d'intérêts communs pour pouvoir se permettre de ne pas interagir l'une avec l'autre. Jusqu'aux élections européennes de 2024, ce dialogue sera rendu plus difficile – mais jamais impossible – par la compétition politique. Après ces élections, on verra bien.