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« L’IA générative questionne la nature même du journalisme »

Sylvain Parasie, professeur de sociologie, chercheur au médialab de Sciences Po, et Marion Solletty (promo 10), directrice de la rédaction de Politico France, échangent autour des enjeux de l’intelligence artificielle appliquée au journalisme.

Échange animé par Bruno Patino (promo 86), le 5 décembre 2023
Propos recueillis par Ryan Tfaily et Caroline Blackburn

Les rédactions utilisent depuis de nombreuses années des outils d’automatisation, que ce soit pour les résultats sportifs, électoraux ou la météo, dans les trois domaines que sont la collecte, le traitement et la diffusion de l’information. Sylvain Parasie, comment analysez-vous les questionnements spécifiques induits par ChatGPT ? 

Sylvain Parasie, professeur de sociologie et chercheur au médialab de Sciences Po. (Crédits : Alexis Lecomte / Sciences Po)

Sylvain Parasie: Depuis plusieurs années, je travaille en France et aux États-Unis sur la façon dont les journalistes s’emparent de l’automatisation. Contrairement à une idée reçue très répandue, l’intérêt est en réalité venu des journalistes eux-mêmes. Dans les années 1980-1990, avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, une part d’entre eux comprend le pouvoir de celui-ci pour produire de l’information autrement. Ces pionniers tentent alors de convaincre les éditeurs que les ordinateurs peuvent être intéressants pour leur travail. 

Désormais, les Intelligences artificielles génératives réduisent les ressources et le coût d’entrée pour automatiser la production d’information. Avec elles, un plus grand nombre d’individus peut accéder plus simplement à des outils d’automatisation. De plus, un ensemble d’outils peut être intégré dans une stratégie, notamment de management. Des rédactions peuvent donc se voir imposer des outils d’automatisation. Il ne faut pas oublier la manière dont on a inclus les métriques d’audience, comme Chartbeat, dans les rédactions. Ces systèmes ont été intégrés différemment selon les organisations : certaines rédactions ont érigé des barrières entre les équipes éditoriales et les considérations marketing ; dans d’autres, tout s’est rapidement mélangé. 

Les outils qui émergent avec l’IA générative donnent une extension plus forte à ces logiques de prise en compte des métriques d’audience. Par exemple, nous pourrons voir ce qu’il se passe sur les plateformes, suivre les sujets d’intérêt, rédiger des brouillons rapidement. Ainsi, les compromis élaborés au fil du temps, au sein de chaque rédaction, sont remis en question.

Marion Solletty, depuis quand la rédaction de Politico utilise-t-elle des outils d’Intelligence artificielle ? 

Marion Solletty, directrice de la rédaction de Politico France. (Crédits : Politico)

Marion Solletty: Nous utilisons l’IA depuis plusieurs années. Nous avons développé différents outils, notamment pour suivre de manière plus précise les sujets de politiques publiques européennes, que nous traitons de manière assidue à Politico. Par exemple, nous avons développé une plateforme de suivi législatif et de données publiques à destination de professionnels de la politique, qui permet de créer des alertes sur la publication de documents et sur l’adoption d’amendements législatifs. Il s’agit d’un processus automatisé, entièrement régi par la technologie. 

Depuis trois ans, nous disposons également d’un outil de taguing automatique, basé sur une analyse sémantique des articles et qui suggère lui-même des tags. Ce dispositif est bien sûr soumis à la vérification et au contrôle d’un relecteur. Tous ces outils ont une échelle de contrôle humain au sein de la rédaction, cela me paraît fondamental. 

Ensuite, à l’instar de nombreuses rédactions ayant un marché international, Politico a expérimenté des outils de traduction automatique, avec plus ou moins de succès. Par exemple, DeepL donne des résultats très hétérogènes en termes de qualité. Les sujets législatifs sont complexes, les mots comptent, surtout dans le jargon européen. À Politico, nous couvrons aussi beaucoup la diplomatie et la géopolitique, où un mot peut déclencher une tempête, donc nous faisons attention aux contresens. 

Comment Politico réagit-il à l’arrivée des IA génératives ? 

M. S. : Il y a un an et demi, lorsque ChatGPT a fait son apparition, il y a eu une approche volontariste et positive du sujet à l’échelle de la rédaction. L’impulsion venue d’en haut était plutôt favorable : l’idée était de dire qu’il fallait s’emparer des outils, sans se perdre dans la vague. Cela correspondait à l’ambiance interne, au sens où Politico s’est construit de manière entrepreneuriale. Pour répondre à ce besoin d’évolution, un groupe dédié s’est constitué afin d’explorer en profondeur les caractéristiques des dispositifs en question. 

Ces derniers mois ont ainsi vu émerger une démarche articulée autour de trois axes. Le premier, pragmatique, consiste à identifier des cas d’utilisation intéressants pour la rédaction. Le deuxième axe se concentre sur la sensibilisation en interne, qui permet à l’ensemble du personnel de mieux appréhender les enjeux et avantages des dispositifs. Le troisième axe concerne la formalisation de la rédaction. Aujourd’hui, l’usage des IA génératives se fait à l’échelle individuelle. Aucune publication n’est complètement générée par de l’Intelligence artificielle, le facteur humain demeure. 

S. P.: Nous vivons une époque passionnante où les lignes éditoriales se questionnent et se redéfinissent. Il devient impératif de discuter, car ces outils soulèvent des questions fondamentales quant à la nature même du journalisme. Traditionnellement défini comme la production, le traitement et la diffusion de l’information, le journalisme est aujourd’hui confronté à des défis majeurs face à l’IA générative, qui menace les tâches classiques des journalistes. Ils doivent s’adapter en allant plus loin, par exemple en surveillant les gouvernements, trouver de nouvelles infos et attirer de nouveaux lecteurs pour rester pertinents dans un paysage médiatique en constante évolution.

Quel est l’impact des IA génératives dans la responsabilité de ceux qui l’utilisent, notamment en termes d’indépendance de l’information ? La transparence des rédactions sur le contenu généré par l’IA est-elle suffisante ? 

M. S.: La transparence, bien que nécessaire, n’est pas suffisante à elle seule. Lorsque des articles générés par l’IA sont publiés, il faut clairement le mentionner. Toutefois, il demeure une asymétrie entre la manière dont les rédactions pensent être claires sur ces contenus et la réception des lecteurs. Une mention « généré par IA » ne suffit pas, il faut établir un contrôle rigoureux. 

S. P.: Les médias de l’information se situent dans un marché en constante évolution. Le numérique a accentué un journalisme de répétition, de standardisation ; et en même temps, il a accru la qualité de l’information. Un journalisme de qualité produisant de l’information distinctive n’utilise pas des outils générant du texte en grande quantité. Au contraire, ces journalistes sollicitent plutôt d’autres outils, qui demanderont plus de ressources, plus de compétences. Dans ce cas-là, les outils d’IA ne feront que renforcer la productivité marginalement. 

M. S.: Dans la production de contenu distinctif et à valeur ajoutée, les outils d’IA ne pourront pas remplacer des humains. En tant que journalistes, nous sommes dehors tous les jours, à la recherche d’information exclusive ; ce n’est pas l’IA qui va nous l’apporter. En revanche, en termes de diffusion, elle peut avoir un grand impact. Sur le ciblage de l’audience notamment, les outils peuvent être utiles pour personnaliser et affiner les canaux de distribution et du type de contenu que le public reçoit. 

Des barrières d’accès vont certainement s’ériger entre les rédactions qui auront les moyens de s’offrir des outils d’IA génératives de qualité et celles qui ne les auront pas. Qu’en pensez-vous ?

S. P.: En effet, des asymétries importantes vont se développer. Mon travail s’est concentré sur l’intégration des outils algorithmiques dans le domaine de l’investigation journalistique. Bien que les outils aident, il reste un coût humain important : ce n’est pas seulement l’accès aux outils qui pose problème, mais les compétences, la capacité à travailler collectivement, à négocier entre les valeurs journalistiques et la conduite de l’enquête. Ce coût humain, toutes les rédactions ne pourront pas se l’offrir. 

M. S.: L’arrivée des IA génératives concerne aussi des interfaces d’utilisation plus accessibles que d’autres outils. Comme toujours, ce sera d’abord accessible aux plus riches, puis cela se répandra dans l’écosystème. Je ne crois pas que ce soit plus asymétrique que dans d’autres domaines. 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.