La fabrique de l’expertise : enquête sur les "pros" du petit écran

La fabrique de l’expertise : enquête sur les "pros" du petit écran

Qui sont les « experts » qui envahissent les plateaux télé pour analyser l’actualité ? Comment sont-ils choisis ? Émile a enquêté dans les coulisses des chaînes d’information, auprès des programmateurs, mais aussi d’un sociologue et ancien habitué des plateaux. Bien loin des théories du complot, on y découvre comment la contrainte du direct et les réflexes éditoriaux induisent un recyclage des visages sur nos écrans. 

Par Ryan Tfaily (promo 24) 

Si vous regardez l’émission de débat C dans l’air, sur France  5, le nom et le visage d’Alain Bauer vous sont certainement familiers. Vous avez notamment pu l’entendre les 12 et 24 octobre, puis les 7 et 15 novembre 2023, commenter la guerre menée par Israël contre la bande de Gaza. L’été dernier, lorsque le meurtre du jeune Nahel par un policier à Nanterre faisait la une de l’actualité, ce sont les analyses du même Alain Bauer que vous écoutiez, le 28 juin et le 3 juillet 2023, par exemple. Si vous étiez fidèle à C dans l’air en 2022, vous aviez déjà droit aux analyses d’Alain Bauer sur la guerre en Ukraine, comme les 2, 9 et 22 mars 2022. Deux ans plus tôt, lorsque la France se demandait comment sortir du confinement, Alain Bauer, toujours, venait vous livrer ses solutions dans l’émission du 10 mai 2020. Mais l’homme sait aussi parler « d’insécurité », un thème phare de C dans l’air. Si vous étiez devant votre écran le 22 novembre 2022, vous écoutiez ainsi Alain Bauer pester contre « la hausse de l’insécurité » en France. 

Alain Bauer, spécialiste de « l’insécurité » fréquemment invité sur les plateaux télévisés pour parler de sujets très variés. Ici dans l’émission C dans l’air le 6 juin 2024. (Capture d’écran)

Quel est ce mystérieux don d’ubiquité qui permet d’être à la fois « expert » en géopolitique du Moyen-Orient, de la guerre en Ukraine, de l’insécurité en France et de la gestion du déconfinement ? Dans la vraie vie, Alain Bauer est directeur du pôle Sécurité & Défense-Renseignement au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam). Voilà plus d’une décennie qu’il vient commenter l’actualité liée de près ou de loin à « l’insécurité » sur les plateaux de télévision. Les médias le présentent tour à tour comme un « expert en sécurité et criminologie », un « professeur de criminologie », un « expert en renseignement ». Alain Bauer n’a pourtant jamais publié de travail universitaire sur les nombreux thèmes dont il s’arroge le droit de parler. 

Quand il devient titulaire de la chaire de criminologie au Cnam, une tribune signée par plusieurs chercheurs dans Libération s’inquiète même de la promotion d’un homme connu pour « ses approximations et interprétations douteuses ». Les téléspectateurs de C dans l’air, sur France 5, n’en sont pas avertis lorsqu’ils l’écoutent s’alarmer de « l’insécurité en France ». Pas plus qu’ils n’ont connaissance de son ancien rôle de conseiller sécurité auprès de Nicolas Sarkozy, ni de son amitié avec Manuel Valls. 

Alain Bauer est l’archétype de « l’expert » toutologue, capable de disserter sur tous les sujets, très souvent sollicité sur les plateaux de télévision. Peu connu du grand public, le processus d’invitation de ces personnalités répond à des logiques sociales et professionnelles qui permettent d’expliquer, loin des fantasmes complotistes, pourquoi la télévision recycle les mêmes visages. 

Programmateur sur une chaîne d’info, une profession sous pression 

Au cœur de la confection des plateaux de télévision, les programmateurs sont chargés, au sein des rédactions, de choisir, contacter et organiser la venue des invités. Leurs conditions de travail en disent long sur la machine télévisuelle que sont les chaînes d’information en continu. « Concrètement, quand on arrive le matin, le rédacteur en chef nous annonce rapidement les thèmes de sa tranche, puis nous donne des exemples d’invités. Parfois, on nous indique des profils et c’est à nous de choisir précisément », explique Guillaume, programmateur chez BFM TV pour une émission du week-end. Celui-ci est rodé à l’exercice : cela fait plus de 10 ans qu’il concocte des plateaux de télévision dans les coulisses des rédactions et il connaît bien la différence entre les formats magazine, qui « permettent de programmer à l’avance les invités » et celui « des chaînes d’information en continu », où le rythme est plus intense. 

Sur ces dernières, les programmateurs sont soumis à l’urgence des thèmes de l’actualité du jour, décidés par les rédacteurs en chef. Ces derniers peuvent demander « des plateaux avec six invités par heure », assure Valentin, programmateur pour LCI. Comme beaucoup de ses collègues, ce dernier est pigiste, c’est-à-dire qu’il effectue des missions ponctuelles pour la chaîne. Le métier de programmateur est en effet soumis à un turnover permanent : les allers-retours entre les différentes rédactions sont monnaie courante et il n’est pas rare d’exercer d’autres activités professionnelles en parallèle. « Le but, pour la chaîne, c’est d’avoir le meilleur plateau possible », poursuit Valentin. Entendez : le plus rempli possible. 

Combler 18 heures de programmes par jour 

Car, sur une chaîne d’information en continu, les invités servent moins à formuler des analyses distanciées qu’à remplir du temps d’antenne. Ces chaînes doivent en combler jusqu’à 18 heures par jour, en minimisant les coûts de production. Le commentaire d’actualité en plateau, appelé « talk » dans le jargon de la programmation, apparaît comme le meilleur moyen de maximiser les profits en réduisant les coûts, puisqu’il ne nécessite pas de payer des moyens, humains et matériels, pour réaliser des reportages de terrain, récolter des informations ou des témoignages. 

Un tel modèle économique contraint les programmateurs à travailler à un rythme effréné. « À LCI, on a tendance à nous demander des invités à la dernière minute », souligne Valentin, qui note « le stress généré » par un tel rythme de travail. Conséquence : la programmation des invités est régie par l’urgence de trouver un « spécialiste » disponible pour une interview dans l’immédiat ou dans la journée. Si possible, un « expert » capable de venir en plateau, car l’intervention par Skype n’est guère appréciée des professionnels de la télévision.  

Logiquement, les programmateurs se tournent « vers les couteaux suisses, ceux qui sont capables de parler de tout, déclare Valentin. Ces profils-là, on les aime bien, car ils nous dépannent », ajoute-t-il. Le réflexe du programmateur est de contacter des « toutologues » sans vérifier s’ils maîtrisent forcément leur sujet. « À force, on connaît leur emploi du temps par cœur », plaisante Valentin. Guillaume, programmateur chez BFM, renchérit : « Si les invités sont souvent les mêmes à la télévision, c’est à cause de l’urgence du direct. On a besoin très rapidement de personnes disponibles pour remplir les heures d’antenne. » 

« Si les invités sont souvent les mêmes à la télévision, c’est à cause de l’urgence du direct. On a besoin très rapidement de personnes disponibles pour remplir les heures d’antenne. »
— Guillaume, programmateur

Les universitaires étant rarement en mesure de se libérer au pied levé, ce sont souvent les personnalités issues du privé, à la retraite ou occupant des postes symboliques dans des think tanks qui acceptent les invitations. La venue d’un « expert » en plateau résulte ainsi de la conjonction d’intérêts entre un programmateur travaillant dans l’urgence et une personnalité cherchant à gagner de la visibilité médiatique. 

Une « expertise » modelée au gré des thématiques 

Au-delà de ces premières contraintes logistiques, le choix des « experts » pour commenter l’actualité obéit-il à des lignes idéologiques propres à chaque rédaction ? « Parfois, des personnes haut placées de la chaîne n’aiment pas tel ou tel invité, car il ne correspond pas à la ligne éditoriale. Certains rédacteurs en chef peuvent en avoir assez d’un profil récurrent, alors on décide de ne plus les inviter », confie Valentin, chez LCI. Guillaume, quant à lui, précise que « les programmateurs s’adaptent à la ligne éditoriale de la chaîne » pour laquelle ils travaillent. La ligne éditoriale de CNews, ouvertement très à droite, n’est pas la même que celle de BFM TV, qui recherche d’abord le « buzz » et la scénarisation – quitte à courir après l’extrême droite –, ni celle de LCI ou France Info.

Pourtant, sur ces trois dernières chaînes, les mêmes visages semblent se dupliquer sur nos écrans. En dépit de lignes éditoriales différentes, la main revient souvent aux programmateurs dans le choix des invités. Leurs critères de sélection méritent ainsi d’être décortiqués. Quand on leur demande ce qu’est un « bon invité », Valentin et Guillaume répondent à l’unisson : «C’est d’abord quelqu’un qui s’exprime bien et aussi qui a des choses pertinentes à dire. » Une formule révélatrice : passer à la télé, c’est d’abord être éloquent. Il faut maintenir le téléspectateur éveillé, être percutant, et « bien passer » à l’antenne, « être pertinent »… Mais comment définir la pertinence d’une analyse ? 

Les programmateurs et les rédacteurs en chef ne disposent évidemment pas des moyens techniques ni du temps suffisant pour se plonger dans les controverses scientifiques qui touchent à chaque fait d’actualité débattu. Avec le temps, ils acquièrent néanmoins des réflexes pour établir ce qu’est un « bon expert » sur tel ou tel sujet. 

Guillaume, chez BFM TV, nous apprend que « chaque programmateur vient avec son propre réseau et ses numéros, mais la chaîne dispose d’une base de contacts ». Valentin confirme que « chez LCI, les programmateurs ont accès à ces contacts, mais doivent également avoir recours à leur propre réseau ». Pour choisir un « expert », le programmateur pioche donc dans une base de données, en fonction de mots-clés : « Ukraine », « sécurité », « inflation ». Sans connaître forcément avec précision le domaine d’expertise du potentiel invité. 

Ces bases de données, souvent similaires entre les rédactions, laissent peu de place au renouvellement des commentateurs. L’expertise se construit ainsi de façon réticulaire : les chaînes se regardent entre elles et choisissent un « expert » s’il est déjà passé quelque part à la télévision. L’invitation de ce nombre restreint d’individus finit même par ressembler à un marché concurrentiel, où chaque rédaction s’arrache la personnalité médiatique du moment. Si bien que certains profils sont repérés par la direction et embauchés pour devenir des consultants permanents de la chaîne. Ces « experts »-là sont payés à chacune de leurs interventions et n’ont plus le droit de s’exprimer sur des chaînes concurrentes. 

De l’analyse à la réaction à chaud 

Dans cette véritable usine à fabrication de l’expertise, une dernière étape est cruciale : accoler à l’invité le bon titre pour le présenter à l’antenne. Ce choix revient, là encore, au programmateur, même s’il peut être vérifié par d’autres journalistes. La qualification de l’expert en plateau est souvent modelée en fonction du thème du jour : une même personne peut ainsi être appelée « géopolitologue » ou « expert militaire ». Une chose est sûre : le titre ne correspond pas nécessairement à la qualification professionnelle réelle de l’invité. Ainsi, Julien Bahloul, ancien porte-parole de l’armée israélienne, connu pour ses prises de position en faveur de la politique étrangère d’Israël, a été longtemps présenté comme un simple « spécialiste de la société israélienne » ou « Franco-Israélien, habitant de Tel-Aviv ». Un cas d’école de l’effacement du militantisme derrière une « expertise » prétendument neutre. 

Il serait toutefois réducteur de considérer que tout débat à la télévision obéit strictement à des logiques économiques et à une fabrication artificielle de l’expertise. Certaines émissions quotidiennes, notamment sur le service public, laissent plus de marge de manœuvre aux programmateurs dans la confection des plateaux, où des universitaires peuvent venir livrer des analyses. L’expérience de ces chercheurs qui acceptent de passer à la télévision révèle les intérêts et les limites d’un tel exercice. 

Manuel Cervera-Marzal fait partie de ceux-là. Sociologue, chercheur à l’Université de Liège et chercheur associé à l’EHESS, celui qui étudie les mouvements sociaux et les mobilisations contemporaines connaît bien la routine des plateaux télé. En 2016, il vient de publier un livre qui évoque la désobéissance civile et son impact sur la démocratie. L’actualité est alors saturée par le mouvement Nuit Debout et l’opposition à la réforme du code du travail. Manuel Cervera-Marzal est contacté par un programmateur. Il accepte une invitation à une émission de débat. « J’y suis allé dans l’idée de diffuser la recherche auprès du grand public, de donner un écho à mon travail et de rétablir de la connaissance dans l’arène télévisuelle, habituellement saturée par l’opinion », explique-t-il. 

« J’y suis allé dans l’idée de diffuser la recherche auprès du grand public, de donner un écho à mon travail (...)  mais je me rends compte que je suis davantage là pour mes idées que pour mes travaux universitaires. »
— Manuel Cervera-Marzal

Mais cette noble intention initiale se heurte aux modalités inhérentes au débat télévisuel. Très vite, son numéro de téléphone circule dans les rédactions. Et Manuel Cervera-Marzal se fait désormais inviter pour commenter l’actualité à chaud. Venu mettre en perspective des faits sociaux, il se retrouve à devoir donner son avis sur le fond. Un premier glissement qui s’accompagne vite d’un élargissement de son domaine d’intervention. Le sociologue est transformé peu à peu en « chroniqueur » : il « polémique » avec d’autres intellectuels, sur divers sujets de société. « Je me rends compte que je suis davantage là pour mes idées que pour mes travaux universitaires », explique Manuel Cervera-Marzal, qui estime avoir « joué le rôle du gauchiste de service, avec les bonnes punchlines ». Sur les plateaux de télévision, on lui demande implicitement de « scénariser ses interventions », de surjouer la contradiction, comme dans une pièce de théâtre. Dans les coulisses, il découvre, à l’inverse, « un entre-soi », une forme de convivialité et de sympathie de classe entre les « experts » venus commenter l’actualité. 

Cette notoriété ne déplaît pas forcément au chercheur. « Au départ, c’était un peu grisant. J’obtenais une forme de compensation symbolique, alors qu’à l’université, je me sentais mal traité », se souvient-il. Cette joie s’accompagne néanmoins d’une « crainte de trahir l’éthos professionnel, d’être perçu comme un militant ». 

Médias et sciences sociales, deux pôles irréconciables ? 

Cette tension est caractéristique de la relation entre journalisme et sciences sociales. Les deux sont liés par des intérêts communs : le journaliste a besoin du sociologue pour appuyer la crédibilité de son propos par le savoir ; le chercheur peut bénéficier, grâce aux médias, d’une certaine visibilité et de la diffusion de ses travaux. Mais ils sont aussi antagonistes dans leurs logiques. Les médias, surtout télévisuels, sont guidés par des impératifs économiques, un besoin de réaction immédiate et une quête de l’audimat, là où les sciences sociales ont besoin de temps long, de recul pour analyser. 

Comment, dans ce cas-là, doit se positionner l’universitaire ? Accepter les sollicitations télévisuelles pour espérer y apporter de la connaissance ou décliner les invitations pour ne pas prendre le risque de voir la scénarisation écraser l’analyse ? « Il n’y a pas de recette miracle. Chacun doit réagir au cas par cas, en évaluant les coûts et les bénéfices de telle ou telle intervention. Moi, j’ai plutôt tendance à être interventionniste », tranche Manuel Cervera-Marzal.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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