Julia Cagé : "Il faut sortir l’information de la seule logique du marché"

Julia Cagé : "Il faut sortir l’information de la seule logique du marché"

L’économiste et spécialiste des médias Julia Cagé souligne que la montée en puissance des géants du secteur révèle des lacunes dans la régulation de celui-ci en France. Elle appelle à une réforme législative urgente et à un engagement renforcé des journalistes et des citoyens. 

Propos recueillis par Zoë Foures (promo 24) et Maïna Marjany (promo 14)

Julia Cagé (Crédits : Celine Bansart / Sciences Po)

Dans votre livre L’information est un bien public, vous écrivez : « Les médias produisent un bien public – l’information – et ils ne devraient donc en rien être considérés comme des entreprises comme les autres. » Pourquoi cela vous semble-t-il fondamental ?

Parce que la démocratie, c’est une personne informée, une voix. Si les citoyens ne sont pas suffisamment bien informés, soit le plus souvent ils ne votent pas, soit ils votent, mais d’une certaine façon, leur vote peut être considéré comme « capturé » par ceux qui utilisent leurs médias au service d’une bataille idéologique. Considérer les médias « comme des entreprises comme les autres », c’est également prendre le risque que la logique du profit l’emporte sur celle qui devrait dominer : la production d’une information indépendante et de qualité.

« Considérer les médias “comme des entreprises comme les autres”, c’est prendre le risque que la logique du profit l’emporte sur celle qui devrait dominer : la production d’une information indépendante et de qualité. »

Mais n’est-ce pas utopique de défendre cette idée de bien public dans une société où la tendance est plutôt aux privatisations en série et où la notion de bien public s’étiole ?

Ce n’est pas parce que la notion de bien public s’étiole qu’il ne faut pas la défendre, bien au contraire ! De plus, il n’est pas nécessaire d’opposer « bien public » et médias privés. Dire que l’information est un bien public, cela n’implique pas qu’il faille uniquement des médias de service public ; cela signifie qu’il faut la sortir de la seule logique du marché, et notamment privilégier une approche à but non lucratif de l’information. Mais si l’information est produite par une fondation – c’est le cas du Guardian, au Royaume-Uni –, on peut avoir une solution satisfaisante. 

L’autre dimension clé est celle de la gouvernance, car l’information comme bien public doit être une information indépendante. Or, les meilleurs garants de l’indépendance de l’information, ce sont ceux qui la produisent – les journalistes – et ceux qui la consomment – les citoyens. Le modèle d’association ou de fondation n’est donc qu’une partie de la solution. Il est également indispensable de faire en sorte de mettre en place les conditions de l’indépendance des rédactions.

Les médias contrôlés par de grands groupes suivent-ils forcément une ligne éditoriale fidèle aux idéaux de leurs dirigeants ? Vincent Bolloré a-t-il créé un précédent ou était-ce une pratique existante ?

L’utilisation des médias qu’ils possèdent à des fins politiques et/ou idéologiques par leurs actionnaires n’est ni une nouveauté ni spécifique à la France – il suffit de penser à Rupert Murdoch [le magnat des médias australo-américain, NDLR] ; mais on pourrait également remonter beaucoup plus loin historiquement !

En revanche, Vincent Bolloré est intervenu bien plus que ce que l’on avait pu voir par le passé sur la ligne éditoriale des médias dont il a fait l’acquisition, dans un climat social extrêmement violent, créant des mouvements de grève sans précédent et ne cédant sur rien. Ce qui est également inquiétant dans le cas de Bolloré, c’est le constat que malgré toutes ces dérives – les exemples de censure bien documentés, les interventions sur le contenu des programmes, les licenciements pour raison idéologique, etc. –, les politiques ont laissé faire, à commencer par les ministres de la Culture successives. Comme si, justement, les médias étaient des entreprises comme les autres et qu’il n’était pas nécessaire de mettre en place des garde-fous. C’est extrêmement dangereux et cela crée un précédent, incitant d’une certaine façon d’autres actionnaires à être plus interventionnistes qu’ils ne l’étaient jusqu’à présent.

La « bollorisation » des médias démontre-t-elle que les garde-fous qui existaient en France pour encadrer les médias ont un impact très limité ?

Elle démontre qu’ils sont dans tous les cas très insuffisants ! Les médias sont encore pour l’essentiel régulés en France par la loi de 1986, loi votée par la droite afin de détricoter la (timide) régulation introduite par la gauche deux ans auparavant. Les conditions actuelles de la régulation ne sont plus du tout adaptées ni aux conditions de production ni aux conditions de consommation de l’information. Il est nécessaire, aujourd’hui, de mettre en place un nouveau cadre législatif.

« Les conditions actuelles de la régulation ne sont plus du tout adaptées ni aux conditions de production ni aux conditions de consommation de l’information. »

Face à la concentration des médias par de grands groupes, une solution pourrait être l’augmentation des moyens donnés aux médias publics. Mais un financement étatique n’influence-t-il pas également leur ligne éditoriale ?

C’est une partie de la solution, mais ce n’est pas la seule. D’une part, vous avez raison, il est important de produire une information publique de qualité, ce qui passe par un audiovisuel public suffisamment bien financé et dont l’indépendance est garantie. Ce qui pose problème aujourd’hui en France, c’est la suppression de la redevance – qui avait des défauts, mais garantissait au moins l’automaticité du financement – par Emmanuel Macron. Il faut penser la mise en place d’un financement public affecté de l’audiovisuel public qui empêche toute intervention politique. J’ai fait des propositions en ce sens, notamment dans le cadre d’une note pour la Fondation Jean Jaurès [« Une autre redevance est possible. Pour un financement affecté, mais plus juste de l’audiovisuel public », NDLR].

D’autre part, l’autre moitié de la solution consiste à mieux garantir l’indépendance des rédactions des médias privés. L’État possède aussi ici un certain nombre d’instruments. Dans notre livre L’information est un bien public-Refonder la propriété des médias, nous proposons, avec Benoît Huet, ce que nous avons appelé une « loi de démocratisation de l’information ». Il s’agit de conditionner, d’une part, l’attribution des aides à la presse et d’autre part, celle des fréquences audiovisuelles, au respect par les médias d’un certain nombre de conditions, parmi lesquelles une gouvernance démocratique, un droit de veto des rédactions sur le choix du directeur de la rédaction, un droit d’agrément en cas de changement d’actionnaire majoritaire, etc.

Les jeunes générations s’informent davantage via les réseaux sociaux que dans les médias traditionnels. Est-ce un changement de paradigme qui va profondément modifier notre rapport aux médias et aux journalistes ?

Il faut être très précis quand on regarde la façon dont les jeunes générations s’informent. En effet si, quand on les interroge, elles répondent le plus souvent que leurs principales sources d’information sont Facebook, TikTok ou Instagram, elles utilisent également très souvent les réseaux sociaux comme « porte d’entrée » vers les médias traditionnels. Très concrètement, cela veut dire qu’un jeune va voir une information sur Twitter/X ou Snapchat, mais ensuite, cliquer sur un lien qui l’amène vers un média traditionnel. Cela engendre deux problèmes. D’une part, les réseaux sociaux s’approprient les recettes publicitaires des médias traditionnels alors même que ce ne sont pas eux qui produisent l’information. D’autre part, les jeunes qui consomment ainsi l’information ne font alors plus attention aux sources. Ce qui peut être dangereux, car cela peut les conduire à mettre sur le même plan tous les articles, quel que soit le média qui les produit, et notamment, indépendamment de l’indépendance de ces médias ou de leur tendance à publier de fausses informations.

Vous avez raison de souligner que cela affecte également la relation des jeunes générations aux journalistes, car du fait de ces nouvelles manières de s’informer, il devient plus difficile de définir qui est journaliste et qui ne l’est pas. Ce qui pose des questions notamment, à nouveau, en termes d’indépendance, mais également d’éthique.

« Du fait de ces nouvelles manières de s’informer, il devient plus difficile de définir qui est journaliste et qui ne l’est pas. »

Cette modification de la façon de s’informer a-t-elle une influence directe sur le résultat des élections, notamment pour les primo-votants ?

Il est évident que la façon dont on s’informe a un impact très direct sur la manière dont on vote – ou sur le fait de ne pas voter. En revanche, je ne pense pas que cet impact soit plus important ou différent pour les primo-votants (en tout cas, aucune étude, à ma connaissance, ne l’a montré). Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que quand les citoyens sont moins informés – ce qui peut être le cas s’ils utilisent les réseaux sociaux avant tout à des fins de divertissement et non d’information –, ils ont tendance à moins voter. Le fait d’être « mal » informé peut également conduire à une polarisation plus forte des comportements électoraux. 

« Il est évident que la façon dont on s’informe a un impact très direct sur la manière dont on vote. »

BIO

Julia Cagé est professeure d’économie à Sciences Po. Ancienne codirectrice de l’axe « Évaluation de la démocratie » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), elle a créé le Research Policy Network on Media Plurality du Center for Economic and Policy Research (CEPR).

Auteure de plusieurs ouvrages, dont Sauver les médias (Seuil, 2015) et L’information est un bien public – avec Benoît Huet – (Seuil, 2021), elle a également été distinguée, en 2023, par le Prix du meilleur jeune économiste.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.

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