La présidentielle américaine vue par les journalistes français
Claire Meynial, Marie-Violette Bernard et Alexis Buisson, journalistes passés par les bancs de Sciences Po, couvrent cette campagne présidentielle américaine. Ils ont répondu aux questions d’Émile. Morceaux choisis.
Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau
« Guerre civile ». L’expression est utilisée ad nauseam pour décrire le débat public aux États-Unis. Le cinéaste Alex Garland en fait une dystopie aux accents sécessionnistes, Civil war, sortie sur les écrans au printemps dernier ; le terme de « polarisation » est déployé en boucle dans les médias ; la vision d’une violence irriguant la société américaine s’impose.
À l’envers des analyses développées par des politologues de plateaux télé, nos trois reporters s’attachent à ne pas s’enfermer dans le gotha politique de Washington, sillonnent le pays, noircissent leurs carnets, glanent des histoires et des morceaux de vie qui tendent un miroir à l’Amérique et ses 50 États.
Lorsqu’Émile les a interrogés, Claire Meynial était au volant dans le Nebraska, Alexis Buisson prenait un avion pour la Caroline du Nord et Marie-Violette Bernard bouclait un sujet sur la crise du logement à Miami. Le terrain, au cœur de leur pratique journalistique. Dans nos colonnes, ils partagent leurs analyses et leurs souvenirs de reportages.
Claire Meynial, grand reporter au magazine Le Point : « Sans le terrain, on raconte n’importe quoi »
Quel est votre souvenir de reportage le plus marquant ?
J'ai été frappée par le vote des Arabes et des musulmans dans le Michigan, un État clé, qui refusent de soutenir Kamala Harris, notamment à cause de la situation à Gaza et des frappes au Liban. Je me souviens de cette manifestation à Dearborn où j’ai vu une forêt de drapeaux libanais, sans un seul drapeau palestinien. Quand ces gens me parlaient, ça annulait ce qu’on entend dans la bouche des experts à Washington qui disent que ces gens ne voteront jamais pour Trump et que la politique étrangère n’a jamais influencé l’élection. Ce jour-là, ils exprimaient une profonde colère. Il y avait cet homme qui portait un panneau représentant Biden et Netanyahu comme les deux faces d’un même personnage assoiffé de sang. Il pleurait, il criait. Il me disait qu’il avait perdu huit membres de sa famille dans les bombardements, qu’ils avaient été tués à cause de l’argent de ses impôts servant à financer l’envoi d’armes et de missiles. C’est fondamental d’aller à la rencontre des gens et de comprendre ce qui se passe en direct. Sans cela, on passe à côté de dynamiques essentielles. Sans le terrain, on raconte n’importe quoi.
Est-ce important de privilégier le reportage de terrain par rapport aux analyses politiques faites depuis Washington ?
Je ne vois pas l’intérêt d’être aux États-Unis si ce n’est pas pour être sur le terrain. Pour moi, c’est fondamental d’aller à la rencontre des gens et de comprendre ce qui se passe en direct. Sans cela, on passe à côté de dynamiques essentielles. J’ai souvent des retours de politologues à Washington qui me disent que tel ou tel État va forcément voter d’une certaine façon, et sur le terrain, on se rend compte que c’est tout l’inverse. Par exemple, lors des primaires, une politologue m’avait affirmé que Trump était mort politiquement dans l’Iowa, car personne n’était présent à ses rallyes. En fait, il y avait une tempête de neige, on ne pouvait pas sortir. Seuls les pro-Trump s’étaient organisés pour sortir pour aller voter. Il faut bien comprendre que les dynamiques sont différentes d’un État à un autre, d’une communauté à l’autre…
Quelle posture adopter en tant que journaliste face aux partisans de Donald Trump ? Vous avez consacré un reportage à Jodie et Steve, supporters de Trump dans l’Iowa. Vous montrez qu’ils croient à de nombreux mensonges tout en restituant leur humanité…
Le mépris n’est jamais la meilleure démarche en reportage. Nous sommes là pour expliquer les raisons des votes. Qui sommes-nous pour nous moquer d’eux ? Quand Jodie, qui est irakienne, me raconte qu’elle ne peut pas porter de masque durant le covid à cause d’une maladie de la trachée, je me dois de l’écouter. Ces personnes sont complexes, avec des identités multiples. L’un des principaux ressorts du vote trumpiste est ce sentiment de mépris, celui que Hillary Clinton avait exprimé en parlant des "déplorables" en 2016.
Les articles de Claire Meynial sont à lire sur le site du Point.
Marie-Violette Bernard, journaliste au service international de Franceinfo.fr : « Nous sommes là pour raconter les dynamiques en cours dans le pays »
Vous avez déjà couvert la campagne présidentielle américaine en 2020, puis vous êtes revenue sur le terrain pour celle de 2024. Quelles sont les différences majeures que vous avez observées entre ces deux campagnes ? Y a-t-il une plus grande violence cette année ?
Le timing de cette campagne est différent, car Kamala Harris a démarré sa campagne très tard. La campagne est de nouveau très axée sur le terrain, tandis qu'en 2020 Joe Biden organisait beaucoup d'événements virtuels à cause du COVID-19. Actuellement, Kamala Harris participe à de nombreux meetings dans les États clés, car l’élection s’annonce encore plus serrée que par le passé. On ressent chez Donald Trump comme chez Kamala Harris une volonté de parcourir ces sept États où tout se joue, avec plusieurs événements par jour. La violence est un autre élément marquant de cette campagne. Il y a des attaques virulentes dans le discours républicain, contre Kamala Harris, les immigrés et la communauté LGBTQ+. Mais il y a aussi de la violence physique, avec plusieurs tentatives d’assassinats contre Donald Trump, ou encore des tirs contre des locaux du Parti démocrate dans l'Arizona.
Vous avez réalisé un reportage en Alabama sur la précarité alimentaire. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
J’ai été marquée par la grande pauvreté des personnes que j'ai rencontrées. Les personnes à qui j'ai parlé durant cette distribution alimentaire ne considéraient pas l'élection présidentielle comme une préoccupation majeure. Elles se demandaient surtout : « Comment vais-je nourrir mes enfants ce week-end ? » Il y a une forme de désillusion vis-à-vis de la vie politique, avec l’idée que peu importe quel parti est au pouvoir, cela ne changera rien à leur situation. Les gens expriment un sentiment d’abandon, estimant qu'aucun des deux partis ne semble vraiment s'intéresser à leur quotidien au fin fond de l'Alabama.
Comment conciliez-vous, en tant que journaliste, la nécessité d'un traitement équilibré des deux candidats ?
Nous sommes là pour raconter les dynamiques en cours dans le pays et les préoccupations des Américains. Il faut garder le plus de recul possible, en particulier lorsqu'on travaille pour le service public. Il est donc crucial de parler aux électeurs républicains comme on parle aux électeurs démocrates. Ils ont des points de vue très différents sur la situation du pays, et certains au sein du camp Trump sont radicaux. Cela mérite d'être raconté et expliqué. Nous ne pouvons pas ignorer le fait que des millions d'Américains voteront pour Donald Trump, que ce soit parce qu'ils adhèrent à son programme économique ou parce qu'ils sont fermement opposés à l'immigration ou au droit à l'avortement. Cela fait partie intégrante de la politique américaine, et il est important de retranscrire ces réalités.
Les articles de Marie-Violette Bernard sont à retrouver sur le site de France Info
Alexis Buisson, correspondant à New-York : « Ce genre de rencontres inattendues est l’une des raisons pour lesquelles je fais ce métier »
Comment décririez-vous en quelques mots cette campagne présidentielle par rapport à celle de 2020 ?
Les deux campagnes sont radicalement différentes. En 2020, nous étions en pleine pandémie. Il y avait moins de rassemblements. Il fallait se protéger pour faire des interviews. En 2024, nous avons affaire à une campagne éclair, avec un changement de candidat à la dernière minute. Dans la dernière ligne droite, il y a donc une frénésie qui n’existait pas - ou moins - il y a quatre ans. Il y a également plusieurs points communs : les “swing states” sont plus ou moins les mêmes qu’en 2020. Et au final, on sait que ça sera une élection serrée car elle se jouera dans une demi-douzaine d’Etats. Je retrouve aussi la même anxiété dans les deux camps à l’approche du dénouement.
Quelle est la rencontre lors d'un reportage qui vous a le plus marqué ?
Plusieurs rencontres m’ont marqué. Cette année, j’ai découvert le Montana, un État important pour le contrôle du Sénat. J’ai participé à un meeting du candidat démocrate Jon Tester dans l’atelier d’une ferme. C’était au milieu de nulle part mais j’ai tout de même rencontré une dame qui parlait français. Elle était très contente de pouvoir échanger avec un journaliste français car elle ne croisait pas beaucoup de francophones dans sa campagne du Montana ! J’ai également été touché par une rencontre avec un père de famille libanais dans le Michigan qui a fondu en larmes quand on a parlé de la situation au Proche-Orient. Ou encore un agriculteur de 74 ans en Pennsylvanie qui allait voter pour la première fois de sa vie (pour Kamala Harris). Ce genre de rencontres inattendues est l’une des raisons pour lesquelles je fais ce métier.
Vous avez interviewé le politologue David Schultz, qui pense que la forte polarisation tendra à diminuer. Sur le terrain, avez-vous observé des signes qui corroborent cette analyse allant à rebours des représentations d’une Amérique fracturée, au bord de la guerre civile ?
David Schultz disait que la polarisation actuelle pourrait s’estomper dans les quinze ans avec le jeu des générations. Ça signifie qu’on en a encore pour quelque temps, d’après lui ! De manière générale, je suis d’accord avec son constat. La jeunesse américaine ne se préoccupe pas des mêmes sujets que leurs parents. Elle se mobilise aujourd’hui pour Gaza, le climat, la résolution de la dette étudiante, contre le sentiment de déclassement, pas contre la peine de mort ou l’avortement… Même des jeunes très conservateurs s’inquiètent du changement climatique ! Schultz nous met toutefois en garde sur le fait que les jeunes hommes blancs ne sont pas aussi progressistes que les autres groupes démographiques. Je l’ai constaté dans les meetings de Donald Trump et dans d’autres événements : j’ai été frappé de voir autant de jeunes hommes. Comme leurs parents, ils portent des casquettes et des habits MAGA. Ils constituent la prochaine génération de trumpistes et, à la différence de leurs parents, ils ont grandi dans cette idéologie. Difficile de dire à ce stade comment cette jeunesse trouvera sa place dans une société de plus en plus diverse, où les Blancs ont la certitude de devenir minoritaires dans les années qui viennent.
Les articles d’Alexis Buisson sont à retrouver notamment sur les sites du Point, de Médiapart et de La Croix.