Être journaliste "autrement" : 8 alumni témoignent
L’École de journalisme de Sciences Po souffle cette année sa vingtième bougie. En 2004, petite nouvelle dans le milieu (même si de nombreux journalistes étaient déjà issus des bancs de la rue Saint-Guillaume), elle doit se faire sa place au soleil. Pour sortir du lot, elle mise sur l’innovation et promeut un renouvellement du genre journalistique, qui passe notamment par le numérique. Vingt ans plus tard, des centaines de journalistes passés par l’école exercent, en France et à l’étranger. Une dizaine d’entre eux nous parlent de leur conception – novatrice – de ce métier.
Propos recueillis par l’équipe de l’École de journalisme de Sciences Po
Henry de Laguérie (promo 05), correspondant à Barcelone
« Le “journalisme autrement”, c’est pour moi envisager un espace médiatique transfrontalier, à cheval entre deux pays, la France et l’Espagne et plus précisément entre deux territoires voisins, si proches et si différents : la Catalogne et l’Occitanie. De Barcelone à Toulouse en passant par Perpignan, les enjeux et les défis communs sont nombreux – l’adaptation au réchauffement climatique, le manque de ressources en eau, la décarbonation du transport, la lutte contre les violences de genre ou encore les bouleversements que provoque le tourisme de masse.
J’aime pouvoir expliquer ce qui se passe juste au sud de la frontière à un public qui se situe juste au nord. Le journalisme autrement, c’est être journaliste radio, télé et presse écrite des deux côtés de la frontière et avoir plusieurs casquettes : reporter à Barcelone, correspondant en Espagne, journaliste local à Perpignan. En exerçant ce que j’appelle un journalisme transfrontalier, j’ambitionne, à ma petite échelle, d’effacer un peu les frontières et de participer à la construction d’un espace médiatique européen. »
Aziza Nait Sibaha (promo 06), rédactrice en chef chez France 24
« Il y a trois ans, le 8 mars 2021 exactement, j’ai fondé un média numérique dédié au sport féminin dans la région MENA (Moyen-Orient, Afrique du Nord). Ce projet m’a permis de mesurer l’importance croissante des réseaux sociaux en tant que plateforme médiatique à part entière, notamment pour toucher un auditoire jeune et féminin. J’ai également compris le pouvoir de la vidéo en complément de l’écriture traditionnelle, offrant une approche plus vivante et inclusive pour informer un large public.
Ce voyage dans une nouvelle ère du journalisme m’a ouvert les yeux sur les possibilités infinies de narration et d’engagement avec le public, en allant au-delà des médias conventionnels. En repensant les paradigmes traditionnels, les médias peuvent adopter une approche innovante et plus dynamique pour raconter des histoires, démontrant ainsi que le journalisme peut s’épanouir autrement dans l’ère numérique. »
Maud Gangler (promo 08), productrice chez Capa
« Je suis sortie de l’École il y a une quinzaine d’années. Et quelles années ! J’ai raconté, à travers des reportages et des documentaires audiovisuels, les histoires de tant de personnes merveilleuses, engagées, des personnes blessées aussi, en colère, et celles de cyniques, parfois. Le temps passant, tout en gardant les fondamentaux du métier, j’ai moins visé l’exhaustivité que cherché des narrations et des écritures nouvelles. Depuis peu, je suis devenue productrice. Difficile au départ d’abandonner le terrain, mais quel bonheur à l’arrivée de travailler avec des journalistes et réalisateur(rice)s inspiré(e)s et de les accompagner dans des projets si éclectiques. »
Jérôme Lefilliâtre (promo 09), journaliste au service Enquête du Monde
« Je n’ai pas la prétention d’avoir une pratique particulière, et encore moins unique, du journalisme. Je constate néanmoins que beaucoup de professionnels de l’info s’abreuvent désormais à des sources communes, faciles et paresseuses, du genre à réduire le spectre du débat public : quelques réseaux sociaux, quelques chaînes d’info, une poignée de journaux. De quoi oublier des champs majeurs, essentiels et passionnants, complémentaires de l’indispensable écoute et pratique du terrain, de l’irremplaçable reportage : les travaux universitaires, les rapports officiels, les documents publics en open data, etc.
Cela demande plus d’implication, plus de travail, plus d’efforts, mais c’est le coût de la curiosité. C’est aussi le prix à payer si l’on veut faire de belles découvertes et donc trouver des sujets originaux. Je crois que l’évolution numérique de nos sociétés, vers la répétition industrielle du mème et l’Intelligence artificielle, oblige d’autant plus les journalistes à changer de point de vue par rapport à l’opinion du plus grand nombre s’ils veulent continuer à être pertinents. »
Mélissa Bounoua (promo 10), directrice et cofondatrice de la société de production de podcasts Louie Media
« “Autrement”, c’est le mot qui a toujours guidé mon parcours dans le journalisme et les médias puisque, depuis la fin de mes études, les modèles des médias n’ont cessé d’évoluer : il a toujours fallu essayer de penser autrement pour continuer de faire en sorte que les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs nous lisent, nous écoutent, nous voient.
Au milieu des années 2000, quand j’ai débuté, il s’agissait d’inventer un journalisme sur le web, les réseaux sociaux, en direct, à la seconde près. À la fin des années 2000, c’était aussi pour moi découvrir une autre façon de raconter le monde en apprenant le journalisme à l’américaine, un journalisme qui vous emporte dans des récits d’actualité. Et écouter, vivre même, l’évolution du monde en l’écoutant dans des podcasts anglo-saxons qui nous ont poussées, avec mon amie puis associée Charlotte Pudlowski (promo 09), à lancer, en 2017, un média et une boîte de production de podcasts : Louie Media. On aimait l’idée de “faire ressentir le monde” par le son, de créer une émotion pour mieux faire entendre l’information.
Au début de cette année 2024, le New Yorker a publié un article s’interrogeant sur le niveau de préparation des médias à une extinction possible. On y lit que l’activité journalistique seule n’est plus suffisante pour que les rédactions soient viables économiquement. Il faut faire du journalisme à côté de sites de service, d’événements…
Les modèles d’abonnements sont désormais basés sur le soutien. J’aime l’idée que l’on ait sans cesse à se questionner, j’ai aussi choisi ce métier pour ça, douter pour faire autrement. Faire autrement pour continuer à exercer notre métier. »
Danilo Rocha Lima (promo 10), journaliste et fondateur du média Headline
« Le journalisme autrement, c’est tout simplement adapter notre métier, car il ne s’agit plus seulement d’informer, il ne suffit plus de transmettre l’information. À l’heure des fake news, des deep fakes et des mauvais usages de l’Intelligence artificielle, le journalisme autrement doit se traduire par la recherche de la fabrication de contenus adaptés aux besoins de notre audience, sans oublier que cette même audience est assoiffée de contenus de qualité, qui traduisent de la profondeur et de la réflexion. Le journalisme autrement, c’est entreprendre et mettre l’audience et les usagers au centre de nos préoccupations. »
Sharon Aronowicz (promo 21), correspondante vidéo AFP/radio à Tel-Aviv
« Le journalisme autrement, en ce qui me concerne, c’est m’imposer là où je n’étais pas forcément attendue. Je travaille dans un pays où les journalistes vidéo sont en grande majorité des hommes. Quand j’installe ma caméra pour une interview, souvent, on me dit : “Tiens, je n’ai encore jamais été filmé par une femme.” Exister là où cela ne semble pas nécessaire, raconter des histoires qui sont moins “trendy”, vivre là où l’actualité est moins “chaude”, cela m’a permis de créer ma place, de m’imposer doucement et, avec le temps, sûrement. »
Manon de Cabarrus (promo 23), journaliste à la matinale de TF1
« Il me semble essentiel que les journalistes investissent toutes les plateformes. Qu’ils en prennent les codes sans perdre de vue leur éthique : fournir une information vérifiée, rigoureuse et exacte. Les jeunes s’informent peu dans les médias traditionnels, il est important d’aller les chercher là où ils consomment du contenu : sur les réseaux sociaux, où la désinformation pullule. Les journalistes doivent intelligemment les investir, sinon ils perdront la bataille de l’information. »
Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.