Fiction - L’homme de la minute d’après

Fiction - L’homme de la minute d’après

L’intelligence artificielle permettra-t-elle d’identifier l’assassin du président hongrois ? Cette nouvelle inédite, aux airs de polar humoristique, nous permet d’explorer l’une des fonctionnalités de l’IA et de réfléchir aux liens entre journalisme et technologie. 

Par Laura Sibony (promo 16) 

En pleine quête pour identifier l’auteur de l’assassinat. (Illustration : Kevin Deneufchatel)

Dès qu’il franchit la porte de l’avion, il fut ébloui par les flashs. Les photographes mitraillaient, sans hésiter, sans réfléchir, ils feraient le tri plus tard.

Dessailly eut un rictus douloureux, aussitôt immortalisé par une dizaine de caméras, avant de descendre l’escalier et de rejoindre le commissariat, où on lui posa quelques questions d’usage et où on l’on prit ses pellicules. Il les abandonna sans regret. « On vous rappellera au cours de l’enquête », promit un jeune policier. « D’ici là, ne répondez pas aux journalistes, rentrez chez vous, et si vous remarquez quelque chose d’anormal, prévenez-nous. » Il opina : il ne demandait rien de mieux que de rentrer chez lui. 

La plupart des gens deviennent célèbres pour ce qu’ils font. Alexandre Dessailly était, du jour au lendemain, devenu célèbre pour ce qu’il n’avait pas fait. Depuis 30 ans qu’il travaillait comme photoreporter pour L’Époque, il s’était construit un joli réseau, qui lui avait permis d’être le seul journaliste occidental accrédité au palais présidentiel de Budapest le jour de la passation. Il s’y trouvait encore quand avaient retenti les coups de feu. Mais il s’entendait mieux avec les conseillers présidentiels qu’avec la cuisine locale : des problèmes de digestion l’avaient retenu dans un lieu où il n’est pas d’usage d’emporter les appareils photo, à l’instant qui scellait le destin de l’Europe. Il n’avait rien vu. 

Tandis que l’actualité s’emballait, que les États s’entr’accusaient et se menaçaient les uns les autres de représailles toujours plus sanglantes, que les deepfakes et les théories du complot germaient partout sur le web, Dessailly avait été rapatrié. Personne n’avait rien vu venir, évidemment. Le régime ne laissait filtrer aucune information et sans doute, il en cachait : les premiers enquêteurs non gouvernementaux qui purent arriver sur place affirmèrent qu’aucune piste n’était écartée. La seule certitude, c’est que le coup avait été préparé : les caméras de surveillance avaient été désactivées, les vigiles n’avaient rien signalé. Hormis cela, aucun indice. L’attention des médias occidentaux se reporta donc immédiatement sur le seul Français qui était sur place. 

« Avez-vous vu l’assassin ? Pourquoi n’a-t-on pas retrouvé l’arme ? Que faisiez-vous au moment des tirs ? » Dessailly refusa toutes les interviews : il ne tenait pas à devenir la risée du public. Déjà, il croyait entendre des murmures dans son sillage. Ses collègues baissaient la voix quand il s’approchait et le traitaient avec les égards qu’on a pour un malade incurable. On disait aux stagiaires : « C’est Dessailly, celui qui a manqué la photo de l’assassinat. » Lui-même méditait de vagues projets d’exposition sur ces photos qui n’avaient pas été prises, sur toutes ces si précieuses secondes envolées.

Il devint manifeste qu’il ne ferait plus de reportage. Son œil s’était faussé, hanté par l’impossible photo. Il n’était plus guidé par le choix d’un instant, d’un instinct, mais par la peur de laisser passer l’occasion. Convoqué dans le bureau du rédacteur en chef, Dessailly avait sombrement confié : « Même Dieu ne change pas le passé. » Il ne s’était presque pas aperçu de sa discrète mutation au service des
archives. Il triait désormais des photos dans un immense hangar de tôle, au bout du RER C. Des millions de vues s’y entassaient dans des boîtes, qui s’accumulaient sur des rayonnages, qui s’empoussiéraient en murs immobiles et silencieux. On y trouvait encore des chromatographes qui remontaient à la fondation de L’Époque, des planches-contact, des diapositives, des bobines. Dessailly avait tenté le calcul : mis bout à bout, les négatifs auraient fait une ligne de 3 000 kilomètres, soit l’aller-retour de Paris à Budapest. Il ne s’illusionnait pas sur la nature de l’émotion qu’il ressentait, seul dans cette nécropole d’images : il se sentait à sa place, parmi toutes ces possibilités sans avenir.

À l’extérieur, le monde s’affolait. L’OTAN se divisait sur la question de la responsabilité de l’attentat : la France, l’Allemagne, l’Angleterre plaidaient pour une riposte immédiate contre le gouvernement russe. La Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, quelques autres criaient au coup d’État national et voulaient laisser la Hongrie gérer ses propres problèmes. Deux généraux baltes s’affrontèrent en duel, en plein jour, dans un parc de Bruxelles. Les télévisions brandissaient des archives de la Première Guerre mondiale et tentaient d’expliquer comment l’assassinat d’un obscur archiduc austro-hongrois par un nationaliste serbe, près d’un siècle auparavant, avait mené à l’effondrement d’une civilisation. Les analystes en tiraient les conclusions les plus absurdes. Les États-Unis ne se prononçaient pas. La Hongrie ne dévoilait aucune information. Les complotistes ne savaient plus quelles histoires de prophéties ou de résurrection inventer.

« C’est tout ? »

La data scientist envoyée par la police judiciaire se tourna vers Dessailly. Sur l’écran, son dossier de Budapest s’affichait. Le reporter regardait avec gêne ces clichés inutiles. 

« Je travaille à l’ancienne. J’ai appris le métier à l’époque des 110, il fallait faire attention à ne pas gâcher la pellicule. Ça force à voir, même : à regarder. Aujourd’hui, on photographie d’abord, on voit après. Et encore, pas toujours. » Il admit, avec un geste du menton vers l’écran : « Enfin bien sûr, je suis passé au numérique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on doit mitrailler à tout-va. D’ailleurs, c’est pareil pour l’info. On publie d’abord, on vérifie après. Ça va trop vite, trop… Ça va trop. » Il conclut sur le rictus douloureux devenu chez lui une habitude.

L’ingénieure hocha la tête. Dessailly s’était mépris sur le sens de sa question. En data science non plus, il n’y a pas que la quantité de données qui compte. Elle avait rapidement jugé le reporter : serviable, mais sans volonté, intelligent avec une tendance à complexifier les choses les plus simples, démodé par posture plus que par réelle conviction. Dans sa voix, voilée quoiqu’ils soient seuls, dans la manière dont il l’avait accueillie, dans l’air dépité avec lequel il avait présenté le hangar, dans toute sa manière d’être, on sentait un ressort brisé. Michaëla luttait contre une compassion déplacée : il devait se croire démocrate, humaniste, de gauche même ! Et on lui reprochait de n’avoir pas traqué les derniers instants d’un homme, de n’avoir pas épinglé ce cliché parmi d’autres insectes colorés et fuyants. 

Elle opta pour la pédagogie. La lueur de l’écran se reflétait sur le verre de ses lunettes, dans la pénombre du hangar, et faisait espérer de ces histoires effrayantes qu’on se raconte à la lumière d’une lampe-torche.

« C’est simple : la police n’a pas trouvé d’élément probant qui désigne le tueur. Mais on a ici environ 400 photos ; ensemble, on va peut-être réussir à faire des croisements. Quand on doit donner du sens à de grandes bases de données, on utilise l’apprentissage machine. Je dis souvent : ça sert à trouver ce qu’on cherche, quand on ne sait pas ce qu’on cherche. »

Dessailly fronça les sourcils. 

« Je ne vous suis pas très bien…

– Je veux dire : quand vous avez besoin d’une information, d’une réponse… Si on sait déjà ce qu’on veut trouver, pourquoi le chercher ? Et si on ne sait pas, comment savoir qu’on l’aura trouvé ? » Elle réprima un sourire moqueur. « Vous sauriez reconnaître le visage d’un ami entre mille, non ? 

– Oui, bien sûr.

– Et pourtant, c’est à peine si vous sauriez le décrire. Écartement des yeux, forme du visage… Vous n’en connaissez pas l’algorithme. Je veux dire : vous n’en avez pas la formule. Mais vous le reconnaissez par comparaison avec des milliers et des milliers d’autres visages que vous avez vus dans votre vie. Ça, c’est la manière dont fonctionne l’apprentissage machine : comme l’apprentissage humain, par recherche, non pas de ce qu’on veut trouver puisqu’on ne le sait pas précisément, mais – excusez l’anglais – par recherche de pattern. On cherche des similarités, des séries qui se répètent. Tenez, s’il y avait un tigre entre ces rayonnages… » Tous deux se tournèrent vers les rangées d’étagères faiblement éclairées. 

« Un tigre ?

– Oui. S’il y avait un tigre, vous sauriez le dire immédiatement, parce que vous auriez reconnu un ensemble distinct de formes et de couleurs. C’est grâce à ça que nos lointains ancêtres n’ont pas été dévorés par des tigres aux temps préhistoriques. Et c’est ce qui nous aide à classer des images. »

Elle ressemblait à sa fille, cette petite. Un peu plus âgée, quand même, et plus sérieuse. Mais elle parlait avec la même chaleur passionnée, comme si ces histoires de tigres et de formes qui se répètent étaient devenues une question de vie ou de mort. Elle croyait à ce qu’elle racontait, en tout cas, et poursuivait sans se décourager : 

« … donc de deux choses l’une : on peut faire de l’apprentissage non supervisé, partir des données brutes et voir si on trouve des liens. Mais comme en l’occurrence on cherche plutôt les anomalies, je pencherais pour du supervisé. » Elle parcourut l’immense hangar du regard. « De toute façon, vous avez l’habitude de classer des images ? Il s’agira juste d’annoter les visages des gens que vous reconnaissez. C’est ce que fait Google Photos, vous voyez ? Et le truc de l’iPhone aussi. Vous identifiez trois photos de votre nièce, pour apprendre à la machine à faire le lien entre son visage et son nom, et ça la retrouve sur toutes les photos, même les nouvelles que vous prenez. Quand on entraîne en premier lieu la machine à tracer un lien entre une forme et un nom (entre un pattern et un label, dans le jargon), ça s’appelle de l’apprentissage supervisé. » 

« Il ne manque plus que l’interrogation écrite », songea Dessailly. Il rêvait aux grands fauves qui se promenaient peut-être, souplement, entre les rayonnages, aux reflets de l’écran sur des canines aiguisées et aux yeux jaunes qui les épiaient depuis les coins obscurs. Un bruit de touches le ramena à la réalité. « Données brutes, non supervisé ; données labellisées, supervisé », récita-t-il, mécaniquement. « Bien compris. Mais à quoi ça sert ?

– À quoi ça sert ? Oh, à beaucoup de choses… En reconnaissance d’images, ça peut servir à identifier des tumeurs sur des radiographies, par exemple, des piétons sur une route pour les voitures autonomes… Ça permet de reconnaître votre visage pour déverrouiller votre téléphone, aussi. Ou de pointer les citoyens qui ne respectent pas le code de la route, en Chine. On peut tout imaginer. Le meilleur comme le pire. 

Dessailly eut un geste las. Ça finissait par être injuste, cette supériorité de la machine en tout. Déjà, depuis sa photo manquée, il ne se sentait plus utile à grand-chose, mais même au milieu de vieux négatifs poussiéreux, on venait lui prouver qu’un tas de processeurs serait plus efficace. 

« Très bien, admit-il. Bon, faisons du supervisé alors. Comment puis-je aider ? »

Sa voix dut laisser percer plus de tristesse qu’il ne voulait, parce que la data scientist leva vers lui un regard interrogateur. Elle répondit prudemment : « Il suffirait d’annoter les visages que vous reconnaissez, pour commencer. Nous pouvons le faire ensemble. » 

Ce n’était guère compliqué, finalement, l’intelligence artificielle. Il lui avait suffi de dire quelques noms, de pointer les visages qu’il reconnaissait, de nommer arbitrairement les autres, et en quelques minutes les 400 photos de sa carte mémoire avaient été organisées en clusters où se croisaient les apparitions de chaque invité de la fatale soirée. Un diplomate aurait été fasciné : on voyait se regrouper, autour du président, les gens qui l’avaient côtoyé ce soir-là, un cercle se former autour de la conseillère aux Affaires étrangères, qui d’ailleurs, recoupait en de nombreux endroits le cluster présidentiel, et une photo à part. 

« C’est lui ? »

Michaëla cliqua sur la photo sans répondre. On n’y voyait qu’un superbe buffet et, à côté, dans un coin, un peu flou, un homme aux cheveux noirs qui n’apparaissait sur aucun des autres clichés. Il était de profil, penché en avant comme un homme pressé arrêté en plein mouvement, un objet brillant à la main et un gros sac à l’épaule. On distinguait mal son visage, sous les mèches qui lui barraient le front. Michaëla s’approcha de l’écran.

Dans toute sa carrière de data scientist, elle ne s’était jamais sentie aussi puissante. Elle tenait sous ses doigts, à portée de clic, l’homme qui avait changé le cours du monde. La silhouette du Destin, celle que personne n’avait pu fixer à côté de l’archiduc, ou derrière Kennedy, elle venait de la retrouver.  Un peu floue, certes, méconnaissable, mais par là même, d’autant plus terrible. Et cet objet brillant, dans sa main… C’était la Mort sur pellicule. 

« Eh bien ? » demanda le reporter, de sa voix toujours aussi blasée. 

La gorge sèche, elle put seulement articuler : « Là… 

– Oui, et ? 

– Mais enfin, derrière le buffet, là… Cet homme n’apparaît sur aucune autre photo. »

Il la regarda étrangement. Elle était toujours aussi sérieuse.

La lumière bleue donnait à ses lunettes des reflets d’acier, dans la pénombre. Dessailly comprit cette fois le malentendu, mais il la laissa savourer sa minute d’épiphanie, celle qu’il n’avait pas eue, la minute où l’on sent qu’on n’a pas vécu en vain. Il attendit qu’elle saisisse son téléphone, sans doute pour prévenir Interpol, avant de lui poser doucement la main sur l’épaule. Il nota de son air le plus détaché, comme si cela n’avait aucune importance :

« Oui, on ne voit jamais le photographe. Ce sera toujours le cluster à part, en quelque sorte. Un beau symbole : j’ai été piégé par mon reflet dans une vitre, un peu flou d’ailleurs, avec le flash. La photo est ratée, ça arrive. Enfin : c’est ce qu’on appelle un biais, je crois ? ».


L’auteure

 

Laura Sibony (Crédits : J.F-Paga / Graasset)

Diplômée de Sciences Po (promo 16), de la Sorbonne et de HEC, Laura Sibony a travaillé pour Google Arts & Culture avant d’enseigner les bases de l’intelligence artificielle à HEC et en entreprise.

Elle est notamment l’auteure de L’École de la Parole (Hachette, 2020) et de Bien parler en public (Marabout, 2022). Fantasia est son premier ouvrage sur l’intelligence artificielle.

 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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