Adeline Bertin, la conteuse de vies ordinaires
Après avoir été journaliste pendant près de 10 ans, Adeline Bertin (promo 13) est devenue biographe. Elle ne raconte pas la vie de célébrités ou de figures historiques, mais recueille le témoignage de particuliers ou d’entreprises qui veulent laisser une trace de leur parcours. Un métier original et peu connu dont elle explique les contours dans cet entretien.
Propos recueillis par Zoë Foures et Maïna Marjany
Vous êtes diplômée de l’École de Journalisme de Sciences Po et avez exercé la profession de journaliste pendant une dizaine d’années. Qu’est-ce qui vous a amenée à envisager une reconversion professionnelle ?
Je vois mon métier de biographe comme le prolongement de celui de journaliste. Pour moi, c’est une nouvelle modalité qui me permet de placer l’humain au cœur de mon travail, avant même le besoin d’informer.
Après mes études à l’École de Journalisme de Sciences Po (diplômée en 2013), réalisées en partie en apprentissage, j’ai intégré Ouest-France, grand quotidien d’information régional. J’y ai travaillé pour les services nationaux et internationaux, à Rennes, puis dans des rédactions locales, en Bretagne et Normandie. Ces fonctions me permettaient déjà de rencontrer des personnes différentes chaque jour, et de raconter leurs histoires. Mes responsabilités ont vite grandi. Au moment de mon départ, j’étais adjointe d’un chef de rédaction départementale.
J’ai quitté le journal, en 2018, pour voyager, prendre du recul. La place que je pouvais accorder à l’humain dans mes fonctions se réduisait de plus en plus. Cela m’éloignait de ce qui me donnait de l’élan et du plaisir. À mon retour de voyage, en 2019, j’ai réalisé un bilan de compétences et c’est à cette faveur que j’ai rencontré des biographes qui m’ont fait découvrir leur métier.
C’est comme cela que j’ai commencé à envisager une reconversion professionnelle. J’avais vraiment le désir de donner plus de place aux rencontres et à l’écriture. Le tout, sur un temps long.
Comment vous êtes-vous lancée ? Une biographie sur laquelle vous avez travaillé vous a-t-elle particulièrement marquée ?
J’ai commencé à réaliser ma toute première biographie, fin 2019. La grand-mère de mon mari allait fêter ses 90 ans et ses petits-enfants avaient très envie de mieux connaître sa vie. Sa première réaction, quand je lui ai parlé de son autobiographie, a été désarmante : « Qu’est-ce que tu veux savoir ? » Je me souviens avoir répondu, dans un sourire : « Tout ». Un brin sceptique, elle m’a fait confiance. Mon mari m’a accompagnée lors du tout premier entretien. Et elle a commencé à raconter : sa naissance, l’école, la famille, la vie et le travail à la ferme dans l’entre-deux-guerres, les amis, le mariage, les enfants, le travail… La trajectoire d’une vie.
Au fil des entrevues, les souvenirs sont remontés. Nous avons ainsi discuté deux à trois heures, pendant trois entretiens. J’ai ensuite retranscrit ces échanges, soigneusement enregistrés, puis réécrit la matière, structuré le récit et mis en page un beau petit livre d’une soixantaine de pages, illustré de photos. L’émotion a été très forte quand elle l’a reçu. Encore aujourd’hui, elle le relit régulièrement et partage de nouveaux souvenirs avec ses petits-enfants. Pour la famille, c’est plus facile de lui poser des questions sur sa « vie d’avant ».
J’ai été très touchée par ce projet. À ce moment-là, j’avais repris un travail de journaliste d’entreprise et cultivais cette passion en parallèle. Puis, j’ai intégré le service communication d’une association à Angers. J’ai quitté ce poste au bout de deux ans, en décembre 2023, pour me consacrer entièrement à mon nouveau métier de biographe.
J’aime beaucoup raconter l’histoire de ma toute première biographie car, de journaliste sûre de moi, je me suis découverte biographe, sûre des autres et du trésor que valent leurs histoires pour leurs familles. À tous les points de vue, cette expérience m’a faite grandir.
Quelles sont les missions concrètes d’un(e) biographe ?
En tant que biographe, je raconte la vie de particuliers et de professionnels qui veulent laisser une trace, soit à leur famille, soit à leur équipes. Il s’agit, dans un premier temps, de faire connaissance et d’en savoir plus sur le projet. Quelle est son origine, son objectif : est-ce pour transmettre, témoigner, à l’occasion d’un anniversaire ou d’un événement important ? À qui est-il destiné : est-ce au cercle proche, au grand public, à ses clients ou collaborateurs ? En fonction des réponses, nous identifions les événements et périodes marquants pour dégager des lignes fortes. Cela permet d’élaborer un plan, ligne directrice des entretiens à venir.
Une fois ce cadre posé, un contrat est signé. Les entretiens peuvent commencer. À titre d’exemple, il faut compter une dizaine d’heures d’échange pour la réalisation d’une biographie familiale, de la naissance à aujourd’hui. À la suite de ces entretiens, je retranscris, écris et réécris. Je cisèle les souvenirs et mets en récit l’histoire. Avoir été journaliste est très précieux pour mener à bien cette étape, pour sélectionner les informations, hiérarchiser et structurer le propos. L’idée est de donner à entendre la personne qui se raconte, de façon authentique et fluide. Le récit s’écrit le plus souvent au « je », mais ce n’est pas une obligation. Une fois le texte relu, corrigé et validé, je m’attèle à sa mise en page avec ou sans photos. La personne reçoit son livre directement chez elle.
Nous connaissons tous les biographies consacrées aux personnalités politiques, artistiques, historiques… Mais nous savons moins que nous ne sommes pas obligés d’être célèbres pour voir ses mémoires écrites et conservées dans un livre !
Que pensez-vous apporter d’innovant à ce métier ?
Ce que j’essaie d’apporter de nouveau, c’est de la visibilité à ce beau métier. Je suis convaincue qu’il est essentiel de conserver les mémoires individuelles, qui témoignent de notre mémoire collective. Dans les grands événements historiques, elles témoignent du quotidien. Des lieux, des métiers, des objets, des traditions, des chansons renaissent.
Avant, les histoires se contaient de génération en génération. Cette tradition orale, du fait des changements récents de nos modes de vie, s’est perdue. Les paroles s’envolent, mais les écrits restent. À l’heure où les familles vivent recomposées ou à distance, où les entreprises cherchent à fédérer autour d’un récit commun, déposer sa trajectoire de vie dans un livre, écrin durable, est un cadeau très précieux à se faire à soi et à ses proches.
« Pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autres vies, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous », écrit Simone Weil dans L’Enracinement.
Vous travaillez à la fois pour des particuliers et des professionnels. Le processus change-t-il beaucoup en fonction du type de clients ?
Si la méthode ne change pas (entretiens, écriture, mise en page, impression), l’approche et le résultat peuvent différer. Une biographie peut s’écrire à une ou à deux voix, une personne ou un couple. Elle peut retracer une vie entière, une partie de vie, ou bien se fixer sur un événement, comme un mariage, une naissance, un voyage, la transmission d’un savoir-faire. Elle est initiée par le narrateur lui-même ou par un commanditaire, le plus souvent la famille ou le cercle proche.
Pour les professionnels, l’ouvrage se construit là aussi sur-mesure, à l’occasion d’un anniversaire de création, d’une reprise, d’une passation ou de la consolidation d’une aventure professionnelle en croissance. Que ces professionnels soient des entreprises, collectivités ou associations, l’accent est mis sur la narration d’une belle histoire collective. Cette histoire est nourrie des portraits et interviews du dirigeant, président, fondateur, des collaborateurs, clients et partenaires.
Comment établissez-vous une relation de confiance avec vos sujets pour qu’ils se confient de manière profonde lorsque vous travaillez sur leur biographie ?
Nous passons du temps ensemble. Je demande au narrateur de me raconter son projet, ses envies, et réponds à toutes ses interrogations. Nous parlons concrètement de son livre, de ce à quoi il pourrait ressembler, de ce qu’il a envie de dire, à qui et pourquoi. Je lui montre des exemples de réalisations. Cela me permet de développer, au fur et à mesure, une compréhension fine de ses motivations, de ses peurs, souhaits et attentes.
Dans les entretiens, je l’écoute attentivement et l’accompagne, en toute confidentialité. J’exerce une présence active et une oreille attentive. Si besoin, je le relance et l’amène à parler, anecdotes et illustrations à l’appui, des différents chapitres de sa vie. Quand c’est nécessaire, j’écourte et ramène l’entretien sur les rails, en toute bienveillance. Si le narrateur rencontre des difficultés à évoquer certains moments difficiles de son passé, une personne proche, famille ou ami, peut être présente pour le soutenir et l’aider.
À la suite des entretiens, nous restons en lien très régulièrement. Le narrateur relit le premier chapitre pour s’assurer que cela correspond à ses attentes. Je poursuis l’écriture. Deux nouveaux allers-retours sont effectués avant l’impression des livres.
Est-il possible de vivre facilement de ce métier ?
C’est variable. Pour en vivre, certains biographes diversifient leurs sources de revenu (rédaction web, journalisme, ateliers d’écriture, écrivain public…) quand d’autres en vivent pleinement. Certains exercent au sein d’association. Enfin, une petite partie se consacre aux biographies hospitalières. C’est très difficile d’avoir une idée exacte du nombre de biographes en France et, par le fait, de leur situation. Ce qui est certain, c’est que la très grande majorité d’entre eux sont arrivés à ce métier après une reconversion. J’ai pour ma part suivi une formation de cinq semaines auprès d’une biographe, installée depuis cinq ans.
Comment voyez-vous l'avenir de votre métier à l'ère numérique où l'accès à l'information est plus facile que jamais ?
Je pense que l’humain aura toujours besoin de raconter son histoire et d’entrer en relation pour la transmettre. De mon point de vue, le numérique permet une accumulation phénoménale, et inégalable, d’informations dans tous les domaines, même les plus pointus, le tout avec un accès démocratisé. Posséder dans sa poche tous nos albums photos stockés au chaud dans un drive, disponibles partout et à toute heure, sur tous les supports, est tout à fait incroyable ! Néanmoins, ces données manquent de contexte. Qu’en feront nos enfants ? Il faut s’imaginer en train de parcourir les albums de famille sans légendes : c’est touchant, mais le sentiment se démultiplie à partir du moment où leur écriture apparaît pour expliquer la scène, nommer les protagonistes, ou qu’on les entend nous raconter leurs souvenirs.
Pour moi, le besoin restera de faire appel à un professionnel pour recueillir les souvenirs, faire le tri, hiérarchiser et les mettre en récit. Je pense même qu’à mesure que s’accélèrent les innovations technologiques s’accroît ce besoin d’intervention humaine. Par ailleurs, le livre, qui peut sembler à contre-courant, présente le gros avantage d’être un bel objet durable. Le plus vieux livre du monde a près de 4000 ans ! Il traverse les siècles, résiste au temps qui passe et poursuit ainsi sa mission de transmission, de génération en génération.
Pour découvrir le travail d’Adeline Bertin, rendez-vous ici.