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Pouvons-nous à la fois atteindre la sécurité alimentaire et assurer la transition agro-climatique ?

Nous nourrir tous, sainement et à prix abordables, garantir notre souveraineté alimentaire, préserver les écosystèmes… autant d’injonctions paradoxales qui viennent peser sur nos agriculteurs. À quelques semaines des élections européennes, l’enjeu de l’agriculture est d’autant plus crucial. Est-il vraiment possible d’atteindre la transition agroécologique tout en renforçant la sécurité alimentaire ? Trois experts nous répondent.

Conférence modérée par Émilie Fontanel et Miren Isasi
Propos recueillis par Zoë Foures

Le 29 janvier 2024, vue de l'autoroute A15 près de Paris, où la manifestation des agriculteurs est bloquée par la police. (Crédits : Franck Legros / Shutterstock)

Dans un monde où les défis environnementaux et climatiques se font de plus en plus pressants, la question de l'agriculture se trouve au cœur des préoccupations. Lors d'une récente conférence organisée par le groupe Environnement et développement durable de Sciences Po Alumni, l’Association des Anciens élèves du MBA de Sciences Po et le MIT Club de France, trois experts du monde agricole ont échangé autour des interrogations cruciales sur la façon dont nous envisageons la production alimentaire et son impact sur l'environnement.

Au centre des débats : la tension entre les exigences croissantes en matière de respect de l'environnement et les contraintes financières des agriculteurs, déjà fragilisés par des marges réduites. Les intervenants ont également clarifié les différences entre agriculture biologique et agroécologie ; alors que les deux approches visent à réduire l'impact environnemental de l'agriculture, elles présentent des nuances et des défis différents.

Enfin, l'importance des prochaines élections européennes dans le débat sur l'agriculture a été soulignée. Les politiques agricoles de l'Union européenne peuvent jouer un rôle crucial dans la promotion de pratiques agricoles respectueuses de l'environnement et dans la transition vers une alimentation plus durable. Les défis sont nombreux, mais ils nécessitent une action concertée et des politiques adaptées pour assurer un avenir durable pour notre système alimentaire.


Les intervenants :

Christian de Perthuis : Professeur d’économie à l'Université Paris Dauphine et fondateur de la Chaire Économie du Climat, Christian de Perthuis a dirigé la mission Climat de la Caisse des Dépôts et passé une partie de sa carrière dans le secteur agricole. Depuis 2004, ses recherches portent sur l’économie du changement climatique. Il est notamment engagé dans l’ONG Agrisud pour le développement agricole dans les pays en développement.

Benoît Biteau : Ingénieur agronome et spécialiste de génétique, Benoît Biteau devient paysan à 40 ans sur une structure agricole intensive qu’il convertit à l’agroécologie avec succès, et qui lui vaut l’obtention du Trophée National de l’Agriculture Durable en 2009. Il est député européen depuis 2019, où il fait partie de la Commission de l’Agriculture et est le premier Vice-Président de la commission Pêche et Développement. Il est actuellement 6e sur la liste d’Europe Écologie Les Verts pour les prochaines élections européennes. 

Pierre Rayé : Ancien directeur général de la Confédération générale des planteurs de betteraves, Pierre Rayé a également participé au développement des marchés de l’énergie chez Power Next et a été stratégiste sur le marché agricole pour le milieu des coopératives du vivant. Il est désormais Directeur de France Carbon Agri, où il accompagne près de 3 000 agriculteurs dans leur démarche de réduction d’empreinte carbone.


La sécurité alimentaire, un numéro d’équilibriste

Christian de Perthuis : Interrogeons-nous, tout d’abord, sur ce qu’est la sécurité alimentaire ? D’après la FAO, un peu moins de 750 millions de personnes dans le monde n'ont aujourd’hui pas accès à la nourriture et sont en situation de faim. Des progrès importants ont été faits pour réduire la faim dans le monde jusqu'au milieu des années 90, puis il y a eu un arrêt des progrès et la faim s’est mise à stagner. Depuis, 150 millions de personnes supplémentaires ont été répertoriées comme tel.

À cette insécurité alimentaire provenant de l'insuffisance d’accès à la nourriture pour une partie de la population, vient se greffer un deuxième volet, que l’on appelle couramment la malbouffe. Ce problème sanitaire croissant est lié à un dysfonctionnement manifeste de nos systèmes alimentaires. Par conséquent, un nombre croissant d'habitants sont victimes de maladies parce qu'ils mangent trop ou parce qu'ils mangent mal. Il faut donc à la fois régler des problèmes de faim et des problèmes de surabondance de l’alimentation ! Et ce n'est pas qu'un problème de pays riches : en Inde, par exemple, environ 180 millions de personnes n'ont pas d’accès à l'alimentation et 250 millions sont en situation de diabète ou d’autres maladies liées à la malbouffe.

Alors, comment peut-on imaginer restaurer la sécurité alimentaire ? Faut-il reproduire les schémas passés ? Nos formes actuelles de systèmes agricoles mécanisent, chimisent, homogénéisent, standardisent le matériel génétique. Un mode de fonctionnement généralement sélectionné pour des objectifs de rendement immédiat, dans une vision globale de contrôle du milieu naturel pour générer des quantités de produits agricoles et d'alimentation. Mais on voit bien que ce système s'essouffle, car il travaille contre la capacité de régénération du système naturel. Et cet essoufflement est accentué et aggravé par les contraintes du réchauffement climatique. Donc la transition agro-climatique a un volet extrêmement important car l’ultra-consommation des pays développés, y compris leurs modes de consommation alimentaire qui comportent trop de produits hyper transformés et issus des bases des ruminants, n’est pas compatible avec la transition énergétique.

Néanmoins, la sécurité alimentaire passe aussi évidemment par des échanges, mais d’autres règles d’échange avec de nouvelles modalités sont nécessaires. Et la sécurité alimentaire ne repose pas que sur une méthode de production agricole, mais aussi sur toute une chaîne de production, de transformation, de stockage et d'échange.

Pierre Rayé : La question est de savoir comment réussir à mener les deux problématiques de front, parce qu'il faut se nourrir et en même temps prendre soin de notre environnement.

Benoît Biteau : Et ce n’est effectivement pas une question d’insuffisance de production à l'échelon planétaire. La disponibilité existe ! La sécurité alimentaire convoque d'autres dimensions : celle du partage, de l'accès, de la faculté à payer la facture alimentaire. Cargyll, la plus grande entreprise agroalimentaire inscrite, qui existe depuis 125 ans, n'a jamais fait autant de profits qu'en 2022 et en 2023. Dans notre analyse, il faut intégrer le cynisme de ces gens-là et préciser que nous ne sommes pas sur une dimension quantitative, mais sur un problème de partage et d'accès à la nourriture. La souveraineté alimentaire garantit l'accès à l'alimentation à tous, quelle que soit la zone dans laquelle on a pu naître ou celle dans laquelle on peut vivre.

Accompagner les agriculteurs dans la résilience face aux impacts du changement climatique

Christian de Perthuis : Selon moi, un aspect crucial réside dans la nécessité de sensibiliser les agriculteurs à la résilience face aux conséquences du changement climatique. Souvent, lorsqu'on aborde la transition agroécologique, on envisage la réduction des émissions de gaz à effet de serre et les contraintes associées. Cependant, je soutiens que le principal moteur de cette transition est d’informer les agriculteurs sur les impacts inévitables du réchauffement climatique, qui s'intensifieront dans les décennies à venir en raison de l'accumulation de gaz à effet de serre, afin de les convaincre de la nécessité d’une transition agroécologique. Les méthodes agronomiques visant à améliorer cette résilience sont également celles qui réduisent l'empreinte carbone des systèmes de production, tant en termes d'émissions que de capacité de stockage. Ainsi, la priorité est la résilience face à ces changements climatiques.

Pierre Rayé : Permettez-moi de partager une expérience concrète concernant notre travail quotidien, axé sur l'accompagnement de la transition agroécologique des agriculteurs, en répondant à deux défis majeurs : sécuriser leurs prises de risques techniques et faciliter le financement de leur transition.

Cette initiative découle d'une volonté politique, initiée après les accords de Paris et la mise en place de la stratégie nationale bas carbone, qui vise à réduire nos émissions de moitié et à doubler le stockage de carbone dans les sols. Le label bas carbone a été lancé par le ministère de l'Environnement pour accompagner et évaluer les changements pratiques dans les secteurs à émissions diffuses, en commençant par l'élevage en France en raison de ses défis spécifiques liés au méthane. Nous avons déployé des outils de conseil et des mesures pour accompagner les agriculteurs dans des projets de transition sur une période de cinq ans. La transition agricole est un processus multifactoriel, impliquant plusieurs leviers. En se concentrant sur l'élevage, nous abordons des aspects tels que la gestion du troupeau, l'âge au premier vêlage, la rotation des pâturages et l'alimentation. Notre approche vise à travailler sur un projet global d'exploitation pour enclencher la transition.

Nous avons constaté une réelle volonté et un intérêt croissant des agriculteurs pour cette démarche, avec un nombre croissant d'adhésions chaque année. Bien que cela puisse sembler difficile, notre expérience démontre le contraire. Nous avons initialement mobilisé 300 agriculteurs, puis rapidement 900 et, l'année dernière, 500 autres ont rejoint la démarche. Cependant, il existe des obstacles auxquels nous devons répondre. Notre objectif est de développer un écosystème solide d'accompagnement, en évoluant pour intégrer les enjeux environnementaux et en favorisant une transition progressive vers des pratiques plus durables de régénération agricole.

Pour ce qui est du financement, certains projets nécessitent un investissement initial, mais l’objectif ultime reste de rendre les exploitations plus résilientes face aux changements climatiques et aux évolutions des marchés. Être petit agriculteur est un métier complexe, marqué par de nombreuses incertitudes. Gérer efficacement les investissements et le développement de son exploitation dans un tel environnement incertain représente un défi de taille et il est crucial d'accélérer l'innovation au sein des exploitations pour embrasser pleinement ces transitions. Outre les financements publics ciblés, il faut comprendre pourquoi les entreprises s'engagent auprès des agriculteurs. Il existe évidemment des obligations réglementaires, mais également un intérêt croissant des entreprises à contribuer à la transition des territoires. Certaines entreprises souhaitent investir dans leur chaîne de valeur car elles remarquent un système qui se met en place, de comptabilité carbone et d’obligations à s’inscrire dans des trajectoires de décarbonation. Nous avons besoin de normes partagées pour accélérer ces capacités de financement. Un autre défi est d'impliquer le consommateur dans le financement et l’élaboration de cette transition. Enfin, il est essentiel de réunir différents financeurs et parties prenantes pour accompagner ces projets de transition, qu'il s'agisse de la restauration collective ou de la collaboration avec différentes filières.

Benoît Biteau : Il existe des clichés selon lesquels engager la transition agroécologique met en péril la viabilité économique des exploitations, nécessite un temps considérable, voire n'est pas réalisable. Cependant, mon expérience personnelle en tant qu'agriculteur démontre le contraire. Il est nécessaire d'opérer un changement radical et simultané pour obtenir rapidement des solutions agroécologiques efficaces, à la fois pour le climat, la biodiversité et la souveraineté alimentaire. L’élevage est un exemple pertinent. Dans ma propre expérience, une transition vers des pratiques d'élevage écologiques s'est avérée fructueuse : l’élevage basé sur des races locales et un système herbager a été non seulement bénéfique pour l'environnement mais aussi économiquement viable, avec une empreinte carbone négative. Il est crucial de reconnaître la diversité des modèles d'élevage et leur contribution potentielle dans cette transition vers une agriculture plus durable et respectueuse de l’environnement et de la santé des consommateurs.

Le bio vs. l’agroécologie : deux manières de faire

Benoît Biteau : Il faut reconnaître que l’agriculture joue un rôle clé dans la lutte contre le changement climatique, la préservation de la biodiversité, et la promotion de la santé. Le stockage du carbone, mentionné précédemment par Pierre, revêt une importance capitale. Étant donné que l’agriculture occupe une grande partie de nos terres, elle doit être mobilisée pour séquestrer le carbone. Cette démarche implique d'adopter des pratiques agronomiques favorables à la fertilité des sols, ce qui permettra de réduire la dépendance aux pesticides et aux engrais synthétiques. Nous entrons ainsi dans un cercle vertueux où les actions entreprises sont bénéfiques tant pour l’environnement que pour la sécurité alimentaire.

Le bio n’a délibérément pas été mentionné dans cette discussion, bien que je sois certifié en agriculture biologique. Cependant, je crois fermement que l'agroécologie est la voie à suivre, même pour l’agriculture biologique. Le cahier des charges du bio offre des garanties incontestables : l’absence d'engrais et de pesticides de synthèse, le refus des OGM, et le respect du bien-être animal. Chaque fois que vous repérez le logo AB, vous avez l’assurance de ces critères de qualité, rigoureusement contrôlés. Cependant, se limiter à respecter ces exigences ne garantit pas nécessairement une approche agroécologique. Lorsque je suis devenu agriculteur, mon objectif n'était pas seulement d'obtenir la certification AB, mais plutôt de m’engager dans un cheminement agroécologique, fondé sur les principes de l’agronomie. Dans cette perspective, la certification biologique découle naturellement de cette approche, en contribuant simultanément à la lutte contre le changement climatique, à la préservation de la biodiversité, à la promotion de la santé, à la souveraineté alimentaire, et surtout, à l’amélioration du revenu des agriculteurs. Ainsi, je suis convaincu qu’il est important de ne pas réduire le débat à la simple question du bio, mais plutôt de reconnaître que c'est l’agroécologie qui conduit à la certification de l’agriculture biologique. Cette distinction subtile mérite d’être clarifiée.

Christian de Perthuis : Non seulement je suis d'accord, mais je pense que c'est assez contreproductif d’assimiler automatiquement l’agroécologie au bio. Cette confusion est encore plus problématique dans les régions du Sud. Nous développons des projets d’agroécologie au Sénégal, au Cambodge, et essayons de vendre l’idée du bio aux petits agriculteurs. Dans certains cas, notamment au Maroc, les normes bio, conçues en milieu urbain et pour le milieu urbain, excluent les petits agriculteurs des circuits de commercialisation, car ils ne peuvent pas répondre aux critères exigés. Il est donc crucial de faire très attention à ne pas confondre bio et agroécologie. Comme l’a souligné Benoît Biteau, les systèmes agricoles que nous avons développés vont à l'encontre de la régénération de l'environnement naturel et appauvrissent les sols.

Mais pour être honnête, nous voyons venir depuis deux ans et demi la crise de l'agriculture biologique. Et qu’avons-nous fait à ce sujet ? Si nous voulons réellement intégrer dans une logique territoriale des systèmes agricoles offrant bien plus que de simples produits agricoles, il est évident que nous devons rémunérer les services écosystémiques. Par conséquent, il est impératif de revoir complètement le système de tarification. Les mécanismes de compensation sont une partie de la solution, mais ils ne seront pas suffisants pour passer à grande échelle.

L’enjeu des prochaines élections européennes sur les thématiques d’agriculture

Pierre Rayé : Depuis plusieurs années maintenant, l’Union européenne a mis en place un système de quotas d’émissions pour accompagner la décarbonation des grands émetteurs. Cependant, les secteurs diffus ont souvent été négligés. Comme l’a souligné Christian, l’agriculture représente environ un quart, voire un tiers si l’on inclut l'alimentation, des émissions totales en France, soit environ 20 %. Ainsi, en instaurant le label bas carbone, l’objectif était de développer des méthodes dans divers secteurs pour initier des projets de transition, lesquels seraient ensuite financés par le biais de crédits carbone volontaires, d’entreprises qui souhaitent soutenir ces initiatives de transition.

Christian de Perthuis : Je ne connais pas les détails de la loi nature, mais je pense qu’elle est en deçà des attentes. Toutefois, avoir quelque chose est mieux que rien. Je suis assez inquiet des prochaines élections européennes. Nous avons eu un Parlement et une législature précédente plutôt inattendus, avec une Commission européenne assez inhabituelle, qui ont fortement soutenu le Pacte Vert, une initiative majeure. Nous avons réalisé des avancées remarquables, comme la réforme du système des quotas, que nous n'aurions jamais pu obtenir au niveau national. Cependant, je crains un potentiel rétropédalage lors de la prochaine législature. Nous ne sommes pas allés au bout de tout ce que nous aurions dû, notamment concernant les pesticides. Si nous ne parvenons pas à obtenir une configuration politique favorable lors des prochaines élections, ce qui semble être un risque, je crains les répercussions. Le défi de transition est énorme dans le monde agricole actuel.

Néanmoins, bien qu'il y ait peu de jeunes qui s'engagent dans l'agriculture aujourd’hui, je ne connais aucun jeune qui souhaite reproduire le modèle productiviste du passé. Par ailleurs, il est frappant de constater l'incapacité totale des pouvoirs publics à communiquer de manière audible avec le monde agricole. Il n'y a pas de récit cohérent ni d'engagement clair.

Benoît Biteau : J’apprécie la phrase de M. Raffarin qui disait « la route est droite, mais la pente est raide ». Mais la pente est seulement raide car il y a un manque d'audace et de courage politique. La crise agricole aujourd'hui démontre que notre gouvernement est à côté des bonnes réponses à donner aux agriculteurs pour qu’ils s’en sortent. Un sondage mené auprès des agriculteurs sur les barrages révèle que 63 % d’entre eux considèrent la transition écologique comme inévitable et se déclarent prêts à la soutenir. Pour 23 %, il s’agit d’une réelle opportunité. Seuls 15 % affichent une résistance à ce changement. Cependant, le gouvernement semble ne pas avoir saisi l’importance de cette transition pour les revenus agricoles et l’aspiration générale du secteur à évoluer vers des pratiques plus durables. Ils n’ont pas encore pris les mesures nécessaires pour accompagner efficacement cette transition.

En examinant les expertises scientifiques provenant d’universités du monde entier et en prenant en compte les attentes sociétales, notamment exprimées à travers les Initiatives Citoyennes Européennes – qui sont des pétitions officielles permettant aux citoyens de porter des enjeux fondamentaux devant la Commission européenne –, il est clair que l'agriculture, l'alimentation et les pesticides suscitent une préoccupation majeure. Actuellement, huit ICEs sont en cours, dont cinq abordent les problématiques liées à l'agriculture, à l'alimentation et aux pesticides. Ces données démontrent l'importance et la sensibilité de ces sujets pour la société. Prenons par exemple l'initiative « Sauvons les abeilles et les paysans ». Cette initiative démontre que la préservation de la biodiversité va de pair avec la protection des agriculteurs, de leur santé, de leurs enfants, de la biodiversité et de la résilience climatique, tout en favorisant la sécurité alimentaire. Il est clair que la transition vers des pratiques agricoles respectueuses de l'environnement est essentielle pour répondre aux défis actuels.

En ce qui concerne la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne, il est urgent de revoir son fonctionnement. Actuellement, les aides sont distribuées principalement en fonction de la surface exploitée, ce qui favorise les exploitations de grande taille au détriment des petites exploitations familiales. Dans l’UE, 81 % des aides sont captées par 20 % des agriculteurs. Par exemple, en Roumanie, 97 % des exploitations font moins de trois hectares, et ne bénéficient pas des aides de la PAC. Il est donc nécessaire de repenser la PAC pour soutenir davantage les exploitations familiales et encourager des pratiques agricoles durables. Particulièrement avec l’éventuel élargissement et adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Si nous ne réformons pas la PAC, l’Ukraine deviendra de loin le plus grand bénéficiaire. Personnellement, je soutiens l'entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, mais sans réforme des modalités de distribution des aides de la PAC, nous risquons de perdre notre part. Tous les fonds seront alors aspirés par le système actuel d'aides à la surface. Il est donc crucial d'adapter constamment les règles pour qu'elles correspondent à nos objectifs. Le rôle des politiques publiques est déterminant, car nous sommes confrontés à une réalité indéniable : nous ne disposons pas de la majorité nécessaire, même lorsque nous nous appuyons sur des données scientifiques pertinentes et objectives. Cela souligne le poids du manque d'objectivité de ceux qui favorisent les intérêts corporatistes et les logiques développées par les lobbies, privilégiant ainsi l'intérêt individuel au détriment de l'intérêt commun.

Le 8 janvier 2024, à Munich (Allemagne), des agriculteurs protestent contre les mesures du gouvernement dans la rue Ludwig. (Crédits : FooTToo/Shutterstock)

Concernant la loi nature, je suis convaincu qu’il est préférable d'avoir cette loi, même si elle est considérablement affaiblie, que de ne pas l’avoir du tout. Parce qu'avec une loi en place, il reste toujours la possibilité d’apporter des ajustements et de la renforcer en fonction des circonstances. Je rêve du jour où une majorité d'élus au Parlement européen seront fermement attachés à l'intérêt général et reconnaîtront que cette loi sur la restauration de la nature, bien qu'importante, manque d'ambition et nécessite une révision. Cette loi a été considérablement affaiblie avant d’être adoptée. Malgré tout, elle existe et peut servir de base pour des améliorations futures si les majorités au Parlement européen changent favorablement.

Par ailleurs, la question des pesticides est préoccupante. Malgré les risques pour la santé et l'environnement, certaines décisions politiques vont à l'encontre des recommandations scientifiques. C'est pourquoi des actions juridiques, telles que les recours devant la Cour de justice européenne, sont nécessaires pour contester les autorisations de pesticides controversés. Par exemple, le recours déposé contre la ré-autorisation du glyphosate vise à protéger la santé publique et l'environnement contre les effets néfastes de ce pesticide. Je ressens toujours une émotion particulière lorsque j’aborde ce sujet, car cette initiative est née de l’idée de ma regrettée amie, Michèle Rivasi [Députée européenne écologiste, décédée en novembre 2023, NDLR], qui nous a quittés. On pourrait dire qu'elle est décédée en plein combat. Avant de nous quitter, elle nous avait fait part de son intention de déposer ce recours en annulation. Donc, vous comprenez pourquoi cela me touche profondément. Si nous remportons cette bataille, ce sera la dernière victoire, après sa disparition, de Michèle Rivasi.

Concernant les OGMs, le verdict de la CJUE du 25 juillet 2018 est sans équivoque : dès lors que l'organisme est modifié, il s'agit d'un OGM, ce qui le soumet à la réglementation en la matière. Cependant, au lieu de dire "stop" et de mettre fin à l'utilisation de ces OGM non conformes, alors que 3 % des surfaces en colza en France sont constituées de telles variétés, ainsi que 33 % des surfaces de tournesol, plutôt que de répondre à la demande du Conseil d'État en janvier 2023 de mettre en conformité la situation en France avec la réglementation dictée par la CJUE, une fois de plus, on modifie la réglementation OGM pour déréguler ces organismes. Le résultat est redoutable : ces OGM échappent à la réglementation, ce qui signifie qu'ils ne sont plus soumis à des obligations en termes d'information, de traçabilité ou d'étiquetage des produits... Même l'agriculture biologique, qui garantit quatre critères, dont celui de l'absence d'OGM, se retrouve dans l'incapacité de garantir l'absence réelle d'OGM dans ses produits. C'est une situation désastreuse.

Malgré cela, il y a des moments de satisfaction, et je suis pragmatique : nous avons parfois des avancées. Comme l'a souligné Christian, au début de ce mandat, nous avons eu une convergence d'intérêts qui nous a donné de l'espoir. Je continue donc à espérer que nous ne repartirons pas de zéro. En réalité, ce sont les jeunes qui détiennent le pouvoir. Comme je l'ai dit précédemment, je rêve que nous soyons 350 au Parlement européen à nous revendiquer progressistes et écologistes le jour où nous votons sur la PAC. Je vous assure que cela ne ressemblerait en rien à ce que nous avons aujourd'hui sur la table. Ainsi, c'est à vous de décider qui détient le pouvoir. Le véritable enjeu n'est pas l'Europe, mais sa gouvernance. Vous avez l’opportunité de changer cette gouvernance en bouleversant les majorités et en contredisant les sombres prédictions des sondages actuels.