Pourquoi le RN ne passe pas la petite couronne ?

Pourquoi le RN ne passe pas la petite couronne ?

Les seuls départements métropolitains dans lesquels le Rassemblement national n’est pas arrivé en tête aux élections européennes du 9 juin sont Paris et sa petite couronne. Pour quelles raisons les votes de leurs habitants se distinguent tant du reste du pays ? Analyse.

Par Alexandre Thuet Balaguer

Un panneau d’affichage électoral à Paris pour les élections européennes du 9 juin dernier. (Crédits : P-Kheawtasang / Shutterstock)

En tête dans 17 régions sur 18 et dans 93% des communes, le Rassemblement National s’est imposé sans conteste, en métropole et dans les outre-mer ; en conquérant des terres qui, historiquement, se démontraient bien étrangères à leur électorat. Au milieu de la vague bleue marine qui a déferlé sur l’Hexagone, les cartes laissent transparaître quelques points rouges en Île-de-France. Comme si une irréductible petite couronne continuait à résister au raz-de-marée.

Dans le Val-de-Marne et en Seine-Saint-Denis, le RN se classe deuxième, avec respectivement 17,59% et 16,89% des suffrages exprimés[1]. Même constat dans les Hauts-de-Seine, où la liste n’arrivait que quatrième, bien loin de Renaissance et LR. Si les scores ont augmenté par rapport aux élections précédentes, la fracture avec le reste de la France demeure néanmoins indéniable.

Paris est le seul département où la liste de Raphaël Glucksmann est arrivée en tête. Pour Nonna Mayer, politologue au CEE de Sciences Po, « la surreprésentation des professions intellectuelles joue énormément. C’est le diplôme qui reste le meilleur prédicteur de ce vote », explique-t-elle à Émile.  Dans la capitale qui concentre les élites économiques, sociales et administratives de l’État, la liste « La France Revient ! » menée par Jordan Bardella échoue en sixième position, ne recevant l’approbation que de 8,54% des votants. Une ville « déprolétarisée » où, en 2022, seuls 6,5% des actifs étaient des ouvriers, contre plus de 31% de cadres. Dans leur Sociologie de Paris, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot lisaient déjà dans la désindustrialisation progressive et l’explosion conséquente des prix de l’immobilier, un terreau du vote « bourgeois-bohème », d’une gauche intellectuelle et libérale.

La liste de Raphaël Glucksmann, ici en campagne, a recueilli près de 23% des suffrages à Paris. (Crédits : François Lafite/FlickR)

Pour celle-ci, le RN reste un ennemi. Un ennemi politique, sur le terrain des idées, face auquel la digue avait historiquement tenu avant ce 9-juin à l’échelle nationale. Mais aussi un ennemi moral, oriflamme de la haine et déversoir des pires violences. Lorsqu’on demande à Héloïse[2], jeune électrice de Glucksmann dans le 6e arrondissement, si son vote pourrait un jour revenir à un de leur candidat, elle se scandalise : « Jamais ! C’est une machine idéologique dangereuse pour les droits des femmes, des minorités, l’écologie…. Notre société dans sa globalité ! ». Pour elle, « voter Le Pen, c’est voter pour une post-fasciste, elle-même héritière d’un fasciste ». Le tabou n’est pas crevé dans les cercles de l’intelligentsia. Avec lui, le plafond de verre résiste.

La « ceinture rouge » toujours active

Dans les départements limitrophes à l’est parisien, une gauche plus radicale conserve sa domination. En 1924, les législatives avaient porté au pouvoir un cartel dont le programme – « contre le mur de l’argent » et d’inspiration socialiste – avait convaincu. De là, l’idée d’une « ceinture rouge », selon l’expression du journaliste Roger Vaillant-Couturier, était née, qualifiant une périphérie parisienne acquise aux idéaux marxistes. Cent ans plus tard, dans les 28 mairies communistes de la banlieue, Manon Aubry a été plébiscitée. À La Courneuve, la liste LFI a même atteint plus de 58% des suffrages. Près de 38%, au total, dans le 93 – plus du double du score RN.

Dans la terre communiste de La Courneuve, Manon Aubry a réalisé le quintuple du score de son adversaire Jordan Bardella. (Crédits : GUE/NGL/FlickR)

La petite couronne se drape toujours du rouge des partis de l’Internationale, en dépit de ses bouleversements démographiques. Au XIXe siècle, les classes populaires, à l’instar des forces ouvrières, se massaient à l’est des villes, dans les espaces pollués par les fumées des usines, où le prix du foncier était bas. La récente gentrification – restreinte – n’a pas encore bouleversé le paysage électoral. La Seine-Saint-Denis est une terre à la croisée des inégalités, qu’elle cumule, mais aussi des destins d’exodes. Trente-deux pour cent de sa population s’y est installée après son immigration en France[3].

Parmi eux, même les plus précaires se refusent toujours au vote réactionnaire, à la différence de l’électorat rural modeste. Dans leur essai Clivage politique et inégalités sociales, A. Gethin, C. Martinez-Toledano et T.Piketty défendent la thèse d’un « renversement du clivage éducatif », affirmant que les individus les plus pauvres votent désormais pour des représentants du nationalisme, et non plus du socialisme. Cependant, les minorités ethniques et raciales, discriminées dans les discours de l’extrême-droite, s’émancipent du cadre. Ces reliquats d’un soutien des milieux populaires rompent dans une gauche devenue « brahmane », en référence à la caste privilégiée d’Inde.

« Les classes populaires des villages votent davantage à droite (…) parce qu’elles n’ont plus de service public. »
— Julia Cagé

À cela, l’économiste Julia Cagé dégage une autre origine : des politiques d’exclusion, dont les campagnes pâtissent le plus. Le 11 juin, sur le plateau de C à Vous, elle déclarait que « les classes populaires des villages votent davantage à droite […] parce qu’elles n’ont plus de service public ». À ce désinvestissement progressif de l’État s’amasse le fardeau de l’exode rural. La concentration des activités vers les villes, pôles économiques du pays, a appauvri et enclavé des territoires. Les sources d’attractivité ont disparu dans la « France périphérique » que décrit Christophe Guilluy. Des emplois aux écoles, en passant par les médecins, tout se raréfie, et d’abord les services de première nécessité. Dans les consciences de ces victimes d’une « mondialisation malheureuse », c’est aussi l’injustice qui fleurit, en réponse à l’impression de mépris ; de résider trop loin de tout, trop loin des ministères, trop loin de Paris.

L’ïle-de-France fracturée

À Linas, bourg de l’Essonne de 7 000 âmes, dans lequel Jordan Bardella a triomphé à hauteur de 38%, certains habitants doivent même se demander si le clocher de leur église sonne toujours la même heure qu’à Notre-Dame. Car, de ces réalités divergentes, émerge le constat tragique d’une incompréhension généralisée. Le dialogue est mis en péril dans sa capacité matérielle à exister. À l’heure des fake news, on ne parvient même plus à s’accorder sur les faits, normalement incontestables. Dans ses Ingénieurs du chaos, l’écrivain Giuliano Da Empoli évoque une ère de « politique quantique ». Il poursuit : « la réalité objective n’y existe pas. Chaque chose se définit, provisoirement, en relation avec quelque chose d’autre et, surtout, chaque observateur détermine sa propre réalité ». Une division également évoquée par la philosophe Géraldine Muhlmann dans son ouvrage Pour les faits. Comment bâtir en commun en l’absence de bases communes ?

« Dans la politique quantique, la réalité objective n’existe pas (...) Chaque observateur détermine sa propre réalité. »
— Giuliano Da Empoli

De cette désunion des modes de vie, le RN a forgé son récit populiste, opposant les élites à « nous », le peuple. Un récit au souffle de ressentiment, voire de haine, dont le socle repose sur des peurs qu’il insère dans le débat public, puis désigne à l’envi comme la cause de tous les maux. Et sa rhétorique prend.

Y compris en Île-de-France. Passés les paysages urbains de la banlieue, le RN exerce son influence. Comme dans les Yvelines, l’Essonne ou le Val d’Oise, où son score dépasse parfois les 50% pour les communes de moins de 5 000 habitants. Dans la région francilienne, pour la première fois de son histoire, l’extrême-droite est arrivée en tête à une élection.

Pour s’octroyer ce butin, la formation a mené une véritable bataille culturelle envers ces désenchantés de la politique. La députée sortante du parti Béatrice Roullaud confessait à l’AFP : « On a fait un gros travail de terrain. Moi-même, cela fait dix ans que je travaille ma circonscription. Au bout d’un moment, ça rend ». Du « grand remplacement » au prétendu lien de causalité entre l’immigration et l’insécurité, les thèses du parti nationaliste ont gagné les esprits, puis les bulletins de vote. En s’alignant perpétuellement sur la même stratégie : normalisation, recherche d’un bouc émissaire et promesse de lendemains qui chantent. Mais quelle en sera la musique ?

[1] Selon les résultats définitifs du ministère de l’Intérieur

[2] Le prénom a été modifié

[3] Selon les chiffres 2023 de l’INSEE

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