Alexis Buisson : « Le combat féministe a façonné Kamala Harris »
Correspondant du journal La Croix à New York, Alexis Buisson (promo 09) a publié en 2023 une biographie de la candidate du camp démocrate à la présidentielle américaine : Kamala Harris, l’héritière. Le bouleversement causé par le désistement de Joe Biden redistribue les cartes du jeu politique américain. Pour la première fois de son histoire, les États-Unis seront-ils gouvernés par une femme ? Entretien.
Propos recueillis par Alexandre Thuet Balaguer
Dans votre ouvrage, vous fondez l’identité politique de Kamala Harris sur son héritage familial et historique. Kamala Harris est-elle la candidate d’une génération militante post-matérialiste, dont le féminisme constitue le terreau ?
Le combat féministe a façonné Kamala Harris. Sa grand-mère maternelle, en Inde, était très active dans le domaine de la défense des droits des femmes (au grand dam du grand-père, qui avait peur que son militantisme n'éclabousse sa carrière de fonctionnaire).
La mère de Kamala Harris, Shyamala, son modèle, était elle-même imprégnée de ce combat. Arrivée aux États-Unis sans parler l'anglais correctement, elle n'avait pas le choix. À plusieurs reprises dans sa carrière, elle a fait l'objet de discrimination. Elle a donc élevé ses filles, Kamala et Maya, pour être des femmes « fortes » et indépendantes.
D'autres femmes ont joué un rôle important dans sa vie, comme Regina Shelton, une Afro-Américaine entreprenante qui s'occupait de la garderie sous leur appartement. À l'université, Kamala Harris faisait partie d'une sororité noire importante, Alpha Kappa Alpha, tournée vers l'amélioration de la condition des femmes noires.
Par la suite, sa carrière dans le système judiciaire et en politique, des milieux essentiellement masculins, ont renforcé cet engagement. En ce sens, une présidente Kamala Harris utiliserait certainement son influence pour promouvoir l’égalité entre les genres.
Kamala Harris compte « unir [son] parti et [sa] nation ». Pourtant, elle est une figure clivante, qui n’a pas obtenu l’investiture des Démocrates en 2020 notamment en raison de ses positions conservatrices sur les questions migratoires et carcérales. Comment peut-elle y parvenir aujourd’hui ?
On dirait que les divisions qui ont affaibli sa candidature aux primaires démocrates de 2019 sont pour l’instant mises en veilleuse. En moins de 48 heures, elle est parvenue à rassembler tous les ténors démocrates et les représentants des différents courants au sein du parti : les modérés, les progressistes, les élus noirs au congrès, les parlementaires hispaniques, mais aussi les délégués démocrates qui sont responsables de nommer formellement le ou la candidate du Parti. En cela, elle a réussi un tour de force car les démocrates tendent à être plus dispersés que les républicains.
Pour ce qui est de la population générale, c’est une autre paire de manches. L’électorat américain est profondément divisé et la politique est devenue une affaire de personnalités plus que d’idées. Mais je pense qu’il y a une soif pour des politiques ambitieuses, qui vont améliorer le sort de la population, notamment des jeunes américains qui sont profondément inquiets pour leur avenir. Kamala Harris ne parviendra certainement pas à rassembler tout le pays. C’est un doux rêve. En revanche, elle peut convaincre des indécis ou des gens désengagés en mettant en avant des propositions de politiques ambitieuses pour rendre les Américains plus optimistes dans l’avenir. Je pense notamment à des politiques très populaires au sein de l’opinion générale, comme la réduction du prix des médicaments, l’augmentation du salaire minimum fédéral, le contrôle des armes à feu…
Dans son très probable affrontement à venir avec Donald Trump, sur quels atouts la candidate Harris pourra-t-elle compter ? De quelles faiblesses pourrait-elle pâtir ?
Son principal point fort à ce stade, c’est qu’elle n’est pas Joe Biden. Elle est plus jeune, s’exprime plus clairement et plus efficacement. Elle est plus en phase avec certains types d’électorats qui sont très importants pour les démocrates comme les femmes, les personnes de couleur, les jeunes et les électeurs indépendants. Elle a 59 ans, et se faisant, elle renverse complètement le débat sur l’âge. Par ailleurs, contrairement à sa campagne pour les primaires démocrates en 2019, son passé de procureur est un atout cette année, puisqu’elle ferait face, si elle était candidate, à un condamné.
Aussi, elle bénéficie de toute une armée de fans très dévoués sur les réseaux sociaux, comme X, TikTok et Instagram, qui la défendent, bec et ongles face aux attaques des comptes trumpistes. Au moment où un nombre croissant d’Américains s’informent sur les réseaux sociaux et se détournent des médias traditionnels, il ne faut pas sous-estimer cette force de frappe virtuelle. Quand Joe Biden était candidat, il y avait beaucoup moins d’activités sur ce front là.
Dernier atout, son adversaire : Donald Trump qui, à mon sens, a loupé une occasion en or de tuer le match pendant son discours d’investiture à la Convention républicaine en juillet. Il aurait pu appeler à l’unité et au rassemblement après sa tentative d’assassinat mais il a fait tout l’inverse, renouant avec les théories complotistes et les attaques virulentes contre les démocrates. Ce faisant, il est passé à côté d’une opportunité pour creuser l’avance dans les sondages.
Côté faiblesses, elle ne va pas avoir beaucoup de temps pour faire campagne. Elle est relativement impopulaire dans l’opinion et a fait partie d’un gouvernement qui l’est aussi. Comme tout vice-président candidat, elle va se retrouver dans la position inconfortable de devoir tracer son chemin tout en assumant le bilan de Joe Biden. Si les succès législatifs ont été au rendez-vous, il convient de rappeler que la majeure partie des Américains est pessimiste vis-à-vis de la trajectoire du pays et pense que l’économie est dans un mauvais état. Kamala Harris est au pied du mur. Il faudra qu’elle redonne confiance à ce peuple si elle veut l’emporter. S’en prendre à Trump ne suffira pas, car Trump est le symptôme d’un malaise vis-à-vis de l’état du pays.