Jessica Nelson, au cœur des mots

Jessica Nelson, au cœur des mots

Romancière, critique littéraire, cofondatrice de la maison d’édition Les Saints Pères, Jessica Nelson (promo 01) est également la présidente du tout nouveau Prix littéraire des Sciences Po. Rencontre avec une passionnée. 

Par Maïna Marjany (promo 14)

Jessica Nelson, auteure et cofondatrice de la maison d’édition Les Saints Pères (Crédits : Francesca Mantovani)

Jessica Nelson nous a donné rendez-vous aux Éditeurs. Ce café du 6e arrondissement de Paris est certes un lieu de rencontre habituel pour ceux qui travaillent dans le quartier, d’autant qu’il est situé à quelques mètres de la librairie Le Coupe papier, qu’elle vient de reprendre avec son associé. Rien d’étonnant, donc. Pourtant, il suffit de regarder de plus près le parcours de Jessica pour comprendre que, dans sa vie, les noms de lieux ne sont pas anodins. 

Tout d’abord, ça ne s’invente pas, elle naît à Romans (sur-Isère). Son enfance est bercée par les mots. « Je lisais Robert Merle et René Barjavel, tandis que ma mère me partageait ses choix, souvent de grandes fresques historiques – Chateaubriand, mais aussi Françoise Sagan, nous glisse la romancière. C’est ensuite, à Sciences Po, que j’ai découvert une littérature plus contemporaine. »

Sciences Po est aussi le lieu où se cristallise son projet professionnel. « Avant, j’entrevoyais de travailler dans la culture, sans forcément poser des mots précis sur cette envie. » Pendant sa dernière année d’études (2000-2001), elle doit mener un projet professionnel et choisit de créer, avec des amis, un magazine culturel en ligne, Zone littéraire. Cette expérience va s’avérer décisive. « Cela m’a permis d’approcher le monde des lettres et m’a fait réaliser que c’était définitivement dans cet univers professionnel que je me sentais à l’aise. » La ligne éditoriale de ce magazine en ligne ? « Parler de la littérature contemporaine, montrer ce qu’elle a de séduisant, vivant et dynamique. Finalement, il s’agissait de trouver des romans qui nous permettent de comprendre le monde. » Tiens donc, exactement la même ambition que le nouveau Prix littéraire des Sciences Po, qu’elle a accepté de présider, une vingtaine d’années plus tard. 

« Parler de la littérature contemporaine, montrer ce qu’elle a de séduisant, vivant et dynamique. »
— Jessica Nelson

Pour recevoir des livres à chroniquer, elle se met à contacter les services de presse des éditeurs du Tout-Paris. À l’orée des années 2000, le concept de pure player culturel est assez novateur et les éditeurs ne sont pas encore habitués à offrir des livres aux blogueurs et autres instagrameurs. « Ce n’était pas une mince affaire de se faire envoyer des services de presse ! » sourit Jessica. Sa motivation lui permet de nouer de nombreux contacts, qu’elle a conservés depuis. Elle décroche également son premier stage, aux éditions Balland, où elle était « en charge de dépoter, c’est-à-dire de trouver les pépites parmi les manuscrits envoyés ». Elle découvre ensuite le monde du journalisme en travaillant comme secrétaire de rédaction au magazine Citizen K, où elle relisait les pages culture.

L’alma mater en filigrane

Puis s’ouvrent les portes de la télévision. Elle commence par des chroniques sur LCI et TF1, avant d’être embauchée comme rédactrice en chef d’émissions littéraires à la télévision. « Pendant 10 ans, j’ai alterné chroniques à l’antenne et programmation des émissions en coulisses », souligne Jessica. « Nous étions toutes les deux chroniqueuses à Vol de nuit, c’est là que nous nous sommes rencontrées », nous raconte son amie Emmanuelle de Boysson, également romancière (dernier roman : Un coup au cœur, Calmann-Lévy) et critique littéraire. « Jessica a une ouverture d’esprit incroyable sur la littérature. Elle est d’une grande bienveillance, sûrement un petit peu trop modeste, mais elle sait exactement ce qu’elle veut, c’est une battante. »

« Jessica a une ouverture d’esprit incroyable sur la littérature. »
— Emmanuelle de Boysson

En parallèle de son aventure télévisée, elle continue d’écrire, publie ses premiers livres et développe un projet entrepreneurial qui voit le jour en 2012. Là encore, le nom du lieu a toute son importance puisque cette nouvelle maison d’édition sera nommée Les Saints Pères. « Cela a évidemment un lien avec Sciences Po, glisse-t-elle en souriant. Le magazine Zone littéraire avait été développé dans des salles inoccupées du bâtiment de la rue des Saints-Pères, que Richard Descoings nous avait prêtées. La boucle est bouclée ! ».

La transmission comme ambition

Jessica publie son premier roman en 2005, un huis clos en période de canicule intitulé Mesdames, souriez et récompensé de plusieurs prix en région. Puis elle s’éloigne un temps de la fiction pour écrire Tu peux sortir de table. Un autre regard sur l’anorexie. « C’est un essai-témoignage sur l’anorexie, que j’ai vécue, et qui m’a beaucoup interrogée. Je voulais poser un autre regard, donner un peu d’espoir, en m’appuyant sur des témoignages d’autres personnes concernées qui étaient en train de se débattre avec ou qui s’en étaient sorties, couplé à des données scientifiques de l’époque. »

Elle écrit ensuite un ouvrage jeunesse, sur la mythologie, puis cinq autres romans. Le tout dernier, L’Orageuse (Albin Michel, 2023), retrace l’histoire de Louise Colet, femme de lettres du XIXe siècle, en avance sur son temps. Son amie Emmanuelle de Boysson qui a lu tous les précédents livres nous confie « avoir un faible pour celui-ci. Cette Louise Colet lui ressemble un peu : c’est une femme qui a de l’audace et qui trace sa route dans le monde, courageuse, mais tout en légèreté et avec humour. Elle ne se prend pas au sérieux ! ». Derrière cette œuvre, qui peut paraître éclectique, se cache en réalité un solide fil conducteur : le besoin de transmettre. 

Une ambition qui se retrouve au cœur de la maison des Saints Pères, qu’elle crée en 2012 avec Nicolas Tretiakow. Après la visite d’une exposition sur les brouillons d’écrivains à la BnF se concrétise l’idée d’éditer des manuscrits. « Il existait des fac-similés, mais pas de reproductions de qualité, dans leur intégralité, des grands manuscrits. Nous les considérons comme des petits chefs-d’œuvre à part entière, des morceaux de patrimoine à transmettre, nous explique Jessica. Nous voulions montrer aux lecteurs, notamment aux passionnés, les coulisses de l’écriture et, si possible, apprendre des choses sur la manière dont ont été élaborés les romans cultes.»

« Nous voulions montrer aux lecteurs les coulisses de l’écriture et, si possible, apprendre des choses sur la manière dont ont été élaborés les romans cultes. »
— Jessica Nelson

À force de professionnalisme et de ténacité, Jessica et son associé parviennent à nouer des partenariats avec de grandes institutions à l’étranger. Leur collaboration avec la British Library leur permet notamment d’éditer le manuscrit de Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, Alice au pays des merveilles, ou encore Le Livre de la jungle. Puis viennent la Morgan Library, à New York, et la Fondation Martin Bodmer, en Suisse. En 12 ans, la maison des Saints Pères a publié plus d’une cinquantaine de manuscrits, ainsi que de nombreux « tableaux », des textes plus courts – comme l’appel du 18 juin ou le testament de Shakespeare – qui sont mis sous verre. 

Madame la présidente

Transmettre sa passion des livres, Jessica le fait aussi dans le cadre du Prix de la Closerie des Lilas, qu’elle a cofondé, au milieu des années 2000, avec cinq amies issues du monde des livres, dont Emmanuelle de Boysson. 

Jessica Nelson annonce la remise du Prix littéraire des Sciences Po 2024 à Hemley Boum. (Crédits: Elisabetta Lamanuzzi)

« Nous sommes parties du constat que la littérature des femmes n’était pas assez visible, relate-t-elle. Il existait déjà le Fémina, qui est un très beau prix, mais souvent donné à des hommes. Nous voulions donc faire découvrir des femmes autrices et, si possible, de jeunes romancières. » La première édition, en 2007, couronne Anne Wiazemsky pour Jeune Fille, puis ce sera notamment au tour de Véronique Bizot, Alice Zeniter, Julia Kerninon, Odile d’Oultremont… Arièle Butaux est la dernière lauréate en date pour Le Cratère (éd. Sabine Wespieser). 

Quand nous lui demandons pourquoi elle a accepté de présider le nouveau Prix littéraire des Sciences Po (lancé en 2024 par Sciences Po Alumni), deux raisons transparaissent. « J’adore l’idée de faire découvrir la littérature. Ensuite, le lien avec Sciences Po est resté en filigrane. Les années que j’y ai passées étaient vraiment placées sous le signe de la culture, donc y revenir pour un prix littéraire, c’est très cohérent. »

Ce portrait a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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