Benjamin Tainturier : "Les réseaux sociaux sont le reflet de tensions politiques plus anciennes et structurelles"
Qu’est-ce qui permet aux discours violents de prospérer sur les plateformes en ligne ?
Benjamin Tainturier, doctorant en sociologie au Médialab de Sciences Po, analyse pour Émile les dynamiques de polarisation sur ces médias. Spécialiste de l’influence des discours de l’extrême droite sur le champ médiatique français, il explique comment les réseaux amplifient des tensions politiques profondes.
Propos recueillis par Alexandre Thuet Balaguer
Pourquoi les discours nuancés sont-ils souvent invisibilisés au profit des plus polarisants ?
Il faut d’abord comprendre que les réseaux sociaux ne sont pas soumis aux mêmes contrôles des discours que les médias traditionnels. Par exemple, à la télévision, des instances comme l’Arcom peuvent intervenir en cas de débordements. Sur internet, la modération est beaucoup plus légère et sur certaines plateformes, elle a même été réduite. Twitter, depuis qu’Elon Musk l’a racheté pour en faire X, ou TikTok, qui a récemment licencié ses modérateurs humains, le prouve. Une partie de la modération est aujourd’hui assumée par l’IA. Cela ouvre la voie aux discours les plus extrémistes et violents, qui contredisent les règles du dialogue et émergent plus facilement que dans des espaces publics plus réglementés.
Par ailleurs, il y a ce que l’on appelle un « biais de sélection ». Comme l’explique Chris Bail dans son ouvrage Breaking the Social Media Prism [Princeton University Press, NDLR], les individus qui se sentent exclus des débats politiques classiques ont tendance à se tourner vers internet pour exprimer des opinions radicales. À l’inverse, ceux qui prônent des discours plus nuancés – mainstream – ont souvent des espaces déjà institués pour s’exprimer. C’est ainsi que les discours extrémistes, plus percutants et parfois plus violents, trouvent une caisse de résonance sur les réseaux sociaux.
On voit effectivement que certains sujets comme le genre ou l’identité culturelle suscitent des débats enflammés, alors que d’autres, comme l’environnement, semblent moins polarisants. Comment s’établit cette hiérarchie des sujets débattus sur les réseaux sociaux ?
Il n’y a pas vraiment de hiérarchie prédéfinie. En réalité, l’environnement peut être tout aussi polarisant que les questions de genre et d’identité. Il existe une forte polarisation entre les climatosceptiques et ceux qui reconnaissent le réchauffement climatique. Les réseaux sociaux ne décident pas des sujets polarisants, ils reflètent simplement des dynamiques d’opinion plus larges.
Cette polarisation découle de phénomènes politiques profonds, comme la perte de confiance dans les institutions ou encore la répression accrue des manifestations. Tout cela a conduit à la disparition des espaces de dialogue public et à la désaffection à l’égard du politique. Ce n’est donc pas seulement une question de réseaux sociaux, mais plutôt un reflet de tensions politiques plus anciennes et structurelles.
“« Les réseaux sociaux ne décident pas des sujets polarisants, ils reflètent simplement des dynamiques d’opinion plus larges. »”
Vous semblez dire que la polarisation sur les réseaux sociaux n’est qu’un miroir de celle de la société. Quelle en est, selon vous, la cause principale ?
Exactement. Ce qu’il faut vraiment pointer du doigt, c’est une dynamique néolibérale et « adémocratique » qui existe depuis les années 1990. Il y a eu une disparition progressive des espaces de politisation. Par exemple, les syndicats ont de moins en moins de moyens d’action et la répression des manifestations est de plus en plus forte. Le droit de grève, bien qu’il ne soit pas officiellement érodé, s’effrite en raison d’un climat de précarité sociale croissante. Avec la hausse des prix, les gens ont de plus en plus de mal à faire grève, car ils ont moins de moyens à la fin du mois. En parallèle, la professionnalisation de la vie politique a bâti des parcours technocratiques qui éloignent des réalités de la population. Tout cela crée des dynamiques structurelles qui affectent la démocratie.
Ces phénomènes ne sont pas liés aux réseaux sociaux en tant que tels, mais ils sont ensuite amplifiés par ces plateformes. Les réseaux sociaux deviennent un lieu où ces dynamiques se retrouvent et se renforcent, notamment dans les conversations. En somme, il ne reste plus de véritables moyens de participation politique apaisée. Ce que Claude Lefort appelait l’« institutionnalisation du conflit » disparaît. Sans cette institutionnalisation, le conflit devient de plus en plus antagoniste et violent. Les réseaux sociaux jouent alors un rôle important dans la polarisation en servant de principale forme d’expression.
Comment pourrait-on réinstitutionnaliser le conflit sur les réseaux sociaux et modérer la polarisation ? Est-ce que cela relèverait plutôt des plateformes ou des acteurs étatiques ?
C’est une excellente question. Pour moi, une façon de réinstitutionnaliser le conflit serait de repenser complètement le modèle des réseaux sociaux. Actuellement, ces plateformes – X, Facebook, Instagram, TikTok – fonctionnent autour de la marchandisation de la réputation sociale. La valeur d’un contenu est mesurée à l’aune de sa capacité à circuler et les contenus les plus violents circulent souvent le mieux, car ils captent davantage l’attention. Cela s’explique par des dynamiques de psychologie sociale bien connues, qui étaient déjà à l’œuvre dans les années 1930, comme le montre Karl Kraus avec l’exemple de la communication du parti nazi.
“« Pour dépolariser le débat, il faudrait tendre vers un modèle de gestion des discussions comme celui de Wikipédia, où la prise de parole et la résolution des conflits ne sont pas liées à la valeur marchande du contenu. »”
Le modèle actuel, qui attribue une valeur marchande aux contenus, favorise la diffusion de contenus violents, de clashs et sensationnalistes, plutôt que des discussions argumentées. Si l’on prend le modèle de X, basé sur la rapidité et le conflit, et qu’on le compare à celui de Wikipédia, où les échanges sont à la fois collaboratifs, plus longs, plus détaillés, et où l’on prend le temps de contribuer et de débattre, on voit une différence fondamentale. Pour dépolariser le débat, il faudrait tendre vers un modèle de gestion des discussions comme celui de Wikipédia, où la prise de parole et la résolution des conflits ne sont pas liées à la valeur marchande du contenu. Il s’agirait alors de recréer de l’espace public et du lien social à travers des échanges basés sur le savoir et le débat, plutôt que sur l’accumulation de vues et de likes.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.