Fiction - Revue de campagne
Printemps 2017, la campagne présidentielle bat son plein. Deux professeurs de Sciences Po discutent politique devant les portes du 27 rue Saint-Guillaume. Droite éclatée, mort de l’un des candidats, montée en puissance de Marine Le Pen, multiplication des prétendants au trône anonymes… L’écrivain et enseignant Karim Amellal (promo 2000) nous livre un vrai instantané de campagne.
Le printemps était gris, l’air frais. Une lumière maigrichonne coulait dans le 7e arrondissement. Deux types en costumes gris souris, cravates bleues et chemises blanches bavardaient devant le 27, l’entrée de Sciences Po. Même silhouette fine, limite malingre, même teint blafard de polards, mais l’un d’eux portait des lunettes rondes tandis que l’autre avait un gros visage, comme Pompidou. Ils se connaissaient depuis presque vingt ans.
— Tu en penses quoi de Macron ? dit celui à la figure épaisse.
L’autre hésitait, l’air perplexe :
— Je ne sais pas trop, ça me dit rien qui vaille.
— Pourquoi ?
— J’en sais trop rien. Mais bon, y a rien d’original. C’est de l’eau tiède, quoi. Et puis le nom de son parti, « Allons-y », franchement… c’est un peu faible, tu trouves pas ?
— C’est mieux qu’« En marche », non ?
— C’est pareil.
À quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, l’enthousiasme était palpable un peu partout aux abords de la rue Saint-Guillaume. Les campagnes des différents candidats battaient leur plein et l’euphorie transpirait dans toutes les conversations. Ces deux enseignants à Sciences Po, anciens de la « Maison », étaient tombés l’un sur l’autre par hasard et ne s’étaient pas vus depuis longtemps. Fatalement, ils parlèrent de politique.
— Et Juppé ? Tu en penses quoi de Juppé ? s’enquit le type à lunettes, qui enseignait le droit administratif dans le master d’Affaires publiques. Moi, Juppé, il est vieux mais je l’aime bien.
— Arrête, répliqua celui qui avait un gros visage – il enseignait les finances publiques en prépa-concours –, tu déconnes avec Juppé. C’est un brontosaure, le mec ! On sait même pas s’il tiendra jusqu’au bout. Je te rappelle qu’il a été Premier ministre en… 1995, et avec quels résultats…
— Juppé, je l’aime bien, insista le premier en passant sa main dans les cheveux, les yeux dans le vide. C’est une figure d’autorité et d’expérience, c’est ce à quoi aspirent les Français.
— En se présentant contre lui, Sarko l’a tué. Oublie Juppé.
Ils se tenaient devant le 27, le bâtiment principal – historique – de Sciences po.
Deux appariteurs se chamaillaient gentiment sous le ciel gris tandis que des étudiants pénétraient par paquets dans la Péniche.
— Je les aimais bien, ces portes…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je dis que je les aimais bien, les portes qu’on poussait pour entrer, tu te souviens ? Elles étaient lourdes et les filles n’y arrivaient pas. Et puis comme ça on pouvait en draguer certaines, c'était une occasion de rencontre…
L’autre se mit à sourire, plongeant au fond dans ses souvenirs. Ils étaient de la même promo : 1998. Richard Descoings était directeur depuis un an.
— Ça fait presque vingt ans, bon sang ! dit celui qui enseignait les finances publiques.
— Oui…
— T’étais en AP, toi, au fait ?
— Ben oui, protesta son ami en ajustant ses fines lunettes, bien sûr que j’étais en AP, qu’est-ce que tu crois ?!
— Ah oui, c’est vrai…
— La rue de la Chaise…
— La salle 411, où l’on passait les examens…
— Tu as vu ce que c’est devenu maintenant ? On dirait un quatre étoiles !
— Je sais, c’est là que j’enseigne cette année.
Autour d’eux la foule enflait et les flux incessants de ceux qui entraient et sortaient se croisaient furtivement. Des étudiants fumaient des cigarettes électroniques. Des éclats de rire sourdaient un peu partout. La bonne humeur était générale.
— Tu vas voter pour qui, toi, alors ? lança au débotté le prof de finances publiques.
Son collègue aux lunettes rondes le dévisagea un moment, interdit. Une salve de klaxon retentit dans la rue : une berline noire, sûrement un Uber, voulait passer. Les étudiants agglutinés sur le bitume se poussèrent en regimbant. Abaissant sa vitre, le chauffeur sortit sa tête et, hors de lui, s’écria : « Poussez-vous de là, petits cons, on bosse, nous. » Il s’attira l’opprobre de la foule.
— Mélenchon, peut-être, lâcha-t-il enfin.
Son ami éclata de rire :
— C’est une blague, j’espère ?
— Non, répondit le premier en ébauchant un rictus, pourquoi pas ? Il bosse, lui, au moins.
— Je te le concède volontiers. C’est un bûcheur, y a rien à dire. Mais bon, Chavez, Cuba, tout ça, c’est du cirque. Il est un peu dingue.
— Oui, il est dingue, pas de doutes.
— C’est pour ça qu’il ne fera jamais rien d’ailleurs.
— Ouais t’as raison, les gens s’en tapent du Venezuela.
— Et puis les médias le détestent.
— Faut dire qu’il est antipathique…
— Quand tu le vois, t’as l’impression qu’il va te passer un savon.
— Ses idées, c’est pire que le « programme commun ». Même le PCF n’a pas voulu s’allier avec lui.
— Il fera 4 %.
Ils se mirent à rire de bon cœur.
— C’est clairement pas ce que les électeurs veulent, renchérit le prof de finances publiques à la tête décidément grosse comme un ballon de basket.
— Ben non, c’est pas ce qu’ils veulent, c’est sûr.
— Mais ils veulent quoi, les Français ?
Leurs regards se croisèrent. Chacun d’eux cherchait quelque chose d’intelligent à dire.
— Ils ne veulent plus que ça recommence, se lança le prof de droit administratif en fronçant les sourcils. Ils veulent du changement.
— Comme en 2012. « Le changement, c’est maintenant », tu te souviens ?
— Pathétique.
— Ridicule.
Ils rirent encore de bon cœur.
— Mais y a qu’eux, dit le prof de finances publiques.
— Les mecs comme Sarko et Hollande, tu vois, des amateurs comme ça, des mecs qui ruent dans les brancards et qui ensuite, une fois arrivés au pouvoir, ne foutent plus rien. Les gens en ont marre de ça.
— T’as peut-être raison, mais ils veulent quoi à la place ? Le Pen ?
— Non, ça c’est pour déconner. Tu sais bien que ça n’arrivera jamais. Les médias sont trop puissants. Ils ne laisseront jamais passer ça. En revanche, elle sera en tête au premier tour, c’est certain, surtout avec ce qu’il se passe.
Son collègue de finances publiques acquiesça. Une vague connaissance passait à l’horizon qu’il salua d’un bref signe de tête.
— C’est quand même le premier parti de France, ajouta-t-il.
— Oui, c’est dingue.
— Comment en est-on arrivé là ?
— Les Français en peuvent plus des politiques, tous partis confondus. Ils se sentent trahis.
— On les comprend.
— Et puis le terrorisme, l’islam, tout ça, c’est son terreau. Marine n’a qu’à surfer dessus.
— Oui, toutes ses idées sont à la mode.
— Elle a gagné la bataille idéologique, c’est certain, mais dans les urnes ça ne suffira pas.
— À moins qu’il y ait un attentat la veille du second tour.
— Évidemment…
— C’est pas impossible.
— Faudrait qu’elle change de nom pour gagner. Là les gens ont l’impression de voter pour son père.
— C’est vrai que son nom est son principal adversaire.
— 40 % quand même…
— Ouais, 40 % c’est beaucoup.
— Elle va peut-être gagner…
— Ouais, peut-être...
Après un bref croisement, leurs regards tombèrent sur le trottoir
Le directeur de Sciences po approcha d’un pas décidé du 27, salué par les appariteurs qui, du coup, cessèrent leurs babillages. Il les salua tous d’une ferme poignée de main puis, ajustant d’un geste machinal son impeccable nœud de cravate, entra dans le bâtiment. À son passage, on vit que ses chaussettes étaient parfaitement assorties au pantalon de son élégant costume trois-pièces, de couleur parme.
— C’est le directeur, dit l’enseignant de finances publiques.
— Oui, j’ai vu, lui répondit son collègue, tu le connais ?
— De loin. Très smart, toujours super bien sapé.
— Et à part ça ?
— J’en sais rien. Après Descoings ça doit pas être évident.
Un voile de nostalgie assombrit un moment leurs yeux.
— Et Macron, alors, t’es pas convaincu ? demanda le prof de fipu à son vieil ami.
— Franchement, il n’a aucune chance.
— Avec « Allons-y » ?
— Au-delà de ça. Il peut récupérer le centre gauche, le centre tout court, et le centre droit. Et la droite est tellement éclatée… Et puis regarde les sondages. 15 % selon le dernier, ce matin, dans Le Figaro.
— J’ai vu.
— Ben alors ?
— Hollande va le tuer.
— Tu es sérieux ? rétorqua l’enseignant de droit administratif, comme abasourdi. Tu crois encore que Hollande peut gagner ou quoi ?
— C’est le seul vaguement sérieux à gauche.
— Il y a 36 candidats déclarés, paraît-il.
— 37 même je crois.
— Jean-Michel Baylet est candidat lui aussi.
— Huchon aussi.
— Jack Lang.
— Patrick Bloche.
— C’est qui celui-là ?
— Député de Paris.
— Ah oui.
— Y a Vaillant aussi à Paris qui est candidat, tu savais ?
— Non.
— Et Jean-Yves Bezonnet.
— C’est qui celui-là encore ?
— Non, s’esclaffa le prof de fipu, lui je l’ai inventé.
— La liste complète des candidats a été publiée dans Le Parisien avant-hier : elle s’étalait sur quatre pages.
— Ils sont fous. Mitterrand et Rocard doivent se retourner dans leurs tombes.
— Donc là-dedans tu comprends qu’Hollande émerge…
— Mais enfin Hollande est cuit, raide, essoré, observa le prof de fipu. Le mec a rien foutu pendant cinq ans. Les gens le détestent. Personne ne votera pour lui. Même Montebourg a annoncé qu’il ne lui donnerait pas sa voix.
— Je sais mais y a personne d’autre.
— C'est ce que tout le monde dit...
— Ouais, c'est triste…
Une jolie fille effleura le dos du prof de fipu dont l’énorme figure devint aussi rouge qu’une pivoine. Les effluves de son parfum sucré voltigeaient autour d’eux et les enveloppaient comme un écrin de roses.
— Montebourg, quel échec d’ailleurs ! observa le prof de finances publiques en lorgnant vers la Péniche, peut-être dans l’espoir d’apercevoir l’enivrante sylphide. En vain. Elle s’en était allée, l’abandonnant à son vieil ami juriste.
— Pourquoi a-t-il abandonné la course ? s’interrogea justement ce dernier. Avec Hollande aussi affaibli, il avait un boulevard devant lui.
— Grand mystère, grommela le prof de fipu en reprenant ses esprits. Paraît d’ailleurs qu’il est retourné dans le privé. Paraît qu’il travaille maintenant chez Castorama.
L’autre n’en croyait pas ses yeux :
— Tu déconnes ?
— Non, j’ai entendu qu’il était en charge du développement durable et de la promotion du numérique, les tutoriels pour les clients, tout ça.
— Bah, il doit se dire que pour 2017, c’est rappé. Avec 36 ou 37 candidats à gauche, il n’a pas tort.
— Y a plus que Macron !
— Arrête avec ça. J’y crois pas. Macron c’est le nouveau Servan-Schreiber, avec un zeste de Madelin. Non, ça peut pas fonctionner. Le ni-droite-ni-gauche n’a jamais marché en France. C’est un mythe. On l’apprenait ça en première année. Ce qui était vrai hier est vrai aujourd’hui.
— Pas sûr.
— Et puis avec son positionnement anti-système, reprit le prof de droit administratif, sérieusement, il fait pitié. Qui peut croire à ses conneries ?
— Personne n’y croit, mais personne ne croit plus à rien.
— Moi je me dis qu’après tout, dans la situation actuelle, Macron, ça peut fonctionner. Regarde à gauche, y a personne. Les écolos sont ratiboisés, comme d’habitude…
— Quels cons ceux-là, à croire qu’ils le font exprès !
— Ouais, chaque année ils doivent se dire : « Bon les gars, l’an dernier on a fait 3 % mais c’est trop, cette fois qu’on se plante vraiment, vous comprenez ? »
Le prof de finances publiques se marrait. Celui de droit administratif s’était mis à tapoter frénétiquement sur le clavier de son téléphone.
— Bon, c’est bien joli tout ça, mais faut qu’on aille bosser.
— Ouais. T’es toujours au TA d’ailleurs ?
L’enseignant de droit administratif acquiesça.
— Moi je vais changer de poste, dit celui de finances publiques. Je file au Trésor.
— Sympa. Tu vas bosser avec Arnaud alors ?
— Arnaud de La Housse ?
Son collègue fit oui de la tête. Oui, ça va être cool. Et puis on a un nouveau boss : Romain Crouzet, tu connais ?
L’enseignant de droit administratif se remua un peu les méninges puis, subitement, un rayon de lumière éclaira un peu sa figure blafarde.
— Oui, bien sûr, on a fait un peu de cabinet ensemble. En fait, lui partait et moi j’arrivais. On s’est juste croisé. Un mec sympa, je crois, non ?
— Ouais, on verra.
— T’as cinq minutes pour aller boire un café au Basile ? proposa le prof de fipu.
L’autre regarda l’heure sur son portable et hésita une seconde.
— Cinq minutes, hein ? Après je file.
— Promis.
Au Basile, rien n’avait vraiment changé depuis leurs tendres années. Le même grand portrait signé Jean-Marie Poirier ornait toujours le mur qui se trouvait près des cuisines, sans qu’on sût jamais vraiment s’il représentait Mick Jagger ou l’ancien propriétaire des lieux. De ravissantes étudiantes minaudaient sur leurs banquettes rouges et, au comptoir, des vieux venaient en voisins siroter leur café du matin. Un serveur pakistanais les accueillit avec le sourire et leur serra la main. Il était déjà là il y a vingt ans.
— Tu viens souvent ? s’enquit l’enseignant de finances publiques, surpris de cet accueil.
— Après mes cours, oui, ça me détend. Je repense au bon vieux temps.
— On était bien, à l’époque.
— On était bien.
— Tu te souviens de Frenay, avec son nez énorme ?
— Droit public ?
— Oui !
— « Sévère mais juste », hein ?
Ils éclatèrent de rire. On leur apporta leurs cafés puis ils se plongèrent tous deux dans leur smartphone.
— Tiens ! s’égaya le prof de fipu en relevant brusquement la tête. J’ai revu Marie, par hasard, à Bercy la semaine dernière.
— Marie ?
— Mais oui ! Marie, la bombe aux yeux bleus qui avait une poitrine superbe, tu te souviens ?
Soudain, le visage du prof de droit administratif s’illumina comme un sapin de Noël.
— Ah oui ! Quelle bombe c’était… Que devient-elle ?
— Elle est au cabinet de Valls.
— Toujours aussi belle ?
— Elle a pris un coup, mais ça va, potable.
— Au cab de Valls ? répéta le prof de droit administratif, pensif.
— Oui, elle s’occupe du financement de l’éco et des PME.
— Intéressant.
— Elle est mariée, deux enfants.
— Évidemment. Tu sais avec qui ?
— Avec Pascal Bauchart, un gars du Budget.
— Connais pas… Qu’est-ce qu’elle était sexy. Tu te souviens, en AD Liv ?
— Si je me souviens, dit son ami d’un air libidineux, on avait tous envie de se la faire.
— Ah oui ! Mais aucun de nous n’a réussi.
— Non.
Ils se replongèrent dans leurs portables, aussi profondément que dans un puits.
— Bon et toi alors, tu vas voter pour qui au final ? finit par dire le prof de droit administratif, mettant un terme à leur studieux silence.
— Je sais pas… Peut-être Bayrou ?
L’autre parut interloqué.
— Mais, il est mort…
— Oui, je sais bien, c’était une blague ! ricana le prof de fipu dont le gros visage ressemblait à une montgolfière.
— C’est dommage d’ailleurs, il était bien, Bayrou…
— C’était le meilleur.
Ils burent leur café en songeant à François Bayrou, qui avait succombé à une crise cardiaque et dont les obsèques eurent lieu quelques jours auparavant à Pau. Tous les responsables politiques d’envergure y assistèrent et saluèrent sa mémoire. Au premier rang de l’église Saint-Jacques de Pau, on vit Alain Juppé verser une larme pour la première fois de sa vie.
— Et Sarko, t’en penses quoi ? s’enquit le prof de fipu qui tendait de plus en plus à considérer son ami et collègue comme un professionnel avisé concernant les questions politiques. À l’évidence, il connaissait son affaire.
— J’en pense qu’il est sorti laminé des primaires et qu’il n’aurait jamais dû se présenter malgré sa défaite, répondit doctement le prof de droit administratif, en consultant en même temps son téléphone. Mais tu sais comment sont ces mecs-là : increvables !
— Juppé a remporté les primaires grâce aux voix de la gauche. Sans ça, Sarko l’aurait pilonné.
— Peut-être mais Juppé a gagné, et les électeurs n’aiment pas ce genre de coup de poignard.
— Ils sont morts tous les deux. Adios. Reste Lemaire. Lui au moins incarne le changement.
— Lemaire, le changement ? Tu rigoles, j’espère…
— Il a démissionné de la fonction publique au moins, contrairement aux autres.
— La belle affaire… Lemaire incarne le changement comme moi je suis pâtissier. Pendant que tu y es, dis moi que NKM incarne la modernité !
— Ou Dati la diversité !
Un brouhaha enfla autour d’eux. Des étudiants venaient de se rassembler devant le 27 avec des drapeaux et des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Nopassaran » ou le traditionnel « F-Haine ». Un jeune homme qui semblait évadé d’un monastère brandissait un grand carton où il y avait écrit : « Grosse truie », avec la photo de Marine Le Pen en-dessous. Le groupe d’activistes scanda tous ces slogans pendant deux ou trois minutes, puis ils se dispersèrent.
— C’est affreux ce qui est arrivé à Morano quand même, dit le prof de fipu, sans doute inspiré par l’image de la truie.
— Oui, mais bon, nuança le prof de droit administratif, ça nous en débarrasse provisoirement !
— Tu as vu les images sur internet ?
L’autre fit non de la tête.
— C’est hilarant ! Elle est dans une foire, ou une kermesse plutôt, elle discute tranquillement avec un groupe d’agriculteurs, des vieux, et soudain, bam, une énorme vache vient la percuter et là on la voit s’effondrer par terre, les quatre fers en l’air, la robe retroussée jusqu’à la taille, gesticulant dans la boue…
— Oui, répondit le prof de droit administratif avec enthousiasme, il faut absolument que je regarde ça !
Le prof de fipu regarda l’heure.
— Faut que j’y aille, dit-il tristement en sortant de sa poche un billet de cinq euros.
— Moi aussi, répondit son collègue.
— On est dans la merde alors, pour ces élections…
— Bah, y a toujours Manu, moi je pense que…
— « Manu » ?
— Ben oui, Macron quoi.
— Mais tu le connais ?
— Vaguement, on avait un cours de GLPMC ensemble, et puis on a fait un peu de ping-pong, à l’AS.
Le prof de droit administratif n’en revenait pas.
— Putain, je savais pas ! tonna-t-il en écarquillant ses yeux comme des parasols.
— Ben si, enfin un peu de ping-pong, hein… Il est venu à deux séances je crois.
— Ouais mais quand même, c’est énorme !
— Pas tant que ça.
Le prof de droit administratif semblait entrer en transe. Un sourire mi-incrédule mi-fasciné s’accrochait à sa bouche et ne voulait plus la quitter.
— Tu connais Macron, quand même…
— Euh non, enfin… vaguement, quoi.
— Et t’as son numéro ?
— Euh… Oui, oui, enfin je crois.
— Fais-voir ! s’écria son ami, extatique.
Bonne pâte, le prof de fipu farfouilla dans ses contacts et tomba sur un numéro correspondant à Emmanuel Macron.
— Tiens, voilà.
— Ça alors. Et tu l’as revu ? Je veux dire : vous échangez parfois ?
— Je lui ai envoyé des SMS, oui…. Mais il m’a jamais répondu.
— Il a pris la grosse tête.
— Faut dire que c’est un sacré parcours.
— Il sera peut-être président un jour.
— Mais pas en 2017.
— Qui sait ?
— Hollande va encore gagner.
— Tu crois ?
— Ça fait chier tout le monde mais c’est comme ça.
— De toute façon, ça changera rien.
Les deux compères plièrent bagage et sortirent du Basile. Un léger crachin tomba comme de la poussière sur leurs crânes dégarnis, incitant le prof de droit administratif à sortir un parapluie de son cartable en cuir.
— Tu vas vers où ?
— Je rentre à Bercy.
— Ligne 1 ?
— Ouais.
Ils repassèrent devant le 27. Les appariteurs étaient toujours là. Parmi eux, il y avait André, l’un des plus anciens, qu’ils avaient connu à l’époque où ils étaient étudiants.
— Ça ne change pas, dit le prof de fipu. On voit toujours les mêmes.
— On ne change pas beaucoup, nous non plus, dit son ami.
Au bout de la rue, au croisement avec le boulevard Saint-Germain, ils s’arrêtèrent, le temps de se saluer.
— Prenons un verre un soir à l’occasion.
— Oui, bonne idée, faisons ça.
Le prof de fipu vérifia dans son téléphone :
— J’ai bien ton numéro ?
— Moi j’ai le tien.
— Bon… on s’écrit ?
— Oui. Et de toute façon on se croisera ici.
— Oui, comme d’habitude.
— Alors prenons plutôt un café un de ces quatre, en sortant de cours, comme aujourd’hui. Parce que le soir… un peu compliqué avec le boulot, etc.
— Oui, parfait, c’est mieux.
— À la prochaine alors.
— Salut.
Leurs deux silhouettes s’éloignèrent en prenant des directions opposées. Le crachin avait cessé. Sur le boulevard Saint-Germain, des étudiants aux cheveux ébouriffés marchaient lentement vers Sciences Po. Ils parlaient de la campagne présidentielle.
Crédit dessin : Alice Des