Fiction - La bêtise artificielle

Fiction - La bêtise artificielle

Boris Bergmann, jeune écrivain prometteur, imagine un monde dominé par les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle dans lequel les hommes auraient la possibilité de devenir « parfaits ». Sont-ils pour autant plus heureux ? Rien n’est moins sûr…

« Mes chères filles – si je vous ai réunies ici ce soir, dans mon bureau, au plus près de moi, que vous soyez actionnaires, employées ou amies, c’est que l’heure est grave. Jamais, en prenant la direction après la mort de ma mère, je ne m’attendais à devoir prononcer ces mots si lourds, cette sentence un peu clichée : « heure » et « grave », côte à côte, dans une même phrase, deux coups de poignard. Tout allait si bien, vous le savez mieux que personne. La minute heureuse semblait durer éternellement. Nos actions étaient au beau fixe, notre pôle innovation porté par les meilleures chercheuses, les médias fascinés par notre succès et le public conquis en redemandait…

Ce beau panorama de carte postale a pris feu. D’abord, quelques étincelles, en bas de page, dans les coins. Notre dernière application a vacillé en Asie, notre générateur de désirs automatiques s’est moins bien vendu, il faut le reconnaître. Et puis il y a eu ces histoires de sexisme dans nos laboratoires, tout ça parce que nos collègues masculins étaient un peu moins bien rémunérés… Les procès, les scandales. Les accusations et les pétitions Facebook du comité « Osez le Masculinisme ! ». Nous n’avons pas réagi. Nous avons laissé faire, pensant que la plaie cicatriserait d’elle-même, comme une grande. Nous avons été aveugles. Moi la première. En tant que présidente, votre « grande sœur » à toutes, je me dois d’être sincère : les étincelles des derniers mois ont laissé place à des braises furieuses. Si nous ne faisons rien, c’est la faillite assurée. Le feu nous prendra tout. Et nous serons toutes responsables.

Que s’est-il passé ? Toutes les nuits, dans mon lit trop froid, cette question est devenue mon amante : elle revient sans cesse, m’empêche de dormir, me tient éveillée, malheureusement pas pour les bonnes raisons. Elle m’obsède.

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L’arrivée sur le marché du smartphone intégré© a été plus importante que le charbon ou le pétrole. Plus radicale que l’électricité ou internet. C’était là notre révolution industrielle. Pas celle des livres d’histoire, en noir et blanc. Mais la nôtre, en live, la révolution à laquelle il fallait prendre part, de face. Il était temps. Enfin l’homme pouvait directement s’augmenter, par lui-même, choisir ses propres applications comme on choisit la saveur d’une boule de glace, son propre savoir telle une nouvelle paire de chaussures en période de soldes, sa propre update selon sa volonté. Tout était désormais à portée. Le progrès semblait avoir atteint, pour la première fois de l’histoire de l’humanité, son but.

Sans attendre, les craintes crispées des psys et autres gâcheurs de fête furent balayées : toutes leurs études sur les méfaits de l’écran, sur les risques d’une « dépendance », tous ces bla-bla étaient caduques. L’écran n’existait plus. Le smartphone intégré© devenait le nouvel organe vital, tel un second cœur, une méta-colonne vertébrale, un nouveau sexe ou un troisième œil. Accompagné du nouvel orifice – un port USB entre l’oreille droite et la nuque, implanté huit jours après la naissance, telle une circoncision inversée – l’être humain pouvait désormais ingurgiter une toute nouvelle sorte d’aliments : des savoirs, des œuvres, des cartes, des recettes de cuisine, des exercices sportifs, du talent… Bâillonnant les diktats du génome, l’homme avait également la possibilité de s’offrir de nouveaux gènes selon ses envies : couvrir cette calvitie que je ne saurais voir, augmenter la taille du sexe ou redresser une dentition trop bancale. Nous avons offert, à un prix modéré, l’élitisme pour tous. L’excellence réellement démocratique contre une toute petite intervention chirurgicale. Le génie et la beauté en échange d’une entaille, il fallait être fou pour refuser... « Deviens ton propre smartphone et tu deviendras qui tu veux. » Certes le slogan n’a pas plu à tout le monde. Il y a toujours des réticents pour soupirer, des extrémistes de l’échec pour condamner. Ils voulaient rester humain c’est-à-dire inégaux, soumis à la nature, au destin. À la fortune. Ils ont même créé leur petit parti politique : Fortuna Forte. Pour défendre l’incertaine destinée des choses, comme ils disent. Pffff. Des reliques du passé. Où sont-ils aujourd’hui ? On ne les entend plus. Tous ont fini par céder. L’opinion publique a tranché : le hasard est has-been, on préfère la victoire sur soi-même, la certitude d’être étincelant.

Mais le plus grand succès, pour notre entreprise, fut l’intégration, dans les tissus du corps humain, de la rencontre amoureuse. Fini l’aléa toujours décevant de l’amour – cette application passéiste et ringarde. Fini l’aléatoire des sites de rencontre, où l’on pioche sans trop savoir sur qui (ou parfois, sur quoi) l’on va tomber. Avec notre option TENDER, directement intégrée au cœur, on peut désormais, au moindre eye-contact, analyser l’autre dans ses profondeurs les plus intimes, connaître d’emblée l’ensemble de ses aptitudes, de ses goûts, de ses secrets, ses souvenirs, ses désirs, ses passions, ses fantasmes, ses envies. « Plus de surprise = plus de déception ». Ce slogan, personne ne l’a jamais contesté. La vieille méthode – rendez-vous ennuyeux, baiser trop baveux, mauvaise première nuit, retombée décevante, dépression du lendemain – était définitivement de l’histoire ancienne. Grâce à nous, les gens s’aiment pour ce qu’ils sont vraiment, que ce soit pour une nuit ou pour la vie. Les battements de cœur ne trompent pas, et notre appli est là pour les écouter, les bercer, les réveiller s’il le faut : elle seule sait ce que le client veut sans oser se l’avouer, elle seule lit au-delà des lignes de la main, elle seule lit dans les veines, dans les artères, dans les abîmes du corps. Certes, le prix de lancement de l’appli n’était pas donné. Mais grâce à elle, nos bénéfices ont explosé. Jamais mon arrière grand-mère, qui fonda il y a plus d’un siècle une « agence matrimoniale » – comme ce mot semble daté quand je le prononce aujourd’hui – n’aurait pu s’imaginer le succès de l’entreprise familiale.

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« À quoi bon apprendre quand on peut, en quelques clics, ingurgiter tous les savoirs, toutes les langues, sans effort, telle la prise d’un simple cachet d’aspirine ? »

Tout semblait rouler pour nous, que des feux verts, du vent dans les cheveux et les mains libres. À coup de quelques mises à jour, nous améliorons notre fleuron pour le rendre plus précis, plus efficace… et toujours un peu plus cher. Nous avons été emportées par notre surplus de confiance. Je crois que les Grecs ont un mot pour ça : c’est l’hybris qui nous a frappé. Nous nous sommes vues nouvelles Vénus, mettant Cupidon au chômage, car nous n’avions plus besoin de ses flèches, nous avions notre serveur en nous, juste parmi les justes, flair le plus fin, cœur qui jamais ne vacille, certitude absolue. Nos options spéciales « Femme » furent la clef de notre succès chez cette clientèle particulièrement exigeante en matière de rencontres amoureuses. Les facultés « supplément romantisme », « spécial coup d’un soir » ou « rapport de force inversé » qui permet à la femme de devenir plus forte que son partenaire masculin, et ainsi renverser la domination trop longtemps subie par notre sexe, ont cartonné. J’ai fait la couverture du ELLE dans 54 pays, les marques voulaient s’associer à notre ascension, les fêtes à notre gloire eurent des retentissements par-delà toutes les mers.

La crise des universités aurait du être l’avertissement retentissant, un frein à notre confiance. Nous n’avons rien fait. Nous pensions que les professeurs, en majorité des hommes, méritaient cette déchéance : plus d’élèves, pénurie d’apprentis, bankrupt d’effectifs, classes vides et couloirs silencieux… À quoi bon apprendre – encore un mot plein de poussière – quand on peut, en quelques clics, ingurgiter tous les savoirs, toutes les langues, sans effort, sans contrainte, telle la prise d’un simple cachet d’aspirine ? Des nouveau-nés parlent déjà le latin, connaissent Héraclite et Eschyle. Les parents payent chers pour une option sportif de haut niveau, trader ou banquier. Plus besoin d’études. Harvard a fermé ses portes. Suivie de près par toute la IVY League. Puis le MIT. Toutes ces facs prétentieuses, élitistes et fermées, aux frais de scolarité hors de prix… elles payent leur manque d’humilité. Bon débarras ! En France, on a réagi : la Sorbonne est devenue un magasin de smartphone intégré©. La plus vieille fac du monde a montré l’exemple en transformant ses doctorants et ses professeurs en vendeurs attentionnés. Ça n’a pas suffi. Le business du savoir était foutu. Le cerveau d’un prix Nobel de Maths ne vaut plus des millions mais quelques milliers de bitcoins. Quant à celui d’une mention Très Bien au bac, on le trouve pour quelques centimes, en très bon état, sur le Bon Coin…

Nous pensions éviter la casse : les gens ont beau s’acheter une culture, un savoir, une beauté, ils demeurent incapables de tomber amoureux tout seul. Nous, au moins, restions utiles. C’était ce que nous croyions. Nous nous sommes trompés. Tous nos critères sont caducs. Les hommes sont tous parfaits, trop lisses, et l’amour a besoin de fissures, de prises, de creux et de fentes pour s’immiscer. Désormais on préfère rester seul : c’est la nouvelle mode, le nouveau style, l’aura de perfection est trop socialement valorisée. On préfère rester dans sa bulle dorée plutôt que de la salir en l’ouvrant à l’autre, en partageant, en prenant le risque d’échouer en amour...

J’entends votre douleur. Je vois vos larmes. Ce sont les miennes. Elles ont le même goût, triste. Après tout, nous sommes femmes avant d’être businesswomen. Nous avons en nous l’art de propager du sentiment. C’est dans notre nature, malgré ce cœur métallique qui nous empêche d’y croire encore. C’est notre rôle. Calmez-vous. Je ne viens pas les mains vides. J’ai trouvé la solution, notre salut. J’ai pensé au moyen de les faire s’aimer à nouveau, eux, hommes et femmes, nos clients.

Image: Shutterstock

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S’ils sont trop parfaits pour tomber amoureux, rendons-les imparfaits. Si l’intelligence artificielle et la beauté numérique ont définitivement tué les petits détails qui nous rendaient spécial aux yeux de l’autre, réinventons ces imperfections. Réinculquons-leur le gêne de l’idiotie, des plus mauvais penseurs, des piètres danseurs, des pires du pire, des ennemis de l’instinct. Mettons en option une jambe qui boîte, un strabisme, une coupe de cheveux ratée, une mauvaise odeur, une poussée d’acné, un ongle incarné, un petit sexe, des seins ramollis, un ventre mou. Cherchons les idiots les plus marquants, les débiles de leur temps, les réticents, les rejetés, les sans-smartphone-intégré© : ils deviendront leurs modèles, leurs héros, leurs premiers rôles. Proposons-leur du réflexe animal : la mauvaise foi d’une chèvre, l’élégance d’un éléphant, l’odeur d’une vieille vache, la colère d’une oie, les fientes d’une mouette, les peurs d’un rat… Pour un retour vers la normale, vers la nature. Abattons la perfection que nous leur avons vendue. Ils s’en sont gavés, ils sont repus, dégoutés. Cédons-leur la marche arrière. Le retour vers la faille. Donc le retour vers l’attirance. Vers l’imparfait. Vers la chute. Vers le vrai. Plus d’élite, plus de lisse, plus de beau. Du laid et du gros. Faites-moi confiance. Ils vont adorer. Un retour en arrière. Tous regrettent. Ils ne se reconnaissent plus dans le métro. Il y a trop de cheveux soyeux et de yeux bleus. Quelle fatigue, ce mimétisme. Quelle déception, cette solitude. Inversons la formule. Ce n’est plus l’œuvre au noir des alchimistes qui transforment le métal en or, mais l’œuvre au con. Rendons-leur l’humanité. Et sa connerie. Surtout sa connerie. Appelons-la comme il se doit, cette application, à leur image : « La Bêtise Artificielle. »

Je le sens bien, mes sœurs. Après tout, n’est-ce pas la tradition ? Rien ne s’est jamais mieux vendu que la bêtise… »



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