Analyse - Patrick Moreau : "Pour les Autrichiens, l'extrême-droite est devenue un parti normal"
L'investiture ce lundi 18 décembre à Vienne du nouveau gouvernement autrichien, formé par les chrétiens démocrates conservateurs (ÖVP) et l’extrême-droite (FPÖ), semble avoir été accueillie avec une certaine indifférence par les autres pays européens. Peut-on y voir une banalisation de l'extrême-droite en Europe? Quels sont les enjeux et les conséquences d’un tel gouvernement, quelques mois avant que l’Autriche ne prenne la présidence de l’UE? Patrick Moreau (promo 84), historien et politologue, spécialiste des extrémismes en Europe et des pays germanophones, a répondu aux questions d’Émile. Il vient de publier à la Fondapol une note intitulée "Autriche : virage à droite".
En bref :
Le nouveau gouvernement autrichien de coalition, formé par les chrétiens démocrates conservateurs (ÖVP) et l’extrême-droite (FPÖ), a prêté serment lundi 18 décembre à Vienne. Le conservateur Sebastian Kurz, désormais plus jeune dirigeant du monde à 31 ans, avait remporté les élections législatives en octobre, avec 31,5% des suffrages. Le président, Alexander Van der Bellen, un écologiste libéral, a investi le nouveau gouvernement, dans lequel six ministères et le poste de vice-chancelier reviennent au parti d’extrême-droite et à son leader, Heinz-Christian Strache. Plusieurs manifestations se sont tenues en parallèle de l’investiture pour s’opposer à cette alliance.
Sebastian Kurz a préféré s’allier avec le FPÖ, qui avait obtenu 26% des voix aux législatives en octobre, plutôt qu’avec les sociaux-démocrates (SPÖ), arrivés en deuxième position avec 27% des voix. Pourquoi cette décision ?
C’est simple : la grande coalition ÖVP-SPÖ était quelque chose dont ne voulaient plus les Autrichiens, qui la considéraient à bout de course. Elle existait depuis 50 ans, excepté quelques courtes exceptions. Et son rejet était aussi fort que l’hostilité à l’immigration. Sebastian Kurz, qui sait lire les sondages, en a tiré les conséquences logiques. Il a ainsi décidé que la seule méthode pour transformer l’Autriche était une coalition avec le FPÖ. D’autant que les politiques économiques des deux partis étaient quasi-identiques. Ils se battront peut-être autour de l’intensité du retour identitaire de l’Autriche, mais sont relativement d’accord sur le fond, en matière économique.
Le président Van der Bellen aurait fixé des lignes rouges au gouvernement de Sebastian Kurz. Quelles sont-elles ?
Si le FPÖ brisait sa parole et décidait de provoquer une consultation populaire autour de la sortie de l’Union européenne, le président Van der Bellen pourrait intervenir. La constitution autrichienne donne au président de la République un pouvoir de dissolution du gouvernement, et cela de manière totalement autonome. S’il estime que le gouvernement entre en contradiction ou met en danger la république autrichienne, il pourra donc le dissoudre. Cela ne s’est encore jamais produit, mais vous pouvez retrouver mon analyse de la problématique constitutionnelle dans « L’Autriche des populistes », une note mise en ligne sur le site de Fondapol. C’était à l’époque de la présidentielle, quand Norbert Hofer, du FPÖ, était en position de remporter les élections.
Le président a également parlé du respect « de l’histoire de l’Autriche »…
En effet, il faisait alors référence au national-socialisme. Le cœur dirigeant du FPÖ est composé de nationaux allemands, qui ont pour utopie la refondation d’un Reich transgermanique allant de Strasbourg - avec l’Alsace-Lorraine - à l’Autriche, en englobant l’Allemagne. C’est ce qu’on appelle le courant national allemand, un courant historique très ancien. Si le FPÖ décidait d’aller dans le sens d’une réunification avec l’Allemagne, ce qui est certes peu probable, le président de la République pourrait dissoudre le gouvernement. Et la deuxième dimension sous-entendue par Van der Bellen est celle du révisionnisme historique. Il y a eu de très nombreuses ambiguïtés par rapport au national-socialisme dans l’histoire du FPÖ, surtout sous son précédent leader Jörg Haider. Avec Heinz-Christian Strache (devenu vice-chancelier d’Autriche le 18 décembre dernier), cela s’est nettement atténué, mais on a quand même à l’esprit son passé néo-nazi, qui a bel et bien existé.
La réponse des autres Etats membres de l’Union européenne est bien faible, surtout en comparaison des réactions et des sanctions contre l’Autriche après la première coalition faite avec le FPÖ dans les années 2000. Pourquoi ? Peut-on parler de banalisation de l’extrême droite en Europe ?
C’est une réponse à plusieurs niveaux. Au niveau européen, il faut d’abord regarder ce qu’il se passe en dehors des frontières de la France. Vous avez de très nombreux pays dans lesquels des formations nationale-populistes sont associées au pouvoir, comme au Danemark, en Finlande et en Slovaquie, ou l’épisode bulgare avec Ataka. Il y a eu une banalisation de la coopération de l’extrême droite et du national-populisme au niveau gouvernemental.
La deuxième dimension est celle de la transformation même du FPÖ. Tout l’art de Heinz-Christian Strache depuis 2005 a été de banaliser son parti. Jörg Haider était un peu le diable en personne : il était antisémite, pro-Saddam Hussein, pro-Kadhafi… Lorsque Strache a récupéré le parti en 2005, le FPÖ était en décomposition. Il lui a redonné un visage « quotidien », le plaçant à tous les niveaux du système politique autrichien, que ce soit communal, régional ou national. Il a éliminé entièrement tous les éléments fascisants, il n’y a pas de skin heads, de service d’ordre, et le langage du parti a lui-même été adapté pour donner au FPÖ un visage de normalité. La radicalité du parti est paraît donc moindre, et aujourd’hui, lorsqu’on interroge les Autrichiens, 75% d’entre eux disent que le FPÖ est un parti normal.
Les positions du FPÖ sont-elles déjà visibles sur la feuille de route de l’exécutif, publiée lundi ?
Dans sa première interview après l’investiture, Heinz-Christian Strache a déclaré « savoir qu’ils n’étaient pas des magiciens ». Il est impossible de transformer la société autrichienne en cinq minutes. Le programme sécuritaire qu’ils souhaitent mettre en place -surveillance accrue des communications internet, renforcement des services de protection, recrutement massif de policiers, lutte très intensive contre l’islam politique avec la fermeture des mosquées ou de jardins d’enfants jugés radicaux, etc- ne se fera pas rapidement. Cela nécessite du recrutement et de la formation.
Ce qui se fera par contre très rapidement sera la modification des procédures de soutien aux étrangers, qu’ils soient européens ou non. Il n’y aura plus d’aides financières, mais également plus de distribution et d’aide matérielle. Il y aura aussi des expulsions massives de personnes installées illégalement sur le sol autrichien, des renvois en direction de la Grèce, de l’Allemagne ou de l’Italie… Ces mesures sont d’ailleurs attendues par la population.
Une troisième transformation sera celle du système de chambres de représentations autrichiennes, que Kurz souhaite faire disparaitre, car elles sont aujourd’hui des zones de pouvoir sociaux-démocrates. Enfin, l’ultime point de transformation sera la question de la réforme de la santé et de l’enseignement. On reviendra à des méthodes traditionnelles d’enseignement, avec un système de notes, avec des classes d’accueil obligatoires pour les étrangers jusqu’à ce qu’ils parlent l’allemand. Les universités réintroduiront le versement par les étudiants de frais de scolarité. Enfin, Kurz veut réformer le secteur de la santé, qu’il juge trop coûteux et à deux vitesses. Le nombre d’hôpitaux jugés inutiles sera réduit, ainsi que le nombre de caisses de sécurité sociale, qu’il souhaite fusionner.
Tout cela prendra du temps, le système juridique autrichien étant tout aussi complexe que le nôtre (rires). D’autant que ces sujets étant assez sensibles, on peut s’attendre à une résistance d’une partie de la population. Chaque personne peut défendre ses droits devant la Cour constitutionnelle, qui a l’avantage de moudre très lentement. Le programme Kurz-Strache est donc très radical sur le fond, mais cela va être difficile à réaliser.
Quel avenir pour la présidence de l’UE, que l’Autriche doit obtenir au second semestre 2018, sachant que le FPÖ a obtenu plusieurs ministères, dont trois régaliens (Intérieur, Défense, Affaires étrangères) ?
Cela ne va pas être facile, d’autant plus que la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Karin Kneissl, est très radicale. On a affaire à une véritable spécialiste des affaires internationales, qui a d’ailleurs fait un stage à l’ENA, mais qui n’est pas quelqu’un de souple. Cela peut donc se passer assez mal. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer l’intelligence de Kurz. C’est un très fin politique, il a été ministre des Affaires étrangères, il connait parfaitement la mécanique de Bruxelles. Il fera tout pour éviter un clash. Mais il ira aussi loin que possible dans ce qui est son objectif premier : la lutte contre l’immigration.
Quant à la gestion de l’Europe, vu son état, et c’est un avis personnel, cela ne peut pas aller plus mal. Vous avez une Europe qui a éclaté en deux blocs : un bloc macronien d’un côté, avec la France et l’Allemagne notamment, et de l’autre côté les pays de Visegrad, le Danemark, et maintenant les pays des Balkans. La chance de Kurz pourrait d’ailleurs d’être de se présenter comme un pont entre ces deux mondes, entre ces deux blocs.
Propos recueillis par Alix Fontaine