Prix littéraires : derrière les bandeaux rouges
Alors que commence la saison des Prix Littéraires, Jessica Nelson (promo 01) romancière et cofondatrice des éditions des Saints Pères, nous fait entrer dans ce monde qu'elle connaît bien, pour avoir participé à la création du prix de la Closerie des Lilas.
C’est un rituel immuable de l’année littéraire, un temps fort dans le monde de l’édition, un paroxysme d’angoisse pour une poignée d’auteurs privilégiés (une quinzaine, parmi les 600 ou 700 qui composent la fameuse « rentrée littéraire ») figurant sur les premières listes : la saison des prix, ouverte en octobre par la remise de celui de l’Académie française et clôturée par le prix Décembre (qui comme son nom ne l’indique pas est désormais programmé en novembre !). Si quelques prix remis à d’autres moments comptent, et nous verrons lesquels, c’est bel et bien l’automne qui cristallise les passions, les rivalités, les enjeux de prestige et commerciaux. Il ne faut pas oublier que les fêtes de fin d’année sont l’occasion de glisser des livres soigneusement empaquetés sous le sapin… C’est peut-être la raison pour laquelle la proposition audacieuse de feu Claude Durand, qui consistait à avancer la rentrée littéraire à juin afin de bénéficier de l’effet « lecture sur la plage », ne fut jamais sérieusement envisagée…
Pourquoi est-il si important de figurer sur une première liste ? Parce que, si ce n’est pas déjà le cas, le livre attirera probablement sur lui l’attention des médias. Pourquoi est-il si formidable de remporter un prix ? Parce que, au-delà d’un gage de reconnaissance des pairs, c’est un moyen de booster les ventes – « passer la barre des cent mille », selon une expression désormais consacrée.
Mais l’effet prescripteur des prix littéraires d’automne est en baisse. La bannière rouge et blanche du Goncourt, du Renaudot, du Femina, du Médicis, de l’Académie française et de l’Interallié, n’est hélas plus le gage d’un best-seller. Faut-il invoquer l’érosion de la vente de livres dans l’Hexagone, comme d’ailleurs partout dans le monde ? La cote de confiance a-t-elle chuté en raison de connivences et stratégies supposées – on a longtemps surnommé le palmarès du Goncourt « Galligrasseuil », en référence aux trois éditeurs qui le recevaient, en alternance et de façon quasi-systématique ? Un prix en perte de popularité et de puissance se mettant à couronner un livre déjà gagnant, bon ou mauvais calcul pour son image ?
Tous ces facteurs jouent, mais il en est un autre dont on parle peu. L’inflation du nombre de prix (ils seraient plus de deux mille, en France) n’aurait-elle pas contribué à diluer l’identité, l’essence, la ligne éditoriale, des principales distinctions ? À tel point, par exemple, que le Médicis (obtenu en 1985 par Michel Braudeau pour Naissance d’une passion au Seuil ou encore, en 2005, par Jean-Philippe Toussaint pour Fuir chez Minuit) n’est plus l’assurance, comme ce fut le cas jadis, de faire découvrir au lecteur une littérature pointue et avant-gardiste. Censé couronner un écrivain débutant ou dont la notoriété est inférieure au talent, il fut attribué à des auteurs déjà installés. À tel point que le prix Interallié, remportés par cinq Alumni depuis 1975 (Jacques Duquesne, Patrick Poivre d’Arvor, Frédéric Beigbeder, Florian Zeller et Michel Schneider) n’est plus, comme jadis, une affaire de journalistes… À tel point que le Femina ne couronne plus forcément des femmes alors que proposer une alternative au Goncourt très « masculin » fut sa raison première d’exister.
Attention : il n’est nullement question ici de remettre en cause la qualité des œuvres primées ou la lecture des jurés. L’objectif est bel et bien d’évaluer si l’identité des prix est suffisamment claire pour le public... N’est-il pas devenu très difficile de la définir avec précision ? La littérature, c’est une affaire de subjectivité, de passion. Les raisons qui conduisent à la création d’un prix devraient-elles rendre immuables ses objectifs ?
Je peux parler d’expérience, avec le prix de la Closerie des Lilas, belle récompense du printemps qui s’appuie sur un jury tournant pour garantir son indépendance. Dès le départ, en 2007, l’idée était de récompenser une littérature populaire mais de qualité, écrite par une femme. En toute liberté. Nous avons tâtonné pour établir notre identité et nos objectifs : d’Anne Wiazemsky, lauréate de notre première édition, à Julia Kerninon, en 2016, il y a plusieurs pas… Comment, notamment, établir la présélection ? Peut-on mélanger romancières connues et débutantes sur une liste ? Privilégier les inconnues ? Aider les méconnues ?
Quoi qu’il en soit, le prix Goncourt, remis en 1988 et 2016 à des Sciences Po (Erik Orsenna pour L'Exposition coloniale et Leïla Slimani pour Une chanson douce), avec un jury composé de familiers de notre école telle Françoise Chandernagor, demeure le plus prescripteur. Les premières distinctions culturelles et littéraires françaises sont certes antérieures à sa création (décidée en 1892, effective en 1903), mais c’est bel et bien ce prix qui, contrepied à l’Académie française qui refusait d’intégrer les romanciers dans ses rangs, lança la mode des prix littéraires au début du siècle dernier. Ceux qui furent créés par la suite, ceux-là même qui rythment l’automne littéraire, virent le jour pour se démarquer de leur auguste aîné, puis des uns et des autres… Le Renaudot fut créé en 1926, alors que l’on attendait les résultats du vote Goncourt. En 1930, l’Interallié, alors qu’on patientait pour connaître la décision du Femina, voit le jour. Et, en réaction aux prix de l’establishment, on a vu ces trente dernières années fleurir des prix qui, adossés à des médias, qui, reposant sur le vote du public, ont su créer leur place et imposer leurs identités : prix du Livre Inter, prix RTL Lire, prix des Maisons de la Presse, prix des Lectrices de ELLE…
« Goncourt : Gens qui, à tout prix, voulaient laisser leur nom dans les Lettres » : avec toute l’admiration que l’on peut vouer à Jacques Prévert, n’était-il pas un peu vache en écrivant cette phrase ? Vouloir laisser son nom, est-ce un péché si grave ? Peut-on blâmer les frères Edmond et Jules de Goncourt d’avoir désirer graver leur signature dans la stèle de l’histoire de la littérature, en distinguant un auteur pour le mettre à l’abri du besoin, qu’il soit découverte ou consécration ? Dans un monde où la littérature semble perdre du poids, notamment au profit des écrans, les prix ne sont-ils pas fondamentaux, participant à un écosystème plus que fragile ? À moins de penser que littérature et commerce ne devraient pas faire bon ménage, la première étant par essence trop noble pour se soucier des chiffres. Primer la littérature, estimer sa valeur, lui donner un prix, ne serait-ce pas… la désacraliser, questionnent certains ?
Ces considérations n’empêchent heureusement pas les fervents, dont je fais partie, de poursuivre le chemin de la création des prix littéraires qui ont encore de beaux jours devant eux.