À quoi sert l’Europe ? Mythes et réalités
Emmanuel Macron, interrogé au sujet du Brexit au sommet de Salzbourg, a déclaré que « ceux qui veulent nous convaincre qu’on peut facilement se passer de l’Europe, que tout ira très bien et que cela leur rapportera beaucoup d’argent sont des menteurs ».
Mais quelle est la plus-value de l’Union européenne face aux problèmes actuels ? C’est la question posée à trois observateurs de la « machine » européenne ce mercredi 10 octobre, qui ont tous en commun de bien la connaître de l’intérieur, avec, pour chacun, une expertise particulière qui va du commerce à l’immigration en passant par le numérique.
Pourrait-on faire sans l’Europe ?
48 % des Français ont voté contre Maastricht en 1992, 54 % contre la Constitution européenne en 2005. En se faisant l’avocat du diable, est-il possible d’imaginer que sans l’Union européenne, tout ne se passerait pas si mal ? Marc Mossé ne veut pas l’imaginer. Car l’Europe n’est pas qu’un idéal de partage de valeurs et de promesse de prospérité : elle est aussi garante de la paix. « Nous avons eu 70 ans sans guerre. On ne le doit pas qu’à l’Union européenne, mais c’est un facteur important de cette pacification. Au sein de l’Union européenne, il y a un destin commun. Le nationalisme, c’est la guerre. »
Thomas Guénolé n’y croit pas pleinement, car « ce qui a permis la paix sur l’espace territorial européen, c’est la guerre froide : l’équilibre de la terreur entre bloc de l’ouest et bloc de l’est. La seconde où la guerre froide a cessé, les guerres ont réapparu ». Même s’il se dit fidèle à l’idéal européen, l’UE, selon lui, n’est pas l’Europe : « Sans cette Europe-là, ça irait mieux : il faut la remplacer et non la rafistoler. » Et de répertorier ses griefs contre l’Union européenne : « La fraternité a laissé place à une concurrence sauvage de tout le monde avec tout le monde. L’harmonisation sociale et fiscale étant interdite par les traités européens, ce qu’on fait, c’est produire à un endroit, payer à un autre, et envoyer les marchandises ailleurs. »
Peut-on alors se passer d’Union européenne ? La presse envisage désormais ouvertement la question : pour Elvire Fabry, il serait malvenu d’éluder le problème. Même si le cas hongrois a de quoi inquiéter, il existe pourtant un « socle de valeurs chez les 27, une spécificité d’un mode de vie européen, avec un attachement à l’État de droit ». Les défis qui attendent les quelque 500 millions d’Européens ne doivent pas faire oublier la force du marché commun européen, véritable « base arrière » pour les entreprises européennes. Elvire Fabry rappelle que 57 % des services et 63 % des biens issus d’entreprises européennes sont destinées au marché intra-européen.
Faut-il une Europe à deux vitesses ?
Dans son essai The Road to somewhere, le journaliste britannique David Goodhart a fustigé un élargissement européen « arrivé bien trop vite, particulièrement sur la libre circulation ayant conduit au Brexit. Nous avons un marché du travail très ouvert et très flexible, qui ne protège pas les habitants historiques autant que les autres pays européens. » À 28 — ou tout du moins à 27 avec la probable sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne — est-ce encore possible de s’entendre, sur fond d’antagonismes nationaux ?
Marc Mossé, qui de par ses fonctions est un habitué du processus européen, reconnaît que la lourdeur des institutions européennes peut « donner le vertige ». Mais sans Union européenne, il y a également le risque d’un retour à la loi du plus fort. « À 28, même avec des passages chaotiques, nous serons préservés du moment de bascule. » Et de citer Les Somnambules de l’historien Christopher Clark, qui explique le délitement européen du début du XXe siècle qui a mené à la Première Guerre mondiale, déclenchée par un attentat.
Immigration : l’ouverture de Merkel ou le repli d’Orbán ?
Lorsque Angela Merkel a décidé d’ouvrir ses frontières en 2015, elle a provoqué un appel d’air sans précédent. Face à elle, Viktor Orbán provoque un tollé en affirmant vouloir ne recevoir que les « réfugiés Allemands, Hollandais, Français, Italiens, les chrétiens qui doivent fuir leur propre pays ». Les élites européennes se sont-elles aveuglées sur l’immigration, provoquant une montée des nationalismes ?
« C’est un manque d’anticipation », admet Elvire Fabry. « La classe moyenne occidentale vit un déclassement, qui crée un terreau face à la question migratoire. L’Europe n’était pas prête, mais on ne réussira pas avec une quelconque option nationale. » Marc Mossé suggère que les institutions ont pris conscience du problème et ont fait des propositions. Mais elles se doivent de porter un message clair, face à une jeunesse désillusionnée et lucide, confrontée aux phénomènes migratoires. « Il faut ramener la question aux gens. Quel est le devenir des jeunes ? Les nationalistes proposent une explication cohérente qu’il ne faut pas négliger ; les progressistes, eux aussi, doivent porter un narratif positif et cohérent. »
La peur de l’immigration et de la perte de l’identité européenne est un faux problème selon Thomas Guénolé. « Prenez le cas français : comment décrire l’identité culturelle éternelle d’un pays qui porte le nom d’une tribu germanique, parle une langue issue d’Italie centrale, a eu une religion qui nous vient du Proche-Orient, et dont deux des plats préférés sont le couscous et la pizza ? Loin de s’islamiser, la société française s’américaniserait plutôt. » Même l’identité politique de l’Union européenne serait une vue de l’esprit : « Je ne constate pas que l’UE ait des valeurs communes au-delà du plus petit dénominateur commun. Nous avons, à une échelle très réduite, une culture politique européenne, essentiellement restreinte à l’UE. Certaines valeurs françaises ne sont pas les mêmes qu’en Espagne ou en Italie : les points communs ne constituent pas une relation d’identité. »
À quoi ressemblera l’Europe dans 20 ans ?
Elvire Fabry en est convaincue, l’Europe n’aura avancé qu’en ayant remis en cause le principe d’unanimité décisionnelle. « Si on passait à la majorité qualifiée, on pourrait commencer à attaquer les choses de manière plus sérieuse. Le mécanisme démocratique, c’est d’accepter la non-unanimité. »
Thomas Guénolé préfère imaginer deux possibilités : soit un plan A, un nouveau traité permettant l’institution de nouvelles protections, comme un Smic européen par exemple. Soit un plan B, avec une sortie des traités, et une refondation avec les pays en accord avec le plan A.
Pessimiste, il pense que de tels projets ont de fortes chances de rester dans le « ciel des idées », car « il n’y a pas de consensus durable qui va servir de locomotive aux autres. Il n’y a pas de projet social européen, mais un nivellement par le bas via du dumping social et fiscal : il y a donc un projet anti-social, mais pas social. Il n’y a pas de couple franco-allemand ; il y a des confrontations entre diverses coalitions, et parfois, nous sommes dans le même camp. »
Comment donner envie de voter pour l’Europe ?
Historiquement, les Français ne se mobilisent pas pour élire leurs parlementaires européens : plus d’un électeur sur deux choisit l’abstention. Et ce ne sont probablement pas les prochaines élections européennes, qui se tiendront du 23 au 26 mai 2019, qui rebattront les cartes. Comment alors motiver les électeurs face au sentiment prégnant que l’Europe ne représente rien pour eux ? Tour à tour, les intervenants ont donné un exemple concret d’une réussite européenne, ayant bénéficié au plus grand nombre :
Marc Mossé souligne combien le RGPD [Règlement général sur la protection des données] démontre que l’Europe est capable de produire un texte sur un sujet complexe, qui par la force des choses, fixera un standard mondial. Mais pour lui, le symbole d’une Europe bénéfique pour beaucoup, « c’est Erasmus, sans aucun doute, qui reste un exemple puissant. Certes, il ne concerne que 4 millions d’individus, mais on pourrait envisager de l’étendre aux formations, aux gens qui travaillent. »
Elvire Fabry admet que « la plus-value tangible de l’Union européenne s’adresse plus aux citoyens en mouvement, aux voyageurs, avec le roaming, par exemple. On néglige aussi souvent ce que l’Europe a fait pour la sécurité alimentaire. »
Peu convaincu, Thomas Guénolé a préféré souligner que les bienfaits liés à l’Europe n’étaient pas pour tout le monde. « Il est difficile d’envisager que, par rapport à l’idéal de fraternité des peuples, l’Union européenne est à la fois un échec et une trahison. Mais ce n’est pas parce que dans vos catégories socio-professionnelles, l’Union européenne, c’est bien, que c’est bien pour tout le monde ! » Et de rappeler que les Français ne se sont pas toujours désintéressés de la question européenne. « En 2005, il y a eu un référendum : les gens se sont passionnés, ils lisaient le traité dans les transports en commun ! Un Français sur deux n’a jamais voté pour la construction européenne qui a été choisie. »
Même si l’on n’a pas choisi le « oui » au référendum — Marc Mossé était de ceux-là — faut-il renoncer à l’Europe pour autant ? « On est face à un moment historique », prévient-il. « Le but des nationalistes est de fracturer l’Europe. Soit on laisse la victoire aux nationalismes, dont on sait, grâce à l’histoire, ce qu’ils produisent. Soit on réaffirme le besoin de paix à travers un chemin certes difficile — celui de travailler à 27 — en répondant aux enjeux de la nouvelle révolution industrielle. »
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