Interview - Abdelilah Laloui : "La curiosité n'est pas un vilain défaut"
Émile est allé à la rencontre d'Abdelilah Laloui, élève de première année à Sciences Po et cofondateur de l'association l'Assemblée des Curieux. Son objectif? Favoriser l'accès à la culture dans les quartiers défavorisés de la banlieue parisienne. C'est en participant au programme de Convention d'éducation prioritaire (CEP) dans son lycée, à Créteil, qu'il a pris conscience du manque de bagage culturel et de l'auto-censure que ses camarades, et lui-même, s'imposaient. Depuis son entrée à Sciences Po, cet admirateur d'André Malraux et de Rainer Maria Rilke regorge de projets pour son association, qui ne cesse de prendre de l'ampleur.
Propos recueillis par Albane Demaret et Nesma Merhoum
Vous avez créé l’Assemblée des Curieux en parallèle de votre candidature à Sciences Po. Est-ce que ces deux initiatives se sont nourries l’une l’autre ?
Tout à fait. C’est en passant le concours dans le cadre de la Convention d’éducation prioritaire (CEP) que je me suis rendu compte, avec la cofondatrice de l’association, que certaines pratiques culturelles étaient totalement délaissées en banlieue. Je venais de Gutenberg à Créteil, un lycée conventionné par Sciences Po, et en préparant le concours, les professeurs nous conseillaient d’aller voir des expositions, d’aller au théâtre... ce que nous n’avions pas du tout l’habitude de faire. La procédure CEP a d’ailleurs été mise en place afin de permettre à des jeunes qui n’ont pas forcément assez de bagage culturel pour passer un concours comme celui de Sciences Po de pouvoir rattraper leur retard et d’intégrer une Grande École. C’était une expérience bénéfique, mais j’ai trouvé extrêmement injuste que nous soyons les seuls à en bénéficier dans notre lycée : nous étions une dizaine sur mille élèves ! Nous avons donc décidé de créer l’association pour pallier ce déficit culturel, mais également parce qu’on trouvait qu’il n’y avait pas suffisamment d’associations culturelles, dans lesquelles des jeunes étaient investis. En terminale, par exemple, j’ai participé à une sortie de l’association Évasions Culturelles et la moyenne d’âge était quand même de 70 ans, avec uniquement des femmes. C’est notamment après avoir participé à cette sortie, et à l’issue de ces constats tout au long de l’année que j’ai décidé de créer l’association.
Pouvez-vous nous expliquer le concept de l’association ?
À l’origine, l’idée était d’organiser des discussions entre lycéens, sur des sujets dont on n’a pas l’habitude de parler, comme la littérature ou le cinéma. Une trentaine de personnes ont participé à la première Assemblée des Curieux, et j’ai été très étonné. Nous avons donc décidé de continuer, le proviseur nous a conseillé d’en faire une toutes les semaines dans l’amphithéâtre du lycée. Nous avons eu de plus en plus de monde, jusqu’à nous retrouver avec 50 élèves. Après mon entrée à Sciences Po, j’ai eu envie de continuer l’association, mais cette fois-ci avec l'intervention d’étudiants auprès des lycéens. Nous souhaitions conserver un modèle horizontal, sans professeurs, dans lequel les jeunes peuvent s’identifier et parler librement. Cette année, on organise aussi des sorties en parallèle des Assemblées des Curieux. On commence à avoir quelques partenaires : l’association Kudakude (qui organise des sorties au théâtre avec des élèves en difficultés) nous offre des places pour pouvoir emmener nos élèves. Nous avons aussi pu organiser une sortie à l’Institut du monde arabe sur l’invitation de Jack Lang. Cette année on a près de 500 élèves inscrits à l’association, dans quatre établissements scolaires, trois lycées et un collège, dont deux sont conventionnés par Sciences Po.
Avez-vous eu l’impression que cette thématique touche les étudiants de Sciences Po ?
Oui, j’ai eu de nombreux retours positifs. Beaucoup d'étudiants de Sciences Po souhaitent s’impliquer et animer des activités. J’ai aussi eu quelques réactions étonnantes. Un étudiant m’a, par exemple, dit que la démocratisation de la culture était un combat perdu d’avance et qu’on n’allait nulle part... J’avais trouvé ça un peu choquant, mais de tels retours sont rares ; d’une manière générale, l’initiative est très bien reçue.
Cette année, l'Assemblée des curieux a été reconnue comme "initiative étudiante" à Sciences Po (un statut provisoire pendant un an avant d'obtenir celui d'association étudiante). Est-ce que vous envisagez désormais de diversifier vos activités ou plutôt d'élargir votre réseau ?
Les deux à la fois ! Nous souhaitons développer un événement annuel qui s’appelle la « Semaine culture & peace ». On interviendrait avec tous les bénévoles de l’association dans nos établissements partenaires pour aborder le thème des discriminations dans les quartiers : homophobie, sexisme, racisme, etc. Nous utiliserons pour support des textes sélectionnés avec des professeurs de Français. Pour l’instant, nous avons choisi un texte du poète autrichien Rainer Maria Rilke sur la femme et un texte de Stefan Zweig, tiré de La confusion des sentiments, sur l’homophobie. J’ai déjà expérimenté ce format par le passé et c’était génial : il y avait un silence dans la classe, on a vraiment pu en discuter. La différence était palpable par rapport aux interventions plus classiques auxquelles j’ai pu assister quand j’étais au collège, où on n’était pas du tout réceptif. Nous avons aussi vocation à créer un réseau pour qu’il y ait de plus en plus d’interactions entre les élèves, et qu’ils décident d’eux-mêmes d’organiser une sortie culturelle, sans qu’un étudiant les y incite.
Selon vous, quels sont les principaux freins à l’appropriation de la culture par les lycéens ou les collégiens qui sont en banlieue ?
Il y a un problème d’autocensure. Quand on parle de culture, les lycéens et les lycéennes avec qui on intervient vont plaisanter entre eux ; c’est une réaction normale de vouloir se moquer quand on ne se sent pas capable de saisir quelque chose. En réalité, je pense que leur curiosité n'est pas assez stimulée. Dans les Assemblées, on insiste bien sur le fait que nous ne sommes pas là pour leur transmettre des connaissances, comme des professeurs, mais nous sommes là pour leur rappeler que c’est à leur portée, malgré les éventuelles moqueries. On nous a souvent reproché de stigmatiser les jeunes de banlieue en faisant ça et en portant ce discours, je leur réponds à chaque fois : « Je viens de Créteil, j’ai grandi là-bas, je ne suis pas là pour stigmatiser mais pour pointer du doigt le problème, et tenter de le résoudre ».
De mon côté, c'est grâce à une prise de conscience que j'ai pu évoluer. Les professeurs qui intervenaient lors des ateliers de Sciences Po étaient cash. Ils nous ont directement fait comprendre qu’on n’avait pas assez de bagage culturel, et qu’il allait falloir le rattraper pendant un an pour avoir une chance d'entrée à Sciences Po. On avait dû écrire une lettre pour notre dossier et la professeure avait lue la mienne devant tout le monde : c’était horrible, je me suis senti hyper mal. En y repensant, je pense qu'elle a eu raison de faire cela, elle a relevé toutes les fautes d’orthographe, tous les mots que j’avais mal utilisés. J’avais trouvé ça violent mais ça m’a permis de faire attention à mon orthographe et aux mots que j’emploie. Je préfère donc quelqu’un qui pointe directement le problème, que des professeurs qui ménagent leurs mots dans une classe parce qu’ils sont à Gutenberg et à Créteil.
Est-ce qu’il y a des thématiques qui touchent particulièrement les élèves ou qui les font réagir ?
Ce qui marche, c’est de toucher à l’amour propre des élèves : quand on leur parle d’inégalités, ils vont tout de suite vouloir entrer dans le débat. Par exemple, lors de l’Assemblée organisée sur la musique classique (celle qui avait attiré le plus de monde par ailleurs), on a débuté en parlant des inégalités. Tous les élèves se sont mis à participer et raconter leurs propres anecdotes. C’était un risque à prendre parce que c’est un peu parti dans tous les sens, mais ça permet d'accrocher leur attention. Et à la fin, nous étions 60 dans un amphi de lycée à écouter du Bach et du Vivaldi. Les élèves étaient divisés en groupe pour donner leur ressenti, et ils ont été géniaux. Ils ont comparé le concerto pour violon de Bach et « La Stravaganza » de Vivaldi à un orgasme. Ils ont osé prendre la parole sur une telle thématique, devant tout le monde. Pourtant, ce sont des élèves qui sont d’habitude extrêmement turbulents : le proviseur nous avait conseillé de faire l'Assemblée en compagnie de professeurs, ce que nous avons refusé.
Est-ce qu’une personnalité vous a particulièrement inspiré ?
André Malraux et Rainer Maria Rilke : c’est avec ces deux personnages que j’ai ressenti pour la première fois le sentiment de pouvoir changer les choses. Dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, le personnage écrit et se rend compte que le monde autour de lui est absurde, sexiste, homophobe et il se dit « si moi, du haut de mes 26 ans, j’ai réussi à penser ça, pourquoi ne ferais-je pas quelque chose pour le changer ? » Après avoir lu ce texte, j’ai eu un élan d’inspiration et j’ai décidé de créer l’association. Les discours d’André Malraux m’ont aussi beaucoup parlé. À un moment, il parle de la musique, et dit : « Il est ridicule de demander à des enfants d'aimer la musique en leur donnant des coups de règle sur les doigts quand ils ne savent pas solfier. » J’utilise toujours ce passage, qui figure d’ailleurs dans notre nouvelle plaquette comme référence dont s’inspirent les Assemblées des Curieux. Le but des Assemblées n’est pas de juger de ce qui est bien ou mal, mais de leur ouvrir l'esprit. Par exemple, quand des élèves nous demandent pourquoi la musique classique serait mieux que le rap, je leur réponds : « si je te parle de musique classique, tu vas tout de suite te moquer de moi, mais quand je te parle de rap ça te parle tout de suite ». Nous devons travailler sur cela. D’ailleurs, la prochaine assemblée, prévue au ministère de la Culture dans quelques semaines, aborde cette thématique sous l'angle suivant : pourquoi aimer le rap et pas la musique classique (et inversement) ?