Ingrid Levavasseur : "Ce qu’on demande, c’est d’être pris en considération."
Originaire de Normandie, cette aide-soignante trentenaire, mère célibataire, s’est rapidement imposée comme l’une des figures emblématiques du mouvement des « gilets jaunes ». Elle a accepté d’expliquer à Émile les raisons de son engagement et ses intentions dans le cadre de la préparation des élections européennes.
Propos recueillis par Laurence Bekk-Day et Sandra Elouarghi
Photos : Elisabetta Lamanuzzi
Quel a été le point de départ de votre engagement ?
Cela vient de très loin : de mon enfance. Je viens d’une famille de quatre enfants ; ma mère était une femme battue, qui a dû se sortir des griffes de son bourreau. J’avais 6 ans lorsqu’on est allés vivre dans un foyer pour femmes battues. J’ai des souvenirs très précis de cette période. J’ai vécu la nécessité d’aller à la Croix-Rouge pour pouvoir manger ; ma mère devait travailler des heures et des heures pour pouvoir subvenir à nos besoins. Elle nous a élevés toute seule, mon père n’ayant jamais participé à notre éducation.
J’ai commencé par un CAP serveuse, puis j’ai été vendeuse. Après, j’ai réussi à être sapeur-pompier volontaire, et ensuite aide-soignante. J’ai fait du soin palliatif à domicile ; j’ai vécu la maladie et les difficultés financières des patients, leur manque de mutuelle, leur manque de biens, leur manque de tout. Moi-même, je ne m’en sortais pas, alors je me suis dit : « Il faut que je fasse un travail où je peux travailler plus et gagner plus. » J’ai trouvé un poste d’ambulancière ; entre deux, j’ai eu une semaine de repos, et je suis allée sur le péage d’Heudebouville, où se réunissaient les « gilets jaunes », et c’est comme ça que les choses ont commencé. Ensuite, tous les jours, je suis revenue.
Pourquoi aviez-vous à cœur de faire partie de ce mouvement ?
Il m’a permis de me rendre compte que je n’étais pas la seule à souffrir. Parce qu’en fait, j’avais honte ; je ne parlais jamais de ma situation. Quand on allait au restaurant avec des amis, je choisissais toujours ce qu’il y avait de moins cher, je ne prenais pas de boisson ni de dessert, parce que je me disais : « Il faut que je fasse bonne figure. » Je pensais que ce n’était qu’un problème de gestion de mon budget. Alors j’ai arrêté l’abonnement à la salle de sport, j’ai arrêté le restaurant. Même mes vêtements, je les portais jusqu’à l’usure. Et pourtant, j’étais toujours en galère. Même en faisant attention à mes dépenses, en travaillant dignement – parce que mon travail, je le fais avec passion, avec amour, avec envie, avec énergie – même en faisant tout ça, je n’arrive pas à joindre les deux bouts. C’est sur ce péage d’Heudebouville que je me suis dit que je n’étais pas anormale. Parce que ces gens avec qui j’étais vivaient exactement la même chose que moi.
Est-ce qu’il y avait une tradition de protestation dans votre famille ?
Non, on n’a jamais protesté. Ma mère, qui nous a inculqué la valeur du travail, a toujours eu un emploi. L’une de mes sœurs est coiffeuse à domicile ; vous voyez, nous n’avons pas des métiers extraordinaires, mais on travaille et on gagne dignement notre vie.
Avez-vous toujours été confrontée à des difficultés financières ?
Oui, dès le début. Et encore, même si je gagne mal ma vie, je ne suis pas tombée dans le cercle infernal dans lequel on peut tomber très rapidement au moindre problème. Une fracture, un réel fossé se sont créés au fur et à mesure, et les écarts deviennent de plus en plus importants. Ma génération n’a pas vécu les Trente Glorieuses : moi, j’ai l’impression qu’on est la génération qui vit le déclin.
Pensez-vous que le nœud de la crise des « gilets jaunes » soit une question de pouvoir d’achat ?
Pas seulement. Même si c’est vrai qu’en gagnant 1 250 euros, avec 300 euros de plus par mois, même 200, je vivrais beaucoup mieux. J’arriverais à manger convenablement, à avoir un loisir. Il faut pouvoir trouver un minimum vital pour tous : on ne peut pas nous dire qu’il est impossible de donner 200 euros supplémentaires à chacun pour qu’il puisse manger à sa faim.
Je pense que les souffrances accumulées depuis des dizaines d’années ressortent toutes en même temps. Ce n’est pas qu’une question de pouvoir d’achat, de taxes ou de carburant trop cher. Il y a tant à faire dans tant de domaines. Prenez la justice : je suis sidérée par sa lenteur, par son injustice si on n’a pas les moyens de se défendre. Prenez la santé, avec les aides-soignantes, les infirmières, les brancardiers qui sont toujours très mal payés et en sous-effectif. En bas, on trinque vraiment : on manque de tout. Si, par exemple, on demande des rames de papier, des stylos, la réponse sera invariablement : « Ah, mais non ; il n’y a pas le budget. » Lorsqu’on voit la différence de salaire entre le directeur de l’hôpital et celui de l’aide-soignante, il me semble qu’il y a de quoi acheter des rames de papier et des stylos !
Comment analysez-vous la réponse du président Macron au mouvement des « gilets jaunes » ?
Selon moi, son mépris est réellement insupportable. C’est à croire qu’il ne veut pas parler de nous ; il ne cite jamais le terme de « gilet jaune ». Il n’y a aucune reconnaissance ; ça, c’est grave. Et dans ses propos, il est tout le temps maladroit. Même si ce qu’il dit est parfois sensé, il ne peut pas se permettre de le dire comme ça, vous voyez ? C’est comme de la provocation. Parce qu’il a face à lui des gens à fleur de peau.
Pourtant, beaucoup de « gilets jaunes » ont voté aux dernières élections. Et beaucoup d’entre eux ont voté Macron. J’ai voté écolo au premier tour et Macron au second, pour ne pas qu’on se retrouve avec Marine Le Pen comme présidente. Après l’élection d’Emmanuel Macron, j’ai eu foi en lui, j’avais espoir que les choses changent. Il m’a beaucoup déçue.
C’est un paradoxe de la situation actuelle : il y a un rejet du politique de la part des « gilets jaunes ». Pourtant, ils espèrent une solution miracle qui vienne de ceux qui nous gouvernent…
C’est vrai qu’on demande un miracle aux gouvernants. J’ai bien conscience du fait qu’on ne pourra pas résoudre toutes les misères du monde. Ce qui met le plus les gens en colère, c’est le fait qu’on ne soit pas entendus ou pris en considération. Nous avons été ignorés : la preuve, c’est que durant les trois premières semaines du mouvement, le Président n’a pas pris la parole. Donc on garde en mémoire que les hommes politiques ne sont pas capables de nous entendre, même si aujourd’hui, des députés viennent vers nous.
Comment imaginez-vous les conditions d’une sortie de crise ? Passe-t-il par le grand débat national, voulu par le président Macron ?
Je ne suis pas persuadée que le grand débat puisse amener quoi que ce soit, surtout qu’aucune décision ne sera prise pendant trois mois. En trois mois, je crains que les affrontements se poursuivent. La confiance n’est pas restaurée ; nombreux seront les « gilets jaunes » à ne pas participer au grand débat.
Vous avez vous-même vécu la vindicte de certains « gilets jaunes » qui vous ont reproché vos prises de position. Vous avez subi des insultes d’une grande violence. Comment avez-vous ressenti cette agressivité ?
Au début, j’étais atterrée, j’en ai même pleuré. Puis j’ai analysé le sujet et je me suis dit : « C’est la preuve qu’on est face à une souffrance terrible. » Je pense qu’ils se sont dit : « Pourquoi elle, elle aurait un peu plus que nous alors qu’à la base, elle est des nôtres ? » Donc ça a été douloureux, d’autant que les injures que j’ai reçues touchaient à l’intimité, aux enfants, à la sensibilité féminine. J’ai quand même été à la gendarmerie pour signaler les faits. Mais je ne peux pas leur en vouloir, parce qu’il y a une vraie colère. Je suis allée voir toutes les personnes qui étaient un peu agressives envers moi ; l’un d’eux faisait au bas mot 1,90 mètre et 110 kilos, et il m’avait agressée quelques semaines auparavant au cours d’une manifestation. Je lui ai dit : « Écoute, il faut qu’on crève l’abcès, il faut qu’on se parle. » On a échangé, on a discuté, et on a finalement enterré la hache de guerre.
Dans le cadre des élections européennes, qui auront lieu le 26 mai prochain, de nombreux « gilets jaunes » s’organisent. Qu’espérez-vous obtenir en participant à la vie électorale, et des nécessaires compromis qui en découleront ?
De changer la façon de faire. De ne plus avoir affaire aux mêmes personnes qui accèdent au pouvoir. Cela permettrait aux petites gens, à la classe populaire, d’accéder à un poste à responsabilités. En 2017, 75 % de l’Assemblée nationale a été renouvelée ; peut-être que l’âge a changé, mais pas la classe sociale, ça, c’est certain ! J’ai regardé jusqu’où nous allions en termes de renouvellement de catégorie sociale et ça s’arrête réellement là : aux médecins, aux journalistes ! Même s’ils ont la sensation de mettre des personnes de terrain au pouvoir, voyez les députés qui sont autour de chez moi : l’un travaille à La Défense, l’autre est médecin… des notables !
Si je m’engage, c’est pour donner de l’élan, pour prouver à la population qu’il est possible de faire quelque chose. Nous voulons apprendre, faire évoluer les mentalités et montrer aux autres que nous ne sommes pas ce qu’ils ont pensé de nous au départ. Si on arrive réellement à aller jusqu’aux européennes, il faut faire quelque chose qui soit constructif ! On va vers l’inconnu, mais on a pleinement conscience qu’il faut que l’idée de compromis émerge. ●