Aurélien Bellanger, le romancier qui rêve de territoires
Écrivain post-houellebecquien comme il se définit lui-même, chroniqueur sur France Culture, Aurélien Bellanger est un amoureux des territoires. Ses romans renvoient dos à dos zones périphériques et capitales désenchantées ; ses personnages, évoluant au gré d’infrastructures hallucinées, dessinent une grande mythologie de la France moderne. Il nous explique sa passion pour les villes contemporaines et son point de vue de romancier en perpétuel questionnement.
Propos recueillis par Laurence Bekk-Day et Sandra Elouarghi
Photos : Manuel Braun
Les territoires jouent un rôle important dans vos romans.
Vous êtes-vous inspiré des lieux où vous avez vous-même vécu ?
Je suis né à Laval. Puis j’ai grandi à Barentin, une ville un peu dure dans la banlieue de Rouen, un peu pluvieuse, un peu sinistrée, déprimante, mais sublime. Mon père travaillait chez Carrefour là-bas, avant qu’on déménage en Essonne. Ces trois lieux où j’ai grandi, qui étaient des lieux d’hyper lose, se sont retrouvés par une opération magique sur le devant de la scène, en partie grâce à Christophe Guilluy. D’un coup, mon expérience du monde, censée être périphérique, est devenue centrale. Ce que j’avais à raconter intéressait les gens : c’était beaucoup plus attirant que si j’avais grandi devant les façades du Louvre ! Avant, ce type d’habitat, ce type d’habitus, même, n’était pas exprimé en littérature, ou alors de façon un peu condescendante. Pourtant, j’aime beaucoup le texte d’Emmanuel Bove, Bécon-les-Bruyères, où il décrit des Parisiens qui se moquent de la façon un peu ridicule qu’avaient les banlieusards de faire des déplacements pendulaires pour aller profiter du théâtre en ville avant de retourner dans leur ville-dortoir. Comme j’ai grandi dans une immense zone pavillonnaire à l’américaine et que ça avait été peu raconté, j’ai pu en faire quelque chose.
Vous habitez désormais Paris. Vous considérez-vous comme parisien ?
Oui. Mais je garde à l’esprit ce que racontait le grand critique littéraire Albert Thibaudet. Selon lui, deux catégories d’écrivains s’opposent : ceux qui ont fait Henri-IV et ceux qui ont fait Condorcet. Les « écrivains Henri-IV » étaient des internes, donc des provinciaux mal dégrossis ; il fallait tout leur apprendre, ils n’étaient pas du genre à s’y connaître en poètes symbolistes, mais avaient bien bossé leur Michelet. Les « écrivains Condorcet », dont la caricature est Proust, sont très parisianistes, nés dans la grande bourgeoisie, très conscients des finesses du goût. Pourtant, toute l’histoire littéraire française depuis 1900 est la revanche d’Henri-IV sur Condorcet.
Vous aimez décrire les villes, voire les infrastructures. Elles vous obsèdent. Qu’ont-elles de si romanesque ?
J’adore les villes : elles sont le plus gros objet manufacturé que l’homme ait fabriqué. Cette artificialité me plaît. J’aime bien l’ancrage terrestre : il y a quelque chose entre le travail littéraire et cette activité d’aller creuser la terre. Pourtant, j’ai plus de facilités à décrire la ville. Pour moi, elle est un objet visuel : je peux l’observer, le retourner, et chercher ce qui constitue ses infrastructures, qu’elles soient physiques ou spirituelles. Lorsque j’arrive dans une ville inconnue, je m’y balade une heure, je suis à mes sommets de niveau d’endorphine, et puis une heure après, je m’effondre complètement dans la mélancolie parce que c’est trop gros, parce que je n’arrive pas à comprendre.
La description que vous faites des métropoles contemporaines est souvent infernale dans vos écrits. Les voyez-vous comme des « villes hallucinées du néo-capitalisme », ainsi que les intitule l’historien Mike Davis ?
C’est vrai qu’il y a de ça dans Le Grand Paris, mon dernier roman : des sortes de visions dantesques, des murs antibruit, de l’autoroute A1, ce genre de choses. Mais j’exagère un petit peu. La grande expérience de la ville contemporaine, selon moi, c’est l’ouverture. C’est le magasin type La Halle aux chaussures à côté de l’autoroute A6, vers où j’ai grandi : une boîte à double fond. On ouvre la boîte, et derrière, on va directement chercher des chaussures en Turquie, en Tunisie ou en Chine. Ce sont des objets qui accèdent à un vrai niveau de sacré, si tant est que le sacré soit la représentation de quelque chose qui est distant. Ces machins anonymes représentent la mondialisation, comme une caricature de dessin de BD ; c’est ce gag dans lequel, si on creuse la terre, on arriverait en Australie ou en Chine.
Un autre effet de la mondialisation moderne est l’émergence d’un nouveau prolétariat, celui qui travaille en auto-entrepreneur pour des multinationales de la Silicon Valley. Que pensez-vous de ce nouveau miroir aux alouettes ?
Il me semble que le cycle des espérances de l’utopie est de plus en plus rapide. Il y a encore cinq ans, la presse voyait en l’auto-entrepreneuriat une solution, elle chantait les louanges d’Uber. Il y a quelques années, on présentait les livreurs Uber Eats comme des aventuriers. Aujourd’hui, tout le monde les considère comme des prolétaires. C’est allé beaucoup plus vite qu’on ne le pensait. On croyait qu’il n’y avait plus d’ouvriers, et on se retrouve avec plein de prolétaires.
La fracture sociale et territoriale est un thème récurrent dans vos romans. C’est devenu le sujet principal de nombreux romanciers en vogue, comme Nicolas Mathieu ou Olivier Adam. Cela dit-il quelque chose de notre époque ?
C’est la conséquence de la massification de l’enseignement universitaire. Arrive une génération de romanciers dont les parents constituaient des classes moyennes ascendantes, qui sont allés jusqu’à avoir des cartes Fnac et des abonnements à Télérama. Puis leurs enfants sont nés dans un milieu où la distinction sociale s’opérait certes fortement, notamment sur le choix des études, mais plus vraiment sur les pratiques culturelles. C’est-à-dire que je pense avoir lu à peu près les mêmes livres que quelqu’un qui serait né dans le cinquième arrondissement de Paris. Je ne dis pas que la reproduction sociale ne s’applique pas dans d’autres domaines : je ne savais pas que les classes prépa existaient avant d’avoir 17 ans, par exemple. Mais je savais que Les Rougon-Macquart existait.
C’était l’époque de la massification culturelle, tout juste avant l’arrivée d’Internet…
C’est la fin d’un monde. Jusqu’à nos 20 ans, on n’avait pas Internet chez nous. C’est assez mécanique : quand on n’a pas Internet, on lit plus. Il y avait donc une forte culture littéraire et une appétence pour la littérature. Il y a eu autre chose également : la contre-culture est devenue mainstream dans les années 1990-2000. Lire de la littérature ne signifiait pas seulement être un romantique ou un loser, c’était devenu un peu rock’n’roll. À cette époque, écrire un roman était ce qu’il y avait de plus punk au monde. Je m’en suis rendu compte en regardant ma bibliothèque, qui regorge de livres de contre-culture. Même si ma sympathie profonde irait plutôt à Flaubert.
Dans les romans de Flaubert, justement, les personnages sont à la recherche de quelque chose, ils suivent un objectif qu’ils échouent très souvent à atteindre. Quel est le cheminement de vos personnages dans le monde que vous décrivez ?
Le défaut de mes personnages, c’est qu’ils sont en quête de révélation religieuse. Mais leurs révélations sont assez peu orthodoxes. L’un va croire que la ville a une identité religieuse importante, l’autre va penser que la singularité technologique et le culte des machines sont une religion valable. Ce sont des hérétiques, mais ils ont quand même le souci de leur âme. Même si notre âme n’est qu’un jeu moléculaire. ●
De Haussmann à Sarkozy, le tout à Paris
Dans son dernier roman, Le Grand Paris, qui vient de paraître en format poche, Aurélien Bellanger poursuit son analyse du « plus gros objet manufacturé par l’homme » : la ville. Il fait de son personnage principal un urbaniste, descendant d’un collaborateur du baron Haussmann, qui se retrouve à travailler pour le « Prince », un Nicolas Sarkozy de fiction. En narrant l’histoire de l’aménagement récent de la banlieue parisienne qui dégénère en un chaos quasi mystique, le romancier souligne l’absurdité de notre civilisation et ses limites.
Le Grand Paris, Collection Folio, 528 pages, 8,40 €.