Olivier Py : "C'est dans les grandes oeuvres de théâtre qu'on apprend la politique"

Olivier Py : "C'est dans les grandes oeuvres de théâtre qu'on apprend la politique"

Metteur en scène, dramaturge, comédien et directeur du Festival d’Avignon depuis 2013, Olivier Py est une figure incontournable de la scène culturelle française. Au moment où s’ouvre la 73e  édition du célèbre festival, il revient, pour Émile, sur les liens entre théâtre et politique.

Propos recueillis par Catherine Hartog

 
Olivier Py (Crédits photo : Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon)

Olivier Py (Crédits photo : Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon)

 

Selon vous, la politique fait-elle partie des matières premières du théâtre ? Après tout, comme le théâtre, la politique est un art de la représentation…

C’est incontestable au vu du patrimoine théâtral de grandes pièces qui traitent de politique. Il n’y a aucun doute : c’est, depuis toujours, l’un des matériaux préférés des auteurs et des metteurs en scène.  

Reprendriez-vous à votre compte la phrase de Victor Hugo : « C’est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine » ?

Je ne peux que souscrire à cette conception.

À quels publics s’adresse le Festival d’Avignon ? Cherchez-vous à attirer, au-delà du spectateur type, relativement aisé et lettré, des gens qui ne viendraient pas forcément spontanément à Avignon, par exemple parce qu’ils en sont empêchés (malades, handicapés, grand âge, prisonniers…) ou parce que leur conditionnement social les conduit à penser qu’un théâtre de création, exigeant, ce n’est pas pour eux ?

On s’adresse à tous les publics. C’est le sens de la réponse de Vilar à Sartre : « Je ne fais pas du théâtre prolétaire ; je fais du théâtre populaire ». « Populaire », dans l’esprit de Vilar, signifie que l’on n’exclut personne. Il ne s’agit pas d’un théâtre qui s’adresse aux « classes laborieuses », comme le suggérait Sartre. Non, il s’agit d’un théâtre qui reproduit la République et dont la salle est à l’image de la République.

Certains publics, comme celui des enseignants, sont indissociables du festival. D’autres sont plus difficiles à aller chercher, soit pour des raisons sociales, soit parce qu’ils ont des empêchements techniques, par exemple des handicaps. Mais je tiens à le dire, nous ne sommes pas les seuls à faire ce travail-là : tout le théâtre public le fait, et depuis des années ! Les médias n’en parlent pas assez, je ne sais pas pourquoi. Ce travail se fait dans les quartiers, avec des collèges, des lycées ; il repose aussi sur une politique de tarification adaptée aux jeunes. Cela, le théâtre public sait très bien le faire et a porté ses fruits : le public est beaucoup plus mélangé qu’avant socialement. Pourtant, j’ignore pourquoi, il y a toujours l’idée que le théâtre public est rempli par une élite, ce qui n’est certainement pas le cas. On pourrait même dire le contraire : les élites ne vont pas au théâtre. Les élites financières, médiatiques et politiques n’y vont pas. Elles se rendent quelquefois à l’opéra, elles vont beaucoup aux matches de football, mais pas au théâtre. Le public du théâtre est-il une minorité ? Ça se discute aussi, car finalement, au théâtre public, on vend plus de billets que pour tous les matches de foot réunis ; c’est une minorité par rapport à l’audimat, mais c’est tout. Nous avons néanmoins toujours la volonté d’élargir les publics à ceux qui n’ont pas l’habitus – pour parler comme Bourdieu – qui leur permette d’aller au théâtre. Par exemple, nous, à Avignon, mettons en place la décentralisation des trois kilomètres, avec des spectacles plus légers qui vont dans des lieux n’ayant pas d’infrastructures d’accueil de spectacle et nous allons dans de petites communes, dans des centres de formation, en prison, ce qui agrandit socialement le public d’Avignon.

Le problème d’Avignon n’est pas de chercher du public ; c’est un cas rare et même unique en Europe puisque nous sommes presque toujours complets. Nous sommes à 94 % de remplissage. Notre problème serait plutôt d’avoir suffisamment de billets à vendre ! La question, c’est le visage social de notre public et sur ce point, nous devons être vigilants.

La cour d’honneur du Palais des papes, Avignon. (Crédits photo : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon)

La cour d’honneur du Palais des papes, Avignon. (Crédits photo : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon)

Est-ce que le fait de ne pas avoir de problème d’attractivité ne vous donne pas une responsabilité supplémentaire dans votre rapport au public ?

Si, bien sûr ; sans aller jusqu’à dire que nous pourrions choisir notre public, ce serait trop violent de formuler les choses ainsi, nous pouvons tenter de transformer son visage. Ainsi, nous essayons d’éviter que notre public ne vieillisse trop – la courbe démographique étant ce qu’elle est en France – et qu’il soit divers socialement. C’est un travail qui passe notamment par la question de la tarification. Elle est particulièrement basse au festival puisque les places les plus chères ne dépassent pas 30 euros. Si les places étaient en moyenne à 50 euros, on n’aurait pas le public qu’on a. Malgré tout, cela ne suffit pas, même avec des places à 10 euros pour les jeunes. Il faut encore trouver le bon mode de médiation. Par exemple, la dématérialisation du billet ou l’application que nous mettons en place cette année sont des aides pour les plus jeunes. On voit ici que les choses se retournent : grâce à la technique, les jeunes ont désormais un avantage dans l’accession à la culture par rapport à leurs aînés.

Pensez-vous que le théâtre ait un rôle à jouer dans la formation des élites, et en particulier des élites politiques ? Trouvez-vous que cela ait un intérêt d’inciter les jeunes gens qui veulent administrer les affaires de la cité à aller au théâtre ?

C’est crucial. Crucial. D’abord, je vais répondre en amont. Nous travaillons à Avignon avec un collège difficile où il y a peu de mixité sociale. Nous faisons avec eux une télé Web. Ils ne se contentent pas de venir au spectacle, ils créent des documentaires sur des artistes, sur des spectacles. Nous ne leur proposons pas seulement de développer des vocations d’acteur ou de metteur en scène ; non, nous les intéressons également aux métiers techniques : l’habillage, le décor, les médias, l’administration… ça peut ouvrir à tous les métiers.

Maintenant sur la question plus spécifique que vous posiez : c’est quand même dans les grandes œuvres de théâtre qu’on apprend la politique. Penser que l’on va se lancer en politique sans avoir lu Shakespeare, a fait froid dans le dos, non ? [Rire, NDLR]. Ou penser qu’on va parler de démocratie sans avoir lu Eschyle, a me semble inimaginable ! Ça voudrait dire qu’il y a des hommes qui se destinent à la politique indépendamment de la culture. Comme si la politique n’était pas de la culture ! Parce que, qu’est-ce que c’est d’autre ?

Pouvez-vous nous indiquer deux ou trois thèmes politiques qui seront abordés lors de ce festival 2019 ?

L’ambiance du Festival d’Avignon gagne, chaque année, toute la ville. (Crédits photo : Manon Flouret)

L’ambiance du Festival d’Avignon gagne, chaque année, toute la ville. (Crédits photo : Manon Flouret)

Alors là, il faut faire très attention et ne jamais asservir le théâtre à une fonction de débat social. Les grands sujets de société peuvent être présents, mais ce qui est important, c’est de faire du théâtre. Le théâtre, c’est un autre travail que le journalisme. Il ne s’agit pas d’illustrer des questions de société. Brecht est très clair là-dessus dans un texte qui s’appelle L’Achat du cuivre où un philosophe – qui pourrait aussi bien être un homme politique – veut acheter une fanfare pour en récupérer le cuivre. Cependant, depuis une quinzaine d’années, nous assistons à l’émergence d’un théâtre très politique, y compris au festival. J’ai moi-même profondément aidé à politiser le festival d’Avignon. Les grands sujets de société sont présents : la crise migratoire revient dans un grand nombre de pièces ; l’écologie dans une moindre mesure ; le genre, bien sûr, avait été très présent, la question du patriarcat et de sa violence ; l’Europe aussi. Le théâtre a une conscience européenne très forte. Le racisme, la violence ordinaire sont aussi des questions très présentes sur les plateaux.

La thématique de cette année, celle de L’Odyssée (ou des odyssées, comme vous le disiez dans la conférence de presse du festival) a-t-elle une signification politique ou est-ce purement un sujet littéraire et artistique ?

D’abord, on fait entendre le poème d’Homère dans la traduction de Philippe Jaccottet, tous les jours, à midi, gratuitement. C’est plus important que d’apporter une voix de plus sur la crise migratoire. Mais c’est vrai, d’autres spectacles s’attachent à L’Odyssée plutôt sous l’angle de la construction de l’Europe ou de la question migratoire.

Justement. En mettant l’édition 2019 du festival en lien avec L’Odyssée d’Homère, ce texte fondateur de la culture européenne, vous prenez beaucoup de recul historique. Qu’est-ce que ce texte peut nous dire sur notre présent ?

D’abord, il a à nous dire que la fondation d’une nation, d’une démocratie, d’une architecture politique juste, cela commence par un voyage. Par l’autre, par l’étranger. C’est le récit d’un voyage. D’autres peuvent y voir d’autres choses, bien sûr. Dans le même festival, nous avons L’Odyssée, L’Énéide et L’Orestie. De grands textes qui ont construit l’Europe et la démocratie.

D’après vous, le théâtre est-il fait pour parler de la vie des gens ordinaires ou pour conter celle des grands héros de la mythologie, des grands personnages de l’Histoire ?

Les affiches des spectacles du Festival OFF d’Avignon fleurissent chaque année dans les rues de la ville. (Crédits photo : Manon Flouret)

Les affiches des spectacles du Festival OFF d’Avignon fleurissent chaque année dans les rues de la ville. (Crédits photo : Manon Flouret)

Les deux ! La tragédie, c’est d’abord les rois. Ce ne sont pas des gens ordinaires. Mais nous avons aussi cette année une pièce qui s’intitule Ordinary People. Traiter, par exemple, du massacre de 1961 sur les quais de la Seine, c’est réparer un oubli, remettre une partie de l’histoire nationale sur le devant de la scène alors que le récit officiel l’a plus ou moins occultée. C’est aussi ce que j’avais fait avec le Requiem pour Srebrenica (1999), à une époque où l’affaire n’était pas du tout close.

N’est-ce pas là un rôle politique assumé par le théâtre ?

C’est plus que cela, c’est un rôle historique. C’est aider l’Histoire à se construire. Même le théâtre le moins politique restera toujours politique dans la mesure où il demande au spectateur de sortir de chez lui, d’éteindre la télévision et les écrans. Cela implique que l’on se retrouve, que l’on se réunisse. Le théâtre, c’est une réunion, et une réunion d’hommes libres. Cela, en soi, est politique.  

Est-ce que les tensions politiques de notre société – vous parliez de la crise migratoire, on pourrait évoquer les « gilets jaunes » – sont une matière intéressante pour les pièces de demain ?

Tout peut être matière. Je dirais cependant qu’il y a une chose qui échoue à être matière, c’est l’actualité. Un homme de théâtre n’a pas la même énergie réactive qu’un éditorialiste. D’abord, c’est long de faire un spectacle, il faut s’y prendre un an et demi à l’avance. Et puis, il faut se méfier : si j’avais voulu faire un spectacle sur Nuit debout, six mois après, ce n’était plus un sujet d’actualité… Peut-être le théâtre nous apprend-il cela aussi ; par rapport à une dictature de l’actualité, où il faut réagir dans l’instantané, le temps du théâtre est autre. L’action politique se joue désormais dans l’instant. On tweete « pendant ». Alors même que Notre-Dame brûlait encore, le débat politique se déroulait déjà sur sa reconstruction. Ça, au théâtre, on ne peut pas le faire. On ne peut pas faire un spectacle sur l’incendie de Notre-Dame pendant l’incendie. Et tant mieux !

N’est-ce pas une caractéristique du théâtre, justement, que de prendre ce recul sur l’événement ?

C’est un art. Le théâtre n’est pas là pour faire le commentaire de l’actualité. Il va devoir relier des éléments du présent à des questions éternelles. S’il n’arrive pas à faire cela, ce n’est pas du bon théâtre. Et ce n’est pas facile à faire, justement, ça ne marche pas à tous les coups !

Quelle est la recette d’une bonne pièce, alors ?

Je crois qu’il n’y en a pas. Ou alors, chacun la sienne. Un homme de théâtre doit rester en éveil sur son temps, mais avec un peu de recul. S’il a le nez collé à l’actualité ou s’il est embarrassé de trop de propos idéologiques, de propagande, cela rend les choses impossibles. 

Cet entretien est une initiative de la section régionale Marseille-Provence de Sciences Po Alumni.

 

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